CHAPITRE 4 (fin)

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Depuis ce jour, Le chien-berger se réveillait plusieurs fois par nuit pour compter les moutons, lançait des contrôles-surprises en pleine journée pour s’assurer qu’aucun ne manquait. Même si elle exigeait de l’énergie et lui coûtait des poils blancs, la méthode portait ses fruits. Le rebêle se tenait à carreau. A chaque tonte, Ki-Gwenn appliquait scrupuleusement sur la laine de son protégé un nouveau point bleu.

Tout allait pour le mieux. Il maîtrisait la situation.

Mais les rêveurs finissent toujours par gagner. Ils puisent leur force dans leur imagination. On ne peut rien contre l’imagination car son horizon ne connaît pas de limite.

Un après-midi d’été, alors que la baballe du Grand Chien Porteur de monde flottait haut dans le ciel et que le dixième comptage de la journée avait été effectué, Ki-Gwenn bâilla. Ses paupières descendirent lentement sur ses yeux. Dans un sursaut, il se força à les garder ouverts, mais le phénomène se reproduisit. Les petites brindilles qu'il posa pour maintenir ses paupières finirent par se briser. "Allez, une petite sieste, le temps du battement d’ailes d’un papillon… je l’ai bien méritée”, finit-il par se dire en s’assurant que le rebêle ne l’observait pas. Il s’enroula dans une couverture, comme une saucisse dans un hotdog et se laissa tomber dans les pattes de la Vieille Chienne aux yeux de granite qui sait si bien y faire pour vous offrir des rêves peuplés d’os juteux.

Lorsqu’il rouvrit une paupière, il aperçut un mouton au point bleu, juste devant lui. Il sourit, ouvrit le deuxième œil et aperçut un autre mouton, lui aussi avec un point bleu. Alors, son cœur de chien manqua un battement. Il se dressa sur ses quatre pattes, la queue tendue comme un arc. Tous les moutons étaient affublés d’un gros point bleu et broutaient en silence !

  • C’est la nouvelle mode, commenta un agneau sans cesser de mâchonner son brin d’herbe.

“Combien de temps ai-je dormi ?” se demanda Ki-Gwenn en jetant un oeil à la longueur de l'ombre d'un vieux chêne.

Sans attendre, le chien-berger ordonna le rassemblement pour procéder au comptage. Les moutons se hâtèrent lentement en traînant les sabots au sol. Évidemment, après vérification, il en manquait un… Ki-Gwenn sentit ses pattes se dérober sous lui. Cet ultime tour de passe-passe ne passait pas du tout.

Pour marquer le coup, des moutons noirs s’accumulèrent dans le ciel, annonciateurs de mauvais présage. Le Grand Chien Porteur de Monde émit un monstrueux rot à faire trembler le sol, puis soulagea sa vessie sur le pauvre Ki-Gwenn, qui détala, tout trempé, vers le village des humains.

Il traversa un champ cultivé, ne s’arrêta pas au menhir surmonté d’une croix (il en avait très envie, pourtant), glissa sur le marécage asséché, passa une clairière encombrée de bois coupé, pénétra dans une ferme avec ses occupants attablés, grimpa la montagne et parvint en vue de la ville, d’où les notes de musique s’échappaient comme des petits oiseaux.

Il dévala la pente à s’en faire mal aux coussinets, arriva jusqu’à la place et freina net.

Trop tard.

Le rebêle était là, au pied du musicien qui soufflait dans sa branche percée. Sa petite queue remuait au rythme de la mélodie chantée par la voix de deux vieilles femmes sur l’estrade.

Ki-Gwenn ferma les yeux et secoua la tête de dépit. Il ne pouvait plus rien pour son protégé, le piège s’était refermé comme les crocs d'un chien loup sur le cou dodu d'un agneau.

Il avait failli à sa mission. Le pauvre rebêle allait terminer en côtelettes, en gigot, en épaule, en poitrine, en filet ou pire, en ragoût…

Lorsque la fête s’acheva, le mouton grimpa sur les genoux du musicien, qui étouffa une exclamation de surprise et lui appuya par mégarde sur le ventre. Alors, un drôle de son retentit, à mi-chemin entre le sifflement du bruit dans les arbres et le cri du Grand Chien Porteur de Monde lorsque sa longue queue fouette le croissant blanc tout là-haut.

Le musicien pressa à nouveau l’estomac du rebêle. Une nouvelle note jaillit, longue et triste. Les pupilles du musicien se mirent à pétiller comme deux braises tandis qu’il appuyait sur le mouton et sortait une étrange mélopée. Le rebêle, sur le dos, le ventre offert, gloussa et gigota de plaisir. Ses petites pattes battaient dans l'air alors que la foule se pressait autour du duo.

Ki-Gwenn soupira et retourna à ses moutons. Ce spectacle l'affligeait.

Les jours suivants, il s’efforça de détecter l’éclosion du nouveau rebêle qui ne manquerait pas d’avoir lieu un jour où l’autre.
Les années passèrent et il dut former son successeur à la gestion du troupeau car il fallait bien passer la patte un jour ou l'autre. Il consacra de nombreuses leçons à la gestion du rebelle, mais ne négligea pas les fondamentaux : tonte, traite, soin aux brebis galeuses etc.

Au soir de sa vie, alors que son poil blanchissait comme l'hermine en plein hiver, il se surprit à s’approcher du village des humains. Une vague de nostalgie le submergea. "Quel âge aurait eu le rebêle en années de chien" ? se demanda-t-il avant de renoncer à ce savant calcul.

Qu’attendait-il en venant ici ? Convaincre le rebêle de revenir parmi son troupeau ? Impossible, il devait être passé à l’abattoir depuis si longtemps. Soulager sa conscience ? Peut-être. Repenser à cette expérience qui l'avait fait se sentir si vivant ? Probablement.

Tout ce qu’il entendit, c’était un son mystérieux qui se mariait à merveille avec la voix d’une vieille femme et la tonalité de la branche trouée. Curieux, il s’approcha. Un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’il aperçut un musicien souffler dans une branche tout en appuyant sur une grosse poche en cuir. Un bourdonnement faisait vibrer l'air jusqu'à atteindre le coeur de Ki-Gwenn. Assis sur son derrière, il écouta la mélodie sans lâcher du regard le gros sac gonflé. Sans s'en rendre compte, sa queue battait au rythme de la musique et son pelage se hérissait sous l'effet d'une sensation inconnue.

Alors, il comprit le message que le rebêle avait voulu lui faire passer et regretta, un peu tard, de lui avoir mené la vie dure. A l'heure où sa propre existence prenait fin sur la Terre portée par le Grand Chien porteur de Monde, celle du mouton insoumis continuait à exister au travers du rêve qu’il avait réalisé. Pour l'éternité.

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