Chapitre 1 - 3

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Franchissant la porte, le médecin approche à grands pas, l'air concentré.

— Bonjour, Madame. Restez assise, je vous en prie.

Une fois de plus, mes lèvres bougent sans résultat. Je saisis le stylo et le bloc. Du coin de l'œil, j'observe le praticien tandis qu'il tire une chaise pour s'installer.

Des rides soulignent ses paupières et suggèrent une petite cinquantaine. Sa haute taille l'incite à se mouvoir avec précaution, ses traits sont adoucis par des yeux ambre et une moustache du même ton. Il émane de lui un professionnalisme certain, un engagement évident dans sa mission. Son visage sérieux laisse percer son dynamisme et sa bienveillance.

— Votre dossier indique qu'on vous a trouvée hier après-midi dans une voiture non accidentée, garée sur une place de parking le long du canal de la Robine, près du centre de Narbonne. C'est cela ?

Je hoche la tête.

— Vous souvenez-vous de ce moment ?

Un simple mouvement me suffit pour confirmer.

— Vous connaissez cet endroit ?

Après une moue négative, je griffonne à la hâte :

Je ne sais pas.

— Savez-vous pourquoi vous y étiez ?

Tout à coup, une vague glacée inonde ma peau et encercle mon crâne. Je réprime un frisson qui ne passe pas inaperçu aux yeux du médecin. Déconcertée par cet assaut, je me redresse et essaie une fois encore d'articuler des mots puis reprends mon calepin :

Je ne comprends pas ce qui m'arrive.

— Nous allons reconstituer le puzzle ensemble et vous permettre de retrouver votre vie, affirme-t-il d'un ton réconfortant.

Mais je ne me souviens de rien !

— Il faut juste un peu de patience. Faites-moi confiance, faites-vous confiance et tout rentrera dans l'ordre, poursuit-il d'un ton toujours égal.

Je hausse les épaules en un signe résigné. Par une grande respiration, je tente de contenir l'angoisse qui noue mon estomac.

— Commençons par le commencement : ressentez-vous des douleurs ? Avez-vous mal à la tête ?

Non.

— Avez-vous constaté quoi que ce soit d'inhabituel depuis hier ?

Après quelques secondes de réflexion :

Non.

— Avez-vous eu des flashs, l'impression de reconnaître quelque chose ou quelqu'un, des objets, des événements qui évoquent un souvenir ?

Ma colère remonte.

Non, c'est le vide dans ma tête… à part des cauchemars bizarres, déplaisants…

— Qu'avez-vous vu dans ces cauchemars ? questionne sa voix calme.

Des silhouettes déformées et grises, des ombres qui glissent, s'enfuient et disparaissent…

Je m'interromps, le bloc m'échappe presque. Me replongeant dans ces zones sombres et pénibles, mes yeux s'égarent et clignent nerveusement. Le regard du praticien demeure vigilant.

— De qui s'agit-il ? demande-t-il d'un ton apaisant.

J'entends

— Essayez de décrire ce que vous entendez.

Un réflexe me fait reculer, plaquant mon dos au fond du siège, ma main se cramponne à l'accoudoir.

— Qu'entendez-vous ? répète-t-il sur un ton posé qui m'empêche de sombrer à nouveau dans l'anxiété.

On dirait des coups, les bruits sont étouffés.

— Des coups sur quoi ?

Crispée, je grimace. Après un instant, je reprends :

J'entends des voix…

— Reconnaissez-vous ces voix ?

Elles ne sont pas nettes, comme entourées de ouate.

— Que disent-elles ?

Le stylo émet un craquement sous mes doigts qui se contractent.

Elles parlent fort, elles crient.

— Comprenez-vous les mots ?

Mes mains tremblent.

Non, c'est tellement confus.

Mon écriture devient de plus en plus saccadée. Je secoue la tête, tentant de fuir la vision éprouvante.

— Les personnes se frappent-elles, sont-elles armées ?

De la main, je balaie les images qui se brouillent.

Je ne sais pas…

Je ne veux pas savoir.

Pour échapper à cette évocation douloureuse, je ferme les yeux puis les rouvre très vite. Au bout de quelques secondes, je prends conscience du silence dans la pièce. Les mains posées sur ses genoux, le docteur Chopin me regarde d'un air attentif et pondéré.

— Bon, assez discuté pour l'instant, détendez-vous ! Asseyez-vous sur le lit, je vais vérifier certains points.

J'obtempère, soulagée de ne plus revivre ce voyage incompréhensible et déstabilisant, d'autant que, malgré son air satisfait, je n'ai pas l'impression que cela ait beaucoup apporté à la reconstitution du puzzle. Quand soudain :

Vous parliez de flash, je ne sais pas si c'en est un, j'ai entendu une cascade d'eau.

— Savez-vous où elle se trouve ? Ce qu'il y a autour ?

Non.

— Voilà un bon début. Avez-vous d'autres images, des sons, des parfums ?

Mon signe de tête est négatif.

— ça va venir.

Le médecin, très concentré et silencieux, poursuit son auscultation. Après avoir palpé ma colonne vertébrale, il reprend les vérifications déjà effectuées la veille sur mes yeux, mes oreilles et ma nuque. À la fin d'une minutieuse observation, il retourne vers son siège.

— J'ai demandé à une collègue de compléter l'examen, le docteur Ventenac va pratiquer un examen gynécologique. Cela nous permettra de balayer certaines inquiétudes. Une aide-soignante va vous conduire au service.

L'intervention d'un autre praticien me surprend, je commençais à m'habituer à la gentillesse du docteur Chopin.

À l'étage supérieur, une femme entre deux âges, un peu bohème, me prie d'entrer. Elle m'explique le déroulé de son intervention et m'invite à la suivre dans la pièce adjacente. La douceur dont elle fait preuve me rassure.

Pendant de longues minutes, elle procède à un examen assez désagréable, malgré ses gestes pleins de précautions et de respect. Je crois comprendre qu'elle recherche des traces de violence.

Enfin, nous revenons dans son bureau où elle écrit à la hâte et m'informe qu'elle n'a constaté aucune marque d'agression ; son rapport est aussitôt transmis à son confrère. Dans une attitude très humaine, elle m'invite à faire appel à ses soins en cas de problème.

À mon retour, le docteur Chopin quitte le bureau des infirmières et garde en main une chemise cartonnée contenant plusieurs feuillets. L'entretien reprend.

— Pouvez-vous me dire, ou plutôt m'écrire, se reprend-il avec un sourire, votre nom ?

Étonnée, je soulève les sourcils.

Malgré l'évidence, mon stylo reste suspendu au-dessus du papier : un vide a remplacé l'information. Mon air interloqué ne l'arrête pas.

— Votre prénom peut-être ? continue-t-il calmement.

Je secoue la tête d'un air désolé.

— Où habitez-vous ?

Mes mains se soulèvent en signe d'impuissance.

— Savez-vous quel jour nous sommes ?

Mon absence de réponse à ces questions élémentaires fait refluer en moi une nouvelle bouffée d'angoisse. Toutefois, ses yeux et le ton de sa voix, toujours imperturbables et posés, me transmettent une certaine placidité qui parvient à tempérer mon trouble.

Pendant quelques minutes encore, il me questionne sur d'éventuels ressentis ou souvenirs. Mais rien ne ressort de ses interrogations et je le vois fermer mon dossier avec pourtant un air de satisfaction.

— Bien, je vais vous laisser vous reposer maintenant. On a dû vous informer qu'une IRM est prévue cet après-midi, cette grosse machine nous fournira des renseignements très utiles.

Je hoche la tête et, comme il se dirige vers la porte, je le rattrape :

C'est tout ? Je vous verrai après l'examen ?

— Je viendrai dès que j'aurai lu le compte-rendu. Vous me raconterez comment s'est passée votre journée et je vous transmettrai les résultats. Ne vous inquiétez pas, tout va rentrer dans l'ordre, il vous faut juste un peu de temps.

Il ouvre le battant.

— à cet après-midi !

Je réponds d'un signe de la main.

Tout à coup seule et désœuvrée, mon regard se perd dans les feuillages où une multitude d'oiseaux vont et viennent avec entrain. Dehors, le soleil brille et je ne peux pas aller marcher sans crainte de me perdre.

Pour contenir mon anxiété qui refait surface, je dois occuper mon esprit, le distraire, balayer les images négatives pour solliciter les souvenirs. Quelques pas me séparent du local des infirmières, je demande un magazine à feuilleter ; l'une d'elles ramasse deux revues abandonnées et me les tend. J'esquisse un sourire à leur intention et repars, soulagée d'avoir au moins ce passe-temps.

Près de la fenêtre entrouverte, profitant de la lumière et du soleil, je m'installe dans le fauteuil, les potins du moment me divertissent. De temps à autre, j'observe l'animation extérieure, les passants circulent d'un pas tranquille, certains s'arrêtent et échangent quelques mots, des véhicules se garent puis repartent. Peu avant midi, un plateau repas vient interrompre le décompte. Enfin, après quelques instants de lecture, arrive l'heure de l'IRM.

Dans une salle borgne, relevée d'une lueur jaunâtre, une machine impressionnante occupe l'espace, son aspect rebutant me donne envie de rebrousser chemin ; un malaise m'étreint, je respire profondément pour le surmonter. Sur un ton monotone, un technicien m'explique la procédure pendant que je m'allonge. Les directives suivantes me parviennent via un micro, il s'est retiré derrière une vitre teintée.

Je suis soulagée lorsque je ressors du tunnel de l'engin, car, même si l'intérieur est bien éclairé et ventilé, son effet reste oppressant et son vacarme percutant. Je regagne ma chambre.

La lumière inonde la pièce et j'apprécie ma place près du vitrage où je reste un moment, les paupières closes, les cheveux balayés par la brise toujours active. Commence alors l'attente du praticien.

Un article sur le séjour de Michaël Jackson à Los Angeles divertit mon esprit lorsque le docteur Chopin frappe discrètement.

— Bonsoir, Madame, dit-il, poussant le vantail d'une allure presque nonchalante.

Je sursaute en l'entendant.

— Alors, comment s'est passée votre journée ? sourit-il en s'asseyant au bout du lit.

Du regard, je cherche mon bloc, il m'attend sur le chevet.

Longue.

— Voulez-vous qu'on vous branche la télé ? Cela vous occuperait.

Je hoche la tête en écrivant :

Oui, je veux bien. Mon examen ?

— J'allais y venir. L'intérieur de votre tête est très satisfaisant, rien de cassé ! prononce-t-il joyeusement.

Puis il fait une pause, tourné vers les arbres, il semble ne pas prêter attention à mon impatience.

Ma main sur son poignet le ramène au moment présent.

— Vous savez, la mécanique humaine est assez complexe. Outre des connexions défectueuses, et ce n'est pas votre cas, il arrive que des épisodes particuliers viennent déranger ce bel agencement sans laisser de traces visibles. C'est vraisemblablement ce qui se passe pour vous.

Le flou qui se dégage de sa phrase soulève mes sourcils.

C'est-à-dire ?

— Les symptômes que vous présentez sont ceux d'une amnésie rétrograde.

Face à mes yeux écarquillés, il me sourit et s'empresse d'ajouter :

— Ne vous alarmez pas de ces formules un peu bizarres. Je vais vous expliquer cela très simplement. Parfois, des événements entraînant un choc émotionnel viennent perturber le fonctionnement du cerveau.

Après quelques brèves secondes, il enchaîne :

— Vous m'avez parlé de vos cauchemars dans lesquels vous percevez des coups et des cris, je pense qu'il faut essayer d'en savoir plus.

C'est juste des divagations.

— Les cauchemars sont une sorte de soupape de décompression par rapport aux émotions difficiles à gérer. Si les événements stressants de la journée n'ont pas été évoqués clairement et dénoués, ils se manifestent par ce biais. Les cauchemars ont des fonctions régulatrices et cathartiques qui permettent de se débarrasser de l'excès de tension.

Mes yeux se sont baissés sur mes mains que je triture.

— Je comprends que vous redoutiez d'évoquer à nouveau ces épisodes angoissants, poursuit-il, laissant les mots en suspens.

Prenant conscience que je dois encore me plonger dans mes tourments pour les décrypter, je tourne et retourne le carnet, le stylo danse entre mes doigts.

— Je suis prêt à parier que votre période de dysfonctionnement ne se prolongera pas très longtemps.

Dans le couloir, le chariot des repas se fait entendre. Le médecin s'apprête à quitter la pièce.

Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?

— Je pense qu'il en sera ainsi.

Ses doigts posés sur mon avant-bras, il affiche à nouveau son sourire aux vertus apaisantes.

C'est pas très scientifique comme réponse.

— Il faut savoir écouter, ressentir et adapter ce qu'on a appris. Reposez-vous, demain, la journée sera bien occupée.

Après trois pas, il se retourne :

— Ce soir, je vais à un concert de Cabrel. Vous aimez ?

Beaucoup. Textes et mélodies. Il sait allier la poésie à des messages très forts et très profonds.

— Ah ! ça, vous ne l'avez pas oublié, c'est très bon signe ! Alors, à demain, répond-il en tournant les talons.

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