C'est une folie, l'horreur?
"Dans le genre défi à la con, je crois bien avoir décroché le plus pourri. Et je laisse tout ça sur mon téléphone, à la postérité j'imagine, histoire que, si on retrouve un jour mon téléphone mais pas moi, mes parents sachent que je les aimais et que toi, Lily, tu me manques déjà. Pour la postérité aussi, je me présente : je m'appelle Alex, le roi de l'urbex, un roi qui s'en veut à mort d'avoir accepté le défi. On m'a dit "Alex, le truc qui fait flipper, l'endroit où personne ne va, jamais, c'est là. " Et là, hélas, c'est là où je me trouve. On l'appelle Gravemore. C'est une ancienne usine de produits chimiques construite dans les années 30, et fermée quelques années plus tard on ne sait pas trop pourquoi. Pas mal de rumeurs circulent sur elle dans le milieu de l'urbex, et de bouche à oreilles, de post en post, tout se déforme. D'ailleurs, je ne sais pas trop si cette histoire de cuve géante est vraie, une cuve de la taille d'une piscine olympique en beaucoup, beaucoup plus profonde, mais c'est un des trucs qui se raconte sur l'endroit. Les gars m'ont dit "Allez Alex! Vas-y! Et ramène-nous un souvenir. Un petit reportage peut-être. Ou au moins des photos de la cuve, si c'est possible." Je sais bien qu'ils ont garé la voiture au ras des barbelés et qu'ils s'assurent avec les jumelles que je suis bien entré à l'intérieur. Ils vont m'attendre et fumer pour passer le temps. Et forcément, c'est de nuit... Et forcément, j'ai un timing : pas le droit de ressortir avant trois heures du mat. Evidemment aussi, j'ai zéro barre sur mon téléphone car on est loin de tout, vu que l'usine a été construite au milieu de nulle part, sur les hauteurs qui dominent l'océan. J'espérais presque ne pas pouvoir rentrer à l'intérieur quand on est arrivé et que je l'ai vue, mais manque de chance, côté défense, on s'est contenté de clore le périmètre avec des barbelés que le vent de la mer a rouillés. Un peu comme si c'était inutile de protéger un endroit où personne ne veut mettre les pieds. Des fois, je me dis que je suis taré... En attendant, je suis là et ça fait trente minutes que j'ai franchi l'entrée du bâtiment, et croyez-moi, rien que ça, ça calme, parce que c'est gigantesque au point qu'on se demande bien pourquoi ils ont construit une ouverture qui culmine à une trentaine de mètres. Et le reste est à l'identique. Ma lampe est puissante mais elle n'éclaire pas tout. Pourtant, ce qui me dérange le plus, ce n'est pas la taille de l'usine ni celle de l'entrée : c'est l'odeur. Jamais rien senti d'aussi immonde ; et si je m'en sors vivant, je suis presque sûr que cette odeur me collera à la peau toute ma vie. C'est indéfinissable. Un mélange de marécage et de charnier. L'odeur a presque une consistance qui vous enveloppe. Mes fringues seront bonnes à jeter après ça. L'autre truc qui me chiffonne, ce sont les tags sur les murs. Il y en a partout. J'avoue que j'ai du mal à les regarder. Je ne sais pas ce qu'il se passe mais, quand on les regarde trop longtemps, on a la vue qui se brouille et envie de vomir. Ça ressemble à des dessins ou à des signes bizarres mais impossible de les décrire. Un seul se rapproche de quelque chose de connu : celui qui représente une sorte d'étoile de mer déformée. En tout cas, j'ai pris plusieurs photos et je verrai plus tard si je trouve quelque chose à leur sujet... Bon. Je vais m'éloigner un peu et essayer de me trouver un coin un peu moins flippant pour préparer mon appareil photo et le flash. Je coupe l'enregistrement pour économiser les batteries de mon téléphone.
Re. J'ai avancé un peu. L'entrée par laquelle je suis passé est située à une extrêmité de l'usine. Logiquement, je devrais donc trouver la cuve vers le centre du bâtiment. Pour le moment, rien. Je déambule dans Gravemore sur la pointe des pieds parce que le moindre bruit que je fais en marchant ou quand je heurte un débris crée un écho de folie, et je me dis que je vais finir par me pisser dessus tellement je crève de trouille. Du coup, j'ai baissé la voix et je ne suis même pas sûr que l'enregistrement soit audible. Et puis il y a toutes ces chaines qui pendent des poutrelles métalliques placées si haut que je ne les distingue même pas. Je ne comprends pas pourquoi il y a toutes ces chaines. Et je comprends encore moins pourquoi elles bougent doucement en cliquetant. Parce qu'il n'y a aucun souffle d'air. J'aimerais qu'il y ait de l'air pourtant : ça évacuerait peut-être cette puanteur de mort de plus en plus insupportable... Je crois que je vais gerber.... Désolé pour les bruits mais ça va mieux... Si les gars me récupèrent, j'ai pas fini d'entendre des vannes sur mon nouveau parfum pour homme... Je me raccroche à ça. Si les gars me récupèrent... Oh p... C'EST QUOI CE BORDEL ?! ... Est-ce que vous entendez les voix sur l'enregistrement? VOUS ENTENDEZ CES VOIX?! ... Ça chante?... Oh mon Dieu, aide-moi... Il faut que je sache... d'où ça vient... d'où çççççça vient... de loin... de sssi loin...
J'ai eu une absence, je crois. Je n'entends plus rien. Je suis resté presque une heure sans parler, d'après le minuteur de l'enregistrement, et j'ai dû continuer à marcher. A tourner en rond, plutôt. Mais je pense être arrivé au centre exact de l'usine, là où devrait se trouver la cuve. Autour de moi, il y a un espace dégagé immense, délimité par des colonnes de soutien... C'est... vertigineux...! Par terre, on dirait du métal. Je n'ose pas taper du pied pour vérifier mais il doit y avoir quelque chose en dessous parce que je distingue une rainure étroite qui va d'un bord à l'autre, comme si deux plaques de métal se rejoignaient. Et ça brille en dessous mais je vois pas ce que c'est... La couleur est indescriptible... Elle brûle les yeux !... Quelque chose dessous, qui monte vers moi... Lily, promets-moi de ne jamais venir ici... L'odeur est insoutenable... C'est quoi encore ce délire...?... Le sol... vibre... et s'incline... ÇA S'OUVRE SOUS MES PIEDS !"
Greg regarde sa montre. Il est debout sur le toit de la voiture et observe aux jumelles l'entrée de Gravemore. La pleine lune dans le ciel sans nuages éclaire les lieux au point de ne pas avoir de doute : c'est bien Alex qui sort enfin de l'usine. Il était temps... Quatre heures du matin. Un peu plus et on envoyait une équipe de secours. "Hé les gars! Le voilà! On se réveille!" Ronnie émerge de l'intérieur du véhicule, les yeux ensommeillés, et passe le joint à Eddie qui s'étire. Le trio fixe du regard l'entrée béante à quatre cents mètres ainsi que la minuscule silhouette sombre d'Alex qui se détache sur la vieille route menant tout droit à l'usine. "Mais qu'est-ce qu'il fout?" questionne Greg.
- Il court, répond Eddie, laconique. Je crois même qu'il pique un sprint.
- En zig-zag? Comme si on lui tirait dessus?
- On dirait plutôt qu'il a des problèmes de coordination... Comme un pantin désarticulé, commente Ronnie à son tour. On dirait aussi qu'il parle au téléphone..."
Songeur, Eddie regarde le joint en train de s'éteindre entre ses doigts. Greg saute du toit de la voiture et s'avance vers Alex dont la course erratique prend fin lorsqu'il s'abat au sol sans cesser de hurler. Ses amis le rejoignent en quelques foulées. Il se débat comme un forcené et Ronnie parvient avec difficulté à lui prendre son téléphone dont la batterie est totalement déchargée. A eux trois, ils finissent par maîtriser Alex qui éructe plutôt qu'il ne prononce, des paroles incompréhensibles ponctuées de hurlements déchirants et d'appels au secours. Ses yeux blancs, totalement révulsés, frappent un instant d'horreur les trois autres lorsqu'ils contemplent son visage aux traits creusés. Greg ne peut s'empêcher de froncer le nez tandis qu'il pèse de tout son poids sur son ami afin de le maintenir au sol. Il marmonne entre ses dents serrées par l'effort : "Mec, d'où nous ramènes-tu cette odeur? De l'enfer?"
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