Interrogatoire surprise

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Mardi 3 novembre 2020, 7h du matin : Stéphane sonne à la porte du suspect. Les faits ont été signalés hier soir et le dossier était sur son bureau quand il a repris le service. Il commence à s’impatienter : ces gens-là ne se pressent jamais, pas étonnant quand on n’a pas l’habitude de travailler ! Une femme en chemise de nuit, aux cheveux ébouriffés et au regard perdu, entrouvre la porte.

« Nous venons chercher le dénommé Marwan Alami pour lui poser quelques questions. Au commissariat.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

— L’apologie du terrorisme.

— Marwan ? Mais c’est pas un terroriste ! Qu’est-ce que vous racontez ? »

Encore une chieuse. Il met un pied dans l'appartement, elle recule d’un pas. Ses gars le suivent et elle baisse rapidement le regard, se plaquant contre le mur pour les laisser passer. Elle montre du doigt l’extrémité du couloir et la chambre close. Marwan est à l’intérieur, assis dans son lit, réveillé mais toujours en pyjama. Stéphane lui demande de les suivre mais il semble ne pas comprendre ou faire mine de ne pas comprendre. Les yeux écarquillés, il ne bouge pas, espérant peut-être que l’immobilité le rende invisible. Stéphane et son plus jeune collègue l’attrapent chacun sous une aisselle et le trainent hors de l’immeuble.

Marwan est installé à l’arrière de la voiture de police. Il n’est pas menotté mais comment oserait-il s’enfuir ? Ces trois hommes l’encadrent, le toisent du regard et lui rappellent régulièrement qu’il va devoir « assumer ses conneries ». Il ne comprend pas. Il sait bien pourquoi il est là mais pour lui, c’est une simple connerie, justement. Il n’aurait jamais cru que ça irait jusque-là. Il était énervé, s’est un peu emporté mais il n’y a pas mort d’homme.

Le véhicule s’arrête. Il se dépêche de sortir, avant même qu’on lui ouvre la portière. Il veut sentir l’air sur son visage, sur ses chevilles que ses chaussons ne parviennent pas à recouvrir. Il se fait engueuler par le plus vieux flic, le chef probablement : c’est lui qui doit les suivre et pas l’inverse. Il sent sa gorge se raidir, une douleur lancinante la traverse. Il bloque sa respiration pour empêcher les larmes de sortir.

On l’installe sur une chaise, face au bureau du chef. Les deux autres flics rejoignent le leur sans le lâcher du regard. Le chef allume son ordinateur et l’observe pendant les longues minutes de démarrage. Marwan a l’impression qu’il peut tout voir : sa peur mais aussi chacune de ses pensées. Même pas la peine d’essayer de lui mentir.

« Alors comme ça tu comprends qu’on ait envie de décapiter un mec au nom d’Allah ?

— Non.

— C’est pas ce qu’on m’a dit.

— En tout cas, j’ai jamais dit ça.

— Je te cite : « Samuel Paty, il a provoqué en montrant des caricatures du prophète. Il faut pas s’étonner que ça lui retombe dessus. »

— Je voulais dire qu’il aurait peut-être pas dû les montrer.

— Pourquoi ? Parce que défendre la liberté d’expression, c’est de la provoc’ ? Vous voudriez qu’on pense tous comme vous, qu’on vénère votre Allah et qu’on respecte votre charia…

— Non, on veut juste qu’on nous respecte.

— On vous accueille chez nous, c’est pas du respect, ça ? Il sort un nouveau document de sa chemise et commence à lire. M. Alami a déclaré : « Un prof décapité, c’est pas grand-chose à côté de tous les crimes islamophobes en France. » Il a ajouté : « On en parle jamais : ni à la télé ni dans les
journaux. »

— …

— De quoi tu parles ? On a jamais eu aucune plainte pour actes islamophobes dans le quartier.

— Mon frère s’est fait taper, jusqu’au sang ! Ils étaient quatre et ils le traitaient de bougnoule.

— Arrête ton char : ton frère est dans les trafics, on sait tous ici que c’était un règlement de comptes, lui rétorque-t-il, englobant la pièce d’un geste du bras.

— Y a pas que ça. J’ai tout le temps des remarques. Ma mère aussi. Elle arrive pas à retrouver de boulot : les patrons la regardent mal.

— Et ça justifie de décapiter un homme ?

— Non, j’ai pas dit ça !

— Tu l’as dit et tu l’as surement écrit aussi. On a ton portable : tu vas le déverrouiller pour qu’on ait accès à tes messages. Tu pourras plus te cacher derrière ce petit air innocent bien longtemps. »

Marwan attrape son téléphone et s’exécute. Il ne se souvient plus exactement de ce qu’il s’y trouve. Il a peut-être parlé de ça avec Aboubacar ? Voire même sur Insta avec les autres gars ? Il est foutu. Est-ce qu’on va en prison pour apologie du terrorisme ? Il aurait dû fermer sa gueule, même s’il était en ébullition.

L’interrogatoire continue et Marwan ne répond plus. Qu’est-ce que ça changerait ? Il sera la honte de sa mère et la risée du collège.

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