Chapitre 4

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Je restais dans le bain pendant une bonne heure. Emma était partie, jugeant que j’avais besoin d’être seule un moment. Quand j’en sortis, je me dépêchais de m’habiller pour aller dehors, pour respirer de l’air frais. Je m’assis sur les marches et Emma arriva quelques minutes plus tard.


— Pourquoi ne m’en aviez-vous jamais parlé ? m’interrogea-t-elle en s’asseyant à côté de moi

— Je pensais avoir enfin dépassé ce stade. Ma dernière crise remontait à six ans. J’ai appris à vivre avec ma peur, mais là…


En répondant à sa question, je gardais les yeux rivés sur les marches de l’escalier. Même une heure après, j’avais encore honte de ce qu’il s’était passé. J’avais l’impression d’avoir réagi comme une enfant alors que je n’en étais pas responsable. Je n’avais rien pu contrôler et je n’aurais sûrement pas pu, ni su faire autrement.


— Je suis sincèrement désolée, mademoiselle. Si j’avais su, je n’aurais pas suivi l’ordre de votre mère.

— Je n’en peux plus, Emma. D’être toujours à sa merci, de ne jamais rien pouvoir dire. Si seulement l’une de nous pouvais mourir. Ce serait tellement plus simple.

— Ne dites pas ça, mademoiselle. Je suis certaines que vous ne le pensais pas vraiment.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’étais pas là le jour où je suis réellement passée à l’acte.

— Mademoiselle, enfin !

— Si ça continue…si tu n’étais pas là…


Toute cette pression que ma mère me mettait depuis dix neuf ans, je n’étais aujourd’hui plus capable de la supporter. Je n’arrivais plus à garder la tête hors de l’eau, je coulais. Ironique pour une nageuse hors pair. Parler à Emma de ma tentative de suicide, quand j’étais plus jeune, faisait plus mal que je ne croyais. Mais je ne voulais pas qu’elle s’attarde dessus. Je ne voulais pas en parler. Alors je tournais la tête dans sa direction pour la regarder dans les yeux. Je ne voulais surtout pas qu’elle pense que tout était sa faute. J’étais aussi responsable de cette crise, en ne lui ayant jamais parlé.


— Qu’est-ce que vous avez ressentie dans cette chambre ? Si vous m’en parlez, je serais plus apte à vous aider la prochaine fois.


Elle attrapa ma main dans la sienne. Elle voulait que je me confie et j’en avais envie. Je n’aimais ni les secrets ni les mensonges et je ne voulais pas en avoir pour celle qui était auprès de moi depuis maintenant cinq ans.


— Je ne veux pas de prochaine fois. L’impression que les murs se resserrent autour de moi, l’air qui se réchauffe au point de devenir brûlant et irrespirable, la sensation d’étouffement. Mais le pire, c’est que je sais que ce n’est pas réel, que les murs ne bougent pas et que l’air ne se réchauffe pas. Je sais que ce n’est pas réel, mais je ne peux rien faire pour que ça s’arrête. Ma peur prend le dessus sur ma raison et je suis totalement impuissante.

Lui parler de ce que j’avais ressenti me fit beaucoup de bien. J’avais l’impression de m’en libérer, une bonne fois pour toutes.

— Vous avez cette sensation depuis longtemps ?

— Ma première crise a eu lieu la première fois que ma mère m’a enfermée seule dans ma chambre. J’avais seulement cinq ans et je suis resté enfermé toute la nuit. J’étais terrifiée, mais en même temps je ne pouvais demander de l’aide à personne. Avant que tu n’arrives au château, personne n’était autorisé à circuler dans le couloir de ma chambre après mon couvre-feu.

— Seule dans une pièce à cinq ans ? Elle est complètement folle !


Emma avait chuchoté, mais j’avais très bien entendu. Sa réaction ne m’étonnait même pas. Surtout venant de l’aîné d’une famille de quatre enfants.


— Tu ne sais pas à quel point ta venue m’a fait revivre Emma. Sans toi, j’aurais à nouveau tenté de mettre fin à ma vie un jour ou l’autre. Avant toi, j’étais complètement seule, isolée de tout le monde et même des domestiques.

— Il n’y avait même pas de gardes dans le couloir avant moi ?

— Même pas. J’aurais pu mourir une heure après le début du couvre-feu, personne ne s’en serait rendu compte avant le lendemain.


Évoquer cette partie de mon passé était douloureux. Les larmes montaient mais je tentais de le retenir, de les cacher. Je ne pouvais pas paraitre faible. Pas après ce qu’il c’était passé. Tout ce qui tournait autour de ma mère et de mon isolement avant Emma, je voulais l’oublier. Ma mère m’avait tellement fait souffrir et elle ne le savait même pas. Elle continuait, aujourd’hui encore, sans le remarquer. Comme s’il n’y avait qu’elle qui comptait. Comme si je n’étais qu’une inconnue parmi tant d’autres au lieu d’être sa fille.


— Je savais que votre vie avant moi avait été difficile, mais je n’aurais jamais pu imaginer à quel point. Si j’avais su, je serais venu avant.

— Avant tes dix-huit ans ? Ma mère n’aurait jamais accepté. Je sais qu’on ne choisit pas sa famille, mais si j’avais eu cette chance, c’est toi que j’aurais voulu avoir comme mère.


Cette déclaration était venue spontanément. Je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais eu une mère différente. Elle m’avait toujours appris à ne jamais me plaindre parce qu’il y avait toujours pire ailleurs. Je ne pouvais lire que les livres sélectionnés préalablement par ma mère alors que des domestiques ne savaient même pas lire. Il y avait toujours quelqu’un, quelque part, qui vivait quelque chose de bien pire que moi.


— Ne dites pas de bêtises. Je ne suis pas une bonne mère.

— Vraiment ? Avec trois sœurs et moi ? Je ne sais pas ce que c’est qu’être mère, mais contrairement à la mienne, tu fais attention à moi, tu t’inquiètes pour moi. Je ne demande rien de plus. Juste un peu d’attention.

— Vous auriez sûrement été heureuse si votre père avait été là pour vous. Je n’avais que quatre ans quand vous êtes née, mais l’Empereur n’a jamais été aussi heureux que ce jour-là. Ma mère m’a raconté qu’il avait organisé un grand banquet, où tout le monde a été invité. Peu importe de quel État de l’Empire il venait, peu importe la classe sociale, tout le monde avait le droit de venir.

— Tu y es allé à ce banquet ?


J’étais vraiment intrigué par ce qu’elle allait me raconter. Emma avait connu le monde d’avant, quand ma mère n’était pas Impératrice, quand mon père était encore là. Même si elle était encore jeune à ce moment-là, elle devait sûrement avoir quelques souvenirs.


— J’en ai très peu de souvenirs, mais oui j’y suis allé. Nous y sommes allés à quatre. Ma mère, mon père, Juliette et puis moi. À ce moment-là, Juliette était mon unique sœur. Les seules choses dont je me souviens, c’est d’avoir mangé comme jamais auparavant. Mais je me souviens surtout d’un château magnifique, lumineux. Il y avait des photos partout.

— Ça devait être incroyable.


En même temps de l’écouter, j’imaginais ce qu’elle avait pu voir, entendre, sentir. Comment le château avait-il pu devenir aussi lugubre qu’il l’était maintenant alors qu’il avait été si lumineux un jour ? Était-ce, encore une fois, à cause de ma mère ?


— Là où je veux en venir, reprit-elle, c’est que s’il n’avait pas subitement disparu, vous auriez sûrement vécu la vie de Princesse dont tout le monde rêve. Il n’aurait jamais laissé votre mère vous utiliser comme elle le fait.

— Pourquoi m’utilise-t-elle ?


Plus j’en apprenais sur elle, plus ma mère devenait la personne odieuse que tout le monde pensait qu’elle était. Me manipulait-elle vraiment à mon insu ? Si c’était le cas, je ne m’en étais jamais rendu compte.


— Pour le pouvoir. Avec vous, elle sait qui lui succédera et comment. Elle vous a… formatée, en quelque sorte.

— Mais je ne suis pas comme elle ! Et peu importe ce qu’elle a bien pu faire, jamais je ne ferais comme elle. Que ce soit envers les habitants ou envers mes enfants.

— Je suis ravie de vous l’entendre dire.


À la façon dont elle avait dit ça, j’avais l’impression qu’elle avait attendu ça toute sa vie. Comme si, tout ce qui comptait pour elle, c’est que je ne sois pas comme ma mère. Que je ne fasse jamais les mêmes erreurs qu’elle.


— Tu ne veux pas m’en dire plus sur ce qu’elle a fait ?

— J’en ai envie, vraiment. C’est juste que vous n’êtes pas prête à l’entendre.

— Je vois. Merci Emma.

— Mais de rien, je suis là pour ça.


Elle me sourit, visiblement rassurée de voir que j’allais mieux et se leva. Elle posa sa main sur mon épaule avant de disparaître de mon champ de vision. Elle avait sûrement beaucoup de choses à faire et elle venait de passer plus de deux heures à s’occuper de moi. Lui avoir parlé m’avait rassurée aussi. Je savais désormais que si une telle crise devait recommencer, Emma serait là pour m’aider.

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