Janvier 2016 : J-3460 (Partie I)
Aujourd'hui, c'était mon anniversaire. J'avais émergé de ma nuit aux aurores, réveillé par le bourdonnement intempestif d'une notification, sur mon portable. Benji voulait débarquer à la maison à huit heures pétantes, un samedi matin bordel, avec la saga complète des Destination Finale et suffisamment de cupcakes pour faire une crise de diabète avant la fin de la journée. Génial. Comme ma mère était en déplacement pour un colloque ce weekend, j'avais vaguement espéré pouvoir passer mon samedi pénard, à roupiller et à jouer à la console. Depuis le début de la semaine, j'étais d'une humeur massacrante, mode « asocial » enclenché. Je m'étais rétamé devant tout le monde en cours de sport, je n'avais décroché qu'un 15/20 au dernier DM de maths et Léonore me faisait toujours la gueule pour une raison qui dépassait le mécanisme de ma compréhension. Tout ça m'avait suffisamment contrarié pour me couper l'envie de passer du temps avec des spécimens de mon âge, y compris pour mon anniv'. Mais non, il fallait que j'endure les foutues bonnes intentions de Benjamin, ses prises d'initiative et sa dépendance clinique au glucose...
Benji - 07:03
J'peux aussi inviter Léonore stv
J'ai écarquillé les yeux sur mon écran. Déflagration sismique instantanée dans mes deux hémisphères cérébraux.
Milo - 07:03
Et puis quoi encore !!
Benji - 07:04
Tu m'excuseras mais ton cercle social est relativement limité
Je râcle les tiroirs avec ce que j'peux
Milo - 07:05
De quoi je me mêle, Benji ! Je ne t'ai rien demandé, moi !
Benji - 07:06
16 ans, ça se fête
C'est bien toi qui voulais repartir du bon pied avec cette fille, non ?
Si. Sauf que ces derniers temps, j'étais à peu près certain qu'elle fantasmait de me planter la tête au bout d'une pique... Avec Léonore, j'avais compris qu'il ne fallait rien prendre pour acquis. Elle pouvait se montrer aussi forte que vulnérable, aussi sympa qu'inconstante, et je n'avais plus envie de me brûler les doigts en essayant de jongler avec le feu de ses tourments. Pourtant, j'avais senti une pression s'accroître dans ma poitrine à mesure que je l'avais surprise, toute la semaine durant, à fuir méticuleusement ma présence. Je n'avais pas aimé cette sensation. C'était la voix de ma conscience qui faisait vibrer les muscles de mon coeur, à force de me répéter que j'avais fini par la lâcher alors que je lui avais assuré du contraire.
Benji - 07:08
Sérieux mec, dis-lui ce que tu ressens une bonne fois pour toute
Ça t'évitera de te faire des noeuds à l'estomac et de te retrouver solo le jour de ton anniversaire
Milo - 07:08
Je n'ai aucun sentiment pour elle
Elle est moche, compliquée et bête à manger du foin
Benji - 07:09
Alors pourquoi tu te préoccupes d'elle si elle te laisse indifférent à ce point ?
Je n'ai rien trouvé à lui répondre. Il n'aurait pas compris, de toute façon... Benjamin était fils unique, issu de deux parents eux-même enfants uniques. Il avait été choyé, drapé de l'estime et de la fierté de sa famille. Chez les Merlen, on réflechissait la vie différemment. La plupart des portraits accrochés sur les murs de l'entrée étaient toujours les photos promotionnelles vendues avec leur cadre. Mon père y tenait beaucoup. C'était là sa méthode éducative favorite, le moyen qu'il avait trouvé pour me renvoyer son dédain au visage, pour me signifier que je n'étais qu'une raclure de fond de capote. Je n'avais même pas assez de valeur à ses yeux pour mériter de figurer sur nos photos de famille... J'étais le deuxième fils, celui qu'on n'avait pas attendu et dont on regrettait presque l'existence. J'avais intégré cette idée depuis longtemps. Je ne valais rien. Mon père fuyait la maison autant que faire se peut, enchaînant les chantiers aéronautiques et les heures supplémentaires. Il en avait assez de côtoyer le fils qui ne ferait jamais aussi bien que le premier. Ce n'était pas faute d'essayer pourtant... On m'avait inculqué que je ne méritais ni l'amour d'un père, ni le prestige de mon nom, ni même l'affection d'autrui. Telle était ma situation et je devais m'en contenter.
Benji était devenu mon pote par commodité. Je ne m'attendais pas à ce qu'il le reste pour toujours. Par contre, qu'une fille de mon âge en vienne à remarquer ma présence relevait du miracle, même si son intérêt envers moi se bornait à m'apprécier et me détester successivement avec la même intensité. Léonore avait fait le premier pas, elle m'avait adressé la parole. Mais comme cette grande godiche semblait aussi empotée que moi en ce qui concerne les rapports humains, nous avions passé le plus clair de notre temps à nous décevoir mutuellement. La douceur de sa main dans la mienne et l'audace de ma bouche sur sa peau n'étaient déjà plus que les mirages des entreprises que j'avais menées, en vaine tentative de lui prouver que je n'étais pas le genre d'énergumène à laisser une fille pleurer dans son coin. Qu'elle avait eu raison de me remarquer. Ça n'avait toujours pas suffi. Elle préférait réserver ses larmes à une obscure cabine de toilettes du bahut. J'avais été blessé dans le peu d'égo qu'il me restait et je n'avais plus envie de me battre. Quoi qu'il arrive, je ne la méritais pas, elle non plus.
Et j'avais encore moins envie de la voir rappliquer chez moi, guidée par la pitié ou pire, escortée par Benji et ses douceurs industrielles multicolores ! Je lui ai fait comprendre que s'il osait franchir le seuil de ma maison aujourd'hui, ce serait au péril de sa vie. Puis, j'ai coupé la sonnerie de mon portable et je me suis rendormi. Lorsque j'ai rouvert les yeux, il était plus de midi et je crevais de faim. À chacun de mes anniversaires, ma mère préparait des lasagnes végétariennes. Quand je suis descendu, j'en ai trouvé une assiette mise sous cloche qui m'attendait sagement sur le comptoir de la cuisine. J'ai grimpé sur une chaise haute et j'ai dégusté mon plat sans même prendre la peine de le réchauffer. Ricotta, épinard. J'ai grimacé à la première bouchée. Je ne l'étais pas, moi, végétarien. Ça avait été le choix de vie de Loïc, non le mien. Néanmoins, je me sentais toujours un peu reconnaissant envers celle qui prenait le temps de cuisiner pour le seul fils dysfonctionnel qui lui restait. Elle ne m'en voulait pas avec la même véhémence que mon père. Elle m'avait tout de même mis au monde et elle vouait un attachement maladif à son petit jouet cassé. Ça pouvait paraître malsain, mais au fond, j'aimais sa façon de m'aimer.
À quinze heures, alors que je terminais le DLC Jack l'Éventreur de Assassin's Creed Syndicate, confortablement installé sur le canapé du salon, j'ai entendu quelque chose de suspect provenant de l'extérieur. Il y a eu des bruits de pas sur le perron de la maison. Un coup a retenti, comme si on venait de caler un objet contre la porte, suivi par des jurons étouffés. C'est quoi ce bordel ? Je me suis levé pour aller jeter un oeil discret à travers le judas. Je ne distinguais rien de particulier. J'ai ouvert, par acquis de conscience. Un tube à affiches, de ceux qu'on utilise pour transporter les posters, est tombé droit entre mes jambes. Sur le palier, j'ai découvert une boîte en carton aux couleurs d'une pâtisserie renommée du centre-ville. Et une fille agenouillée devant moi, prise sur le fait.
— Super, tout ça pour ça... a maugréé Léonore.
Elle avait les mains tendues et la mine contrariée, comme si elle avait voulu retenir le tube qu'elle s'était donnée du mal à installer contre l'entrée. Je l'ai fixé sans comprendre.
— Mais qu'est-ce que tu fiches ici ?
Elle a tenté de se redresser mais a vacillé à cause de la douleur à la cheville dont elle semblait toujours souffrir. Je l'ai saisi par la main pour l'aider. Douce, chaude. Avec ce simple contact, sa peau, tannée par nos embruns maritimes gorgés de sel et de sable, m'a balancé un shot de souvenirs électriques au visage. Une vraie fille du sud. Une fois debout, elle s'est dégagée de mon emprise aussi sec. J'ai soupiré intérieurement. Il était loin le temps où elle avait eu besoin de cette poigne rassurante...
— Benjamin m'a envoyé un message ce matin, au saut du lit, a-t-elle avoué.
J'ai été traversé par une décharge épidermique. Il avait eu l'audace de me demander si je voulais inviter Léonore alors qu'il comptait le faire, quoi qu'il arrive... Sale traître !
— Tu n'étais pas obligée de venir, ai-je répondu, mal à l'aise.
Je ne veux pas qu'on me fasse la charité.
— D'ailleurs, tu es venue comment ?
— En bus.
La ligne de bus la plus proche s'arrêtait en bas de la colline. Elle avait donc gravi la pente avec une cheville en vrac et des présents sous le bras pour quelqu'un comme moi, un type qu'elle n'appréciait pas plus que ça et à qui elle n'avait pas adressé la parole de toute la semaine. J'avais vraiment du mal à comprendre cette attitude contradictoire. Elle ne parvenait pas à soutenir mon regard. Elle se frottait la paume contre sa cuisse, en signe de nervosité.
— Je suis juste passée te déposer ça, a-t-elle dit en pointant du doigt les objets qui gisaient au sol. Je l'ai fait à l'arrache, ce n'est pas parfait mais ça ira. Et le gâteau, c'est un soufflé au citron. J'espère que tu aimes ça. Si tu n'en veux pas, file-le à Benjamin ou à ta mère ou à qui tu veux, ça m'est égal. Bon anniversaire.
Elle a tourné les talons en clopinant. J'ai froncé les sourcils. Comptait-elle vraiment déguerpir sans demander son reste alors qu'une multitude d'interrogations défilaient dans mon esprit ? Ça ne me convenait pas. Du tout.
— Léonore !
Sa queue de cheval s'est stoppée net. Elle m'a répondu de dos, incapable de m'affronter.
— Non. Non à tout ce que tu vas dire. Non, je ne veux pas te voir. Non, je ne veux pas entrer. Non, je ne vais pas bien. Non, point final.
J'ai franchi le seuil de la porte en esquivant le carton contenant la pâtisserie.
— J'allais surtout te demander pourquoi. Si tu voulais absolument m'éviter, pourquoi tu as rappliqué ici au premier message de Benji, et avec des cadeaux, en plus de ça ? Qui t'ont coûté des efforts, du temps et de l'argent. Pourquoi ?
Je me suis avancé lentement vers elle. Elle demeurait immobile, figée dans l'allée telle une statue de cire. J'aurais presque pu jurer qu'elle retenait son souffle.
— On se contentera de dire que je suis une fille un peu trop gentille et restons-en là, d'accord ? Je ne saurais pas répondre à la moitié de tes questions.
Léonore a avancé un pied et a gémi à la première foulée. Logique. Si elle avait remonté toute la colline en forçant sur une possible entorse, elle s'était encore plus affaiblie qu'elle ne l'était à l'origine. Pourquoi s'infliger un tel martyr alors que sa mère aurait pu la déposer en voiture ? Ça relevait d'une anomalie informatique à mes yeux, une erreur d'encodage que je ne parvenais ni à déceler ni à endiguer. Un comportement dépourvu de sens, de logique, d'instinct de survie. Elle s'était fait souffrir pour moi. À cause de moi. Elle a esquissé une enjambée supplémentaire. Ses lamentations m'ont pincé le coeur. Je ne l'ai pas laissé faire un pas de plus. Je l'ai attrapé par derrière, l'encerclant de mes bras pour la retenir contre moi. C'était une sensation nouvelle. Un tiraillement étrange quoi qu'agréable. Je n'avais jamais fait de câlin à une fille... Elle s'est raidie. Je ne me suis pas rétracté. J'en avais marre d'être témoin de cette souffrance sans rien y comprendre. J'avais voulu ne plus m'en mêler, essayer de m'émanciper de ce rôle d'imbécile auprès de qui on vient chouiner sans pour autant dévoiler le fond du problème. Cela dit, comment l'abandonner à ses malheurs quand elle revenait elle-même frapper à ma porte ? Pour me faire plaisir, en plus, putain...
— Milo... a-t-elle murmuré.
— Si tu veux filer, je ne t'en empêcherais pas. Mais franchement, tu as l'air d'avoir besoin de ça, ai-je dit en resserrant mon étreinte. D'ordinaire, je ne suis pas doué pour m'exprimer, tu le sais bien. J'ai toujours peur d'être ridicule ou d'essuyer les moqueries des autres... Pour une fois, je vais faire un effort : j'ai vraiment envie que tu restes pour goûter ce super gâteau au citron, avec moi.
Léonore a hoqueté. Elle a tressailli et a finalement fondu en larmes. Ses jambes se sont brusquement dérobées sous son poids. J'ai paniqué. J'ai tenté d'amortir sa chute, les dents serrées. C'était peine perdue. Nous nous sommes écroulés sur le sol dans un bruit sourd. Mon genou a percuté le revêtement en pierre de l'allée principale sous un angle impossible. Une douleur lancinante s'est propagée jusque dans ma cuisse. J'ai enfoui mon visage dans les cheveux de Léonore pour étouffer ma détresse. On verra ça plus tard... Elle n'a cessé de pleurer, jusqu'à ce qu'un cri de désespoir émerge de sa poitrine. Son hurlement a fait vibrer son corps entier, et j'ai absorbé la secousse. Je l'ai maintenu dans mes bras aussi longtemps qu'il le fallait pour panser momentanément ses plaies. J'ai compris que ce n'était pas qu'un cri. C'était un appel à l'aide. Et moi, j'avais une promesse à tenir, une bonne fois pour toute.
Je ne te lâche pas.
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