Un fusil, un chien et une belle italienne
Dans le village de Saint-Mozoul, perché sur une colline battue par le mistral, vivait, avec sa femme Maria, Honoré Vidal, un vieil homme aussi bavard qu’un tambour et aussi têtu qu’une mule. Il habitait une vieille maison, avec des murs si épais qu’ils auraient pu résister à une attaque napoléonienne.
Un jour, sa petite-fille Jeanne, jeune institutrice tout juste revenue de la ville, décida d’organiser une grande fête de famille. "Pour le partage et les souvenirs des anciens !" disait-elle. Honoré, lui, grognait en plissant les yeux : "Les souvenirs, c’est comme les chèvres, ça s’échappe toujours quand on veut les attraper !"
Le soir, lors de la veillée, tout le village se rassembla sous la tonnelle de la vieille maison. Les bouteilles de vin blanc circulaient aussi vite que les histoires, et chacun racontait un morceau du passé, parfois enjolivé comme le poisson attrapé qu’on décrit à son voisin pêcheur.
Soudain, l’oncle Auguste, qui avait un penchant pour les secrets bien gardés, tapa du poing sur la table :
— Moi, je me souviens du jour où Honoré a eu son plus grand conflit !
Tout le monde se tut. Honoré lui-même, qui s’apprêtait à avaler une olive, s’arrêta net.
— C’était en 1927... Honoré était amoureux d’une belle italienne du nom de Lucia !
Les yeux de Jeanne s’agrandirent.
— Mais c’est qui, cette Lucia ?!
Honoré, les joues rouges comme un coquelicot, tenta d’interrompre Auguste, mais celui-ci était lancé :
— Le problème, c’est que son père voulait la marier à un autre... Et qu’Honoré, pris d’un coup de folie, a escaladé le mur de la ferme des Moretti pour la voir en secret !
Tout le monde éclata de rire, sauf Jeanne qui fronça les sourcils.
— Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Eh bien..., continua Auguste avec un sourire en coin, Honoré a fini par se faire attraper par le père Moretti, qui l’a coursé avec son fusil ! Il a eu si peur qu’il s’est jeté dans la rivière !
Les rires redoublèrent. Honoré leva les bras au ciel :
— C’est bon, c’est bon ! Mais je vous préviens : ce qui est vrai dans cette histoire, c’est que j’ai couru, mais pas à cause du fusil de Moretti, à cause de son chien ! Et pour ce qui est de Lucia...
Jeanne croisa les bras :
— Oui, pour ce qui est de Lucia ?
Honoré se dandina sur sa chaise, puis souffla, fataliste :
— C’est ta grand-mère !
Un silence abasourdi tomba sur l’assemblée, avant que tout le monde n’éclate de rire.
— Mais... Grand-mère s’appelle Maria ! s’exclama Jeanne.
Honoré sourit et haussa les épaules.
— Oui, Maria... C’est comme ça que tout le monde l’a toujours appelée. Mais quand elle était jeune, ses parents l’appelaient Lucia, en souvenir d’une vieille femme qui les avait beaucoup aidés lorsqu’ils vivaient en Italie et qu’ils n’ont plus jamais revue quand ils sont venus s’installer ici. Avec le temps, plus personne n’a appelé ta grand-mère Lucia, mais Maria, de son véritable prénom à l’état-civil, plus personne... sauf moi, dans ma tête.
Jeanne resta bouche bée un instant, puis se tourna vers sa grand-mère, qui rougissait doucement en arrangeant la nappe.
– Alors mamie Lucia, tu nous avais caché ça ?! lança Jeanne, hilare.
Et dans la douceur de cette soirée d’été, entre souvenirs révélés et secrets de famille, Honoré se dit qu’après tout, les souvenirs, ce n’était pas si mal... surtout quand on est bien entouré pour les raconter.
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