Chapitre 4 - 2

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Un peu plus loin, des mûriers aux larges feuilles et aux branches torturées bordent l'artère qu'elle emprunte. Une rangée de petits pavillons aux couleurs claires s'aligne de part et d'autre d'une rue calme. Après quelques mètres, elle stoppe son véhicule et descend pour ouvrir le portail. De construction récente, la maison présente une façade ocre, agrémentée d'ouvertures habillées de voilages blancs.

— Alors, elle te plait toujours autant ?

Mes yeux observent, ma tête opine. Un agréable fourmillement palpite dans mon esprit.

La voiture garée, Cécile saisit mon bagage et s'empresse de déverrouiller la porte.

— Entre, m'invite-t-elle en s'effaçant.

Après trois pas dans l'allée, un trouble soudain bloque mes membres. Mon regard parcourt cet endroit qui, vraisemblablement, m'est familier. Je suis si contrariée de ne retrouver aucune image.

Mon amie tente de m'apaiser et pose une main sur mon épaule.

— Ne t'inquiète pas, ta mémoire va revenir ! Il ne faut pas chercher à aller trop vite. Viens, on va boire un jus d'orange sur la terrasse comme d'habitude.

Cette expression me rassure. Sa sollicitude me touche. Elle me semble rejoindre, tout au fond de moi, de vagues réminiscences encore terriblement floues.

Cécile installe mes affaires dans une chambre claire puis nous nous asseyons à l'extérieur, autour d'une petite table métallique avec une boisson fraîche.

Tu travailles où ?

— Quand on s'est connues, je travaillais pour un magasin de vêtements.

Tu es vendeuse ?

— Non, je fais de la couture, à domicile maintenant, je raccourcis des manches, je fais des ourlets. Tu t'es intéressée à ce que je faisais, tu m'as demandé des conseils et on s'est tout de suite bien entendues toutes les deux.

Des questions un peu en vrac surgissent dans ma tête.

J'habite où ?

— A Agde.

Mes parents n'ont pas été avertis de mon hospitalisation ?

Elle baisse la tête pour masquer sa gêne.

— Tu n'as plus tes parents, répond-elle tout bas.

Un silence ponctue cette phrase.

ça fait longtemps ? formulé-je, la gorge serrée.

— Deux ans.

J'encaisse l'information, mes mains serrent les accoudoirs de mon siège.

Des frères, des sœurs ?

— Tu es fille unique.

Un soupir vient soulever ma poitrine. D'un geste machinal, j'approche le verre de mes lèvres ; l'effet du glaçon me sort un peu de ma torpeur.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Pourquoi ai-je oublié ma vie ? Comment retrouver mes souvenirs ? Qu'est-ce que je vais découvrir ? À qui me raccrocher ?... Si ce n'est à Cécile.

Cécile, dont les réponses laconiques me surprennent. Je ne sais plus comment orienter ma recherche. Désarçonnée, j'abandonne. Pour un instant au moins.

Pendant de longues minutes, elle me raconte ses dernières acquisitions ; dans une boutique de la zone commerciale Bonne Source, elle a déniché une veste dont le coton pastel sied parfaitement à ses yeux verts. En passant devant une jardinerie, elle a découvert les géraniums blancs qu'elle recherchait depuis si longtemps et les a replantés dans un grand pot en terre.

Ramenant les verres à l'intérieur, je l'aperçois qui soulève le rideau de la cuisine. Elle explore les abords de la maison avec une étrange insistance.

Je vais récupérer mon bloc.

— Qu'est-ce que tu regardes ?

— Oh rien, je croyais avoir vu passer un voisin.

Avec ses sourcils froncés et son air inquiet, elle veut me faire croire qu'elle ne guette rien ! J'ai bien perçu une certaine tension dans son timbre. J'ai bien vu, à notre arrivée, qu'elle jetait des coups d'œil en arrière. En voiture déjà, ses yeux naviguaient entre la route et les autres véhicules.

D'où proviennent ses soucis ? Sont-ils en lien avec moi ? Ma présence va lui peser d'autant plus. Devrais-je partir pour qu'elle soit tranquille ? Mais où irais-je ?

— Viens, allons faire ton lit, m'entraîne-t-elle, s'éloignant de la fenêtre.

Dois-je la questionner ? Mais elle ne me répond pas clairement. Je me retourne encore vers la rue mais n'y distingue rien. Elle prend mon bras et m'attire avec elle.

Dans une armoire, elle choisit des draps dont le parfum floral nous ravit. Pendant les minutes qui suivent, nous installons la parure avec soin. Après avoir consulté sa montre, elle se dirige vers le frigo et m'invite à l'aider à préparer le repas.

— Olivier ne va pas tarder à rentrer pour déjeuner.

Devant mon air interrogatif, elle poursuit :

— Oh, pardon, Olivier est mon mari.

Je salue cette précision d'un sourire. Son visage s'éclaire à l'idée du retour de celui qu'elle aime. Elle semble heureuse et cela me fait plaisir.

— Et moi, je suis mariée ?

Dans ses mains, un plat voyage du frigo vers le four.

Elle prend beaucoup de temps pour me répondre…

— Non, tu n'es pas mariée.

Une moue tord ma bouche.

— En couple ?

Elle grimace.

— Oui.

— Et ?

Après quelques secondes pendant lesquelles elle choisit des tomates bien rondes :

— Disons que… ça n'a pas l'air d'aller fort entre vous.

— Où est-il ? Pourquoi n'est-il pas venu me chercher ?

Encore une fois, son regard est fuyant. La salière lui échappe. Elle atermoie :

— Il s'est absenté.

Ses paroles me déconcertent. Comment interpréter cela ? Dans mon esprit, les interrogations fusent et se bousculent, attisées par son attitude étrange.

— Ne cherche pas à comprendre, pas maintenant, prononce-t-elle sur un ton saccadé.

Dans l'entrée, un bruit de clés se fait entendre. Je reste un instant stupéfaite par sa phrase. Ne réalise-t-elle pas que j'ai besoin de savoir ? Olivier passe la tête dans la pièce, Cécile se jette dans ses bras. La parenthèse est fermée. Je m'efforce de relâcher mes poings quand il se tourne vers moi :

— Comment vas-tu ? demande-t-il en m'embrassant.

— ça va, ça pourrait être pire.

— Bien sûr, tu as raison. Tu vas pouvoir te reposer chez nous quelques jours.

Ses yeux mélancoliques me font penser à une pluie d'hiver ; ses cheveux noirs coupés court encadrent un visage à la mâchoire carrée, au nez droit et fin ; de taille moyenne, son allure témoigne d'une charpente solide. Détournant la tête, il accroche sa veste dans le placard.

D'où vient la tristesse qui sourd de ses traits ? D'ailleurs, lorsqu'ils se sont unis, la même détresse se lisait sur leurs visages.

Esquivant mon regard, Cécile met le couvert et nous nous asseyons pour le déjeuner. Elle relate à son époux les derniers conseils du médecin.

— Le docteur Chopin semble confiant, tout va se remette en place.

Olivier m'apparaît comme un homme posé, une certaine retenue pointe dans son attitude que je ne sais comment interpréter. La conversation, bien qu'entrecoupée de lectures, s'avère plaisante. Mes hôtes se montrent charmants. Ils échangent, par moments, des regards complices qui semblent traduire leur tendresse. À moins qu'il ne s'agisse d'une connivence pleine de sous-entendus au sujet d'une situation qui m'échappe totalement. Mais je me reprends, je m'égare à douter de tout, ils se montrent si prévenants envers moi.

Lorsqu'il regagne son travail, nous rangeons la cuisine, je retrouve les gestes du quotidien, sensation bien agréable. Ces tâches accomplies, Cécile me recommande un moment de repos. Qu'il s'agisse des préconisations du praticien ou de son envie d'éviter mes questions, je m'efface dans la chambre. Ce besoin d'éluder, de passer certaines choses sous silence me paraît bien étrange, commence à m'irriter, je ne sais comment l'interpréter, ni comment y remédier.

Un peu plus tard, je retrouve mon amie dans le jardin. Un livre à la main, elle est allongée sur un transat à l'ombre de la pergola. Pour occuper le temps, nous faisons quelques pas dans l'herbe et observons les arbustes de différentes formes, aux feuilles rondes ou pointues qui longent les limites de la parcelle.

Assises à nouveau près du guéridon, elle regrette son absence au moment de mon accident.

— Et moi qui étais si loin dans ma famille…

— Tu as tes occupations, c'est bien normal !

— Nous étions chez ma mère qui vit encore dans l'Est, du côté de Strasbourg.

— Comment es-tu arrivée ici ?

— J'ai rencontré Olivier qui est originaire de Narbonne et puis, le climat est plus doux dans le Sud, ça compense l'éloignement.


Le soir, j'éprouve du plaisir à me rendre utile en participant mieux aux tâches ménagères, ayant enregistré l'emplacement des ustensiles, je suis plus efficace.

Les jours qui suivent me démontrent que la vie a repris son cours, du moins, une certaine forme de vie. Le lendemain matin, Cécile s'absente pour un rendez-vous médical, me laissant seule dans la maison. Durant ces quelques heures, pour chasser mes angoisses, je m'occupe du ménage, prépare le repas puis dresse le couvert. Mon amie rentre peu après mon retour de la boulangerie. Au bout de la rue, sans risque de me perdre, j'ai pu aller chercher des baguettes bien croustillantes.

Peu à peu, je reprends pied, des moments d'activités et de détente se succèdent. Toutefois, ma collecte d'informations stagne au niveau des banalités. Les seuls éléments acquis s'avèrent basiques : j'ai vingt-huit ans et je travaille comme secrétaire dans une agence immobilière. Depuis plusieurs années, j'occupe un poste que j'apprécie et dans lequel j'ai de très bons contacts. Cécile persiste dans son attitude et évite en particulier les questions concernant mon compagnon et ma vie avec lui, impossible de savoir avec précision où j'habite.

Le samedi vient de commencer quand on sonne à la porte. Cécile va ouvrir.

— Bonjour, Madame. Commissaire Bergal, inspecteur Marty, police nationale. Mademoiselle Cervier se trouve bien chez vous ?

De la cuisine où je termine mon petit déjeuner, j'entends la question et me lève aussitôt, une brutale tension au creux de l'estomac. La police ? Qu'est-ce qu'elle veut ?

À mon approche, mon amie précise mon incapacité à parler et à retrouver mes souvenirs. Le commissaire pose sur moi un regard dur qui me surprend et m'impressionne. Ai-je fait quelque chose de mal ?

— Bonjour, Madame, suite à votre accident, nous avons certains points à voir avec vous.

Une multitude de questions et de suppositions foisonne dans ma tête, je reste figée.

Se tournant vers Cécile, il poursuit :

— Où pouvons-nous nous installer ?

Elle les guide vers le salon. L'angoisse s'amplifie à nouveau en moi. Les mains moites, je m'efforce de contenir les tremblements qui m'assaillent. Outre sa façon de me fixer, la voix autoritaire de l'homme exprime une rudesse alarmante.

Penché vers mon amie, il demande depuis quand je loge chez elle et quel a été mon emploi du temps. Ces informations notées, il observe un moment de silence pendant lequel ses yeux scrutent mon visage. Déroutée par son attitude abrupte, je refuse pourtant de me laisser submerger et serre mes poings.

— Mademoiselle Cervier, quand avez-vous vu Patrick Grenas pour la dernière fois ?

La stupeur et l'interrogation emplissent mon regard. Je cherche mon bloc. Cécile me le tend.

Qui est Patrick Grenas ? noté-je en prenant Cécile à témoin.

Ils se regardent tour à tour.

— Vous… commence-t-il à mon intention en fronçant les sourcils. Puis, s'adressant à Cécile : Vous n'avez pas parlé de lui ?

La gêne de mon amie est palpable, elle gigote sur son siège.

— Disons que… Nous en avons parlé mais sans prononcer son nom.

Secouant la tête d'incompréhension, il balaie ces paroles.

— Je réitère ma question : quand avez-vous vu Monsieur Grenas, votre compagnon, pour la dernière fois ?

Donc, Patrick Grenas est mon compagnon. Pourquoi Cécile n'a-t-elle pas mentionné son nom ?

Malgré mes problèmes de mémoire, je réfléchis quelques secondes.

Je n'en sais rien.

— Qu'avez-vous oublié ? La date ? L'endroit ? questionne-t-il d'un ton cassant.

Je recule, tentant d'échapper à son assaut. Puis, reprenant ma maitrise, je lève les mains en signe d'impuissance.

Tout.

Ma détresse reflue, ma respiration devient difficile. Je dois surmonter mon malaise.

— Vous vous souvenez où vous habitez ?

D'un signe de tête, je lui indique que non.

Je déglutis avec difficulté.

— Vous vous rappelez de votre compagnon, tout de même ?

Non.

Un geste de dépit traduit mon agacement et tente de libérer mon souffle qui s'épuise.

Le commissaire marque un temps, paraissant à bout d'arguments, ses traits contrariés alternent entre suspicion et surprise. Il jette un coup d'œil rapide à son collègue et lance :

— Jeudi matin, Patrick Grenas a été victime d'un accident de voiture. Il a été tué sur le coup, assène-t-il sous le regard médusé de son adjoint.

Cécile étouffe un cri et se tourne vers moi, elle pose une main sur mon bras.

Mes paupières s'écarquillent, mes lèvres s'entrouvrent, l'air manque à mes poumons. Un irrépressible frisson secoue mes épaules puis mon corps tout entier, brouille ma vue, je chancelle, j'ai froid. Mon dos s'affaisse sur le dossier du canapé.

— Oh mon Dieu !

Tous les regards convergent vers moi, me confirmant que ces mots sont bien sortis de ma bouche.

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