Chapitre 5

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Ce matin-là, le déverrouillage de ma porte fut aussitôt suivi par son ouverture. C’était rare qu’Emma soit là dès la fin du couvre-feu.


— Il faut vous lever, Mademoiselle Elena. Votre mère souhaite vous voir.

— Vraiment ? Qu’est-ce qu’il se passe ? demandai-je en éloignant aussitôt la couverture.

— Je ne sais pas ce qu’elle vous veut, Mademoiselle. Mais vous devriez vous dépêcher d’aller prendre votre douche. Il ne faudrait pas la faire attendre.

— Tu as raison, il vaut mieux éviter. Au moins, ça me donne une occasion de sortir de ma routine.


Je pris une rapide douche avant qu’Emma ne m’aide à m’habiller et à me coiffer. Je ne l’avais jamais vue me coiffer aussi rapidement. Il s’agissait d’une simple robe blanche et d’un chignon. Quand je devais rejoindre ma mère, je devais passer inaperçu. En public, enfin, surtout devant l’armée Impériale, ma mère devait être la seule à être au centre de l’attention. Si on oubliait ma présence, c’était encore mieux. Quand huit heures arrivèrent, Emma ainsi que deux soldats m’accompagnèrent jusqu’à la Grande Salle, là où se trouvait ma mère, pour le petit déjeuner.

La Grande Salle, ou Salle du Trône, était l’une des plus grandes pièces du château. Elle pouvait accueillir plus d’une centaine de personnes à la fois, selon les domestiques. Mais il n’y avait jamais plus d’une dizaine d’occupants. Sur tout le côté droit, de grandes fenêtres illuminaient la pièce, apportant un peu de chaleur et de luminosité, à l’inverse du reste du château. Un long tapis rouge coupait la pièce en deux, vide à gauche et occupée par une immense table à droite. Hormis la lumière extérieure, seuls les drapeaux bleus et le blason de l’Empire, composé de mains entrelacées et d’une rose apportaient un peu de couleur dans cette pièce qui me donnait froid dans le dos, le repère de ma mère comme j’aimais l’appeler. Le tapis rouge reliait les portes au trône imposant de ma mère, symbole de son pouvoir et de sa domination. Je n’entrais jamais dans cette pièce sans autorisation.

À l’extérieur de la salle, deux soldats y étaient postés et dix autres attendaient à l’intérieur. Avec ma mère et les domestiques, les soldats étaient les seules personnes que j’avais le droit de côtoyer. Ma mère, plutôt radieuse, était assise en bout de table comme d’habitude.


— Bonjour Elena, tu peux t’asseoir, dit-elle en montrant la chaise vide à sa droite.


Ma mère devait être de bonne humeur. Ce n’était pas tous les jours qu’elle commençait une discussion en me disant bonjour et ce n’était pas pour me déplaire. C’était même très rare. Ce qui me marquait le plus était le tutoiement. Jusqu’à présent, elle ne l’avait jamais fait.


— Bonjour mère, répondis-je en m’asseyant et en souriant.

— C’est moi ou tu as grandi ?

— Euh… je ne sais pas.


Je ne savais absolument pas quoi répondre. À croire qu’on ne s’était pas vue depuis plusieurs années. Les expressions du visage de la femme en face de moi était diffèrent de ceux que j’avais toujours connu. Elle avait troqué son chignon pour une natte, laissant respirer sa peau. Ses traits semblaient plus apaisés. Comme si, en une fraction de seconde, tous ce qu’elle avait toujours craint avait disparu.


— J’avais l’impression. Qu’est-ce que je te sers ?


Face à cette question, je restais totalement perplexe et regardais Emma, en face de moi pour qu’elle me vienne en aide. Je ne savais pas comment réagir face à tant de gentillesse venant de la femme qui m’avait toujours méprisée. Ce dont j’avais toujours rêvé se réalisait en ce moment même et j’étais incapable de réagir. J’en avait perdu jusqu’à l’usage de la parole, trop surprise par sa question.


— Si je puis me permettre, Votre Majesté l’Impératrice, Elena prend habituellement un chocolat chaud avec un pain au chocolat et un verre de jus d’orange, répondit Emma à ma place, me sauvant de cette situation délicate.

— Oh, et bien, merci. Mais vous… elle s’arrêta de parler quand elle remarqua le sourire que j’affichais à destination d’Emma.


Ma mère me prépara tout ce dont venais d’énumérer Emma, avant de me les tendres. J’avais l’impression de rêver. Elle venait de dire merci à ma servante alors qu’elle ne l’avait jamais fait. J’avais aussi eu l’impression qu’elle ne savait pas qui elle était. Même Emma me regardait étrangement, ne sachant comment réagir. Nous étions toutes les deux incapables de dire quoi que ce soit, je le voyais dans son regard. J’adorais être dans cette situation, avoir cette relation avec ma mère. Pourtant, je restais raisonnable, quelque chose n’allait pas. Ma mère n’était jamais gentille, que ce soit avec moi ou avec les domestiques.


— Dis-moi Elena, que comptes-tu faire aujourd’hui ? reprit ma mère en me sortant de ma rêverie.

— Eh bien, j’ai mon rendez-vous médical annuel à dix heures, mais sinon rien de spécial.

— Que dirais-tu qu’on se promène un peu cet après-midi dans les jardins du château ? Entre mère et fille.

— Avec plaisir, répondis-je souriante, en retenant d’exploser de joie.


En une question, toute ma confiance en moi venait d’être rechargé à fond. Ma mère reconnaissait enfin mon existence. Elle voulait enfin m’accorder un peu d’importance. Finalement, j’ai toujours eu raison. Raison d’espérer qu’on fond de son cœur de pierre, une femme aimante y était caché. Finalement, c’était peut-être elle qui était prisonnière. Prisonnière d’elle-même après avoir tant enfoui toutes les bonnes émotions de l’être humain.


— Parfait. Mademoiselle ?

— Oui, Votre Majesté l’impératrice ? répondit Emma en sachant que c’était à elle qu’elle s’adressait.

— Préparez un repas qu’on peut emporter facilement pour Elena et moi-même.

— Je m’en occuperais personnellement, Votre Majesté l’impératrice.

— Dis-moi Elena, est-ce que ton père est au château ?


Cette fois, je recrachais mon chocolat dans mon bol en m’étouffant. Avait-elle perdu la mémoire ? Mon père avait disparu quelques jours après ma naissance et jamais elle n’avait parlé de lui. Impossible que ce soit ma mère qui dise ça. Quelque chose n’allait pas chez elle mais je n’arrivais pas à savoir quoi. Je fis comme s’il ne s’était rien passé, en espérant qu’elle n’ait pas remarqué ce geste qu’elle déteste tant, indigne de ma position de Princesse selon elle.


— Mon père ? réussis-je à dire malgré ma surprise.

— Je parle bien de ton père, oui. Dis-moi où il est, je dois lui parler de quelque chose d’important.

— Et bien je… je ne sais pas.

— Vraiment ? Je suis sûr qu’il doit encore traîner dans les hôpitaux à me chercher une place.

— Comment ça ? tentais-je.


C’était le moment où jamais d’en apprendre plus sur mon père. Sur cet homme dont je ne connaissais rien, pas même son prénom. Tout ce qu’on avait bien voulu me dire sur lui, c’est qu’il était né Prince et qu’il avait épousé ma mère peu de temps après être devenu Empereur. C’est ainsi que ma mère était devenue Impératrice.


— Ce n’est rien, je divague. Si ça ne te dérange pas, je vais me retirer, j’ai encore pas mal de travail avant notre sortie. Il ne faudrait pas que ça nous empêche d’en profiter. Et puis, il faut que je retrouve cet énergumène avant qu’il ne m’interne je ne sais où.

— Je ne vous retiens pas, mère.

— Dans ce cas, ma fille, retrouve-moi ici à midi.


Elle sortit de la Grande Salle, me laissant seule avec Emma. Je n’en revenais pas de ce qu’il venait de se passer. J’avais l’impression que ce n’était pas réel, que ce n’était jamais arriver. Je me dépêchais de finir mon petit déjeuner avant d’aller me préparer pour une journée qui allait sûrement être inoubliable.

Emma me suivit dans ma chambre, nous étions toutes les deux perplexes. Je n’avais jamais vu ma mère se comporter ainsi. À croire que c’était une tout autre personne. Tout ce que je voulais, c’est que ça dure et que cette personnalité de ma mère ne reparte pas aussi vite qu’elle était arrivée.


— Emma ? Tu sais ce qui arrive à ma mère ? lui demandais-je au cas où.

— Je n’en sais pas plus que vous Mademoiselle.

— Tu crois que je devrais demander au médecin d’aller la voir tout à l’heure ?

— Je ne pense pas. Vous devriez plutôt en profiter. Ce n’est pas tous les jours que l’Impératrice se préoccupe de vous.

— Pas faux. Mais c’est quand même étrange venant d’elle. Surtout quand on sait qu’elle m’impose un couvre-feu, qu’elle ne m’autorise que certains livres et qu’elle m’interdit de sortir de l’enceinte du château.

— C’est vrai que votre mère est un peu… autoritaire. Mais n’y pensez pas. Souhaitez-vous quelque chose de spécial pour midi ?

— Fais-toi plaisir, Emma. Je sais que tu aimes bien cuisiner et tu es la meilleure. Mais j’aimerais bien gouter quelque chose de différent.

— Je ne vous décevrai pas alors.


Elle quitta ma chambre et je lus l’un des livres que ma mère m’avait autorisés avant de rejoindre l’infirmerie pour mon rendez-vous médical annuel. Une fois l’examen fini, je retournai dans ma chambre pour me changer. Si je devais vraiment passer l’après-midi avec ma mère, je voulais qu’elle me remarque, qu’elle soit fière de moi. Je cherchais dans mon armoire pendant cinq minutes environ avant de trouver la robe parfaite. Normalement, c’était une robe de bal. Même s’il n’y avait jamais de bals au château, ma mère voulait toujours que j’en aie une. Je ne l’avais, jusqu’à présent, jamais mis.

Sur le devant, elle était longue jusqu’aux genoux. Derrière, elle touchait presque le sol. Le dos de la robe était nu et il y avait un petit décolleté. Au niveau de la taille, une ceinture de petits diamants reflétait la lumière du soleil. Avant de la mettre, je demandais à l’un des gardes devant ma porte d’aller chercher Emma pour me coiffer, si elle avait le temps bien sûr. Elle arriva vingt minutes plus tard et j’avais déjà enfilé la robe. Elle écarquilla les yeux en m’apercevant et je ne pus m’empêcher de rire.


— Je n’avais jamais vu cette robe ! s’exclama-t-elle. Où avez-vous bien pu la trouver ?

— Dans mon armoire. C’est une robe de bal, Emma, et non, je ne l’avais encore jamais mise.

— Elle vous va à ravir. Vous êtes magnifique avec.

— Merci. Tu pourrais me faire une coiffure qui va avec la robe ? J’ai envie de lui faire bonne impression devant ma mère.

— Je vais vous faire une coiffure digne d’une Princesse.

— Je suis une Princesse, Emma, soupirais-je.

— Oh, c’est vrai ? Me taquina-t-elle. Je ne m’en étais jamais rendu compte. Asseyez-vous.


Heureusement, elle n’avait pas passé beaucoup de temps à faire ma coiffure ce matin. Pendant ce temps, j’imaginais toutes les conversations possibles que je pourrais avoir avec ma mère. J’avais tellement de questions, mais en même temps, je savais que je ne devais en poser aucune.


— J’ai fini Mademoiselle, dit Emma en me sortant de ma rêverie.

— C’est sublime Emma, merci.

— Si vous aviez été dans des bals, je suis sûr que vous auriez été celle qui attire les regards de tout le monde. Vous êtes plus belle encore que la miss beauté de ma ville.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un concours de beauté, rien de plus. En tout cas, vous êtes fin prête à passer l’après-midi avec votre mère. Pas trop d’appréhension ?

— Un peu si.

— Je suis sûr que ça va bien se passer. Je dois retourner en cuisine finir de préparer votre repas.


Elle m’adressa un clin d’œil avant de quitter ma chambre. Je restais quelques instants assis devant mon miroir et respirais un grand coup avant de me lever. Il était déjà onze heures cinquante et je ne voulais pas faire attendre ma mère.

Je marchais silencieusement dans les couloirs jusqu’à la Grande Salle. Seuls le bruit de mes pas et de ceux de mes gardes, le froissement de nos vêtements faisaient du bruit. En entrant, l’un des gardes frappa à la porte.


— La Princesse Elena, Votre Majesté l’Impératrice.

— Vous pouvez nous laisser. Approche, Elena.

— Que voulez-vous faire ?

— Je finis de remplir un papier et je suis à toi. Tu peux t’asseoir en attendant.

— D’accord.


Je ne m’assis cependant pas, et me dirigeai vers les fenêtres pour regarder dehors. J’attendis une dizaine de minutes qu’elle finisse ce qu’elle avait à faire.


— Elena ? M’interpella-t-elle

— Oui, mère ?

— J’ai fini. Tu viens ?

— Où ça ?

— Dehors. Ta servante nous a préparé un coin au frais. Emma c’est ça ?

— C’est ça.


Elle passa son bras autour de mon épaule et me poussa délicatement jusqu’à la sortie. On marchait en silence jusque sous un grand chêne à l’ombre près du petit étang. Il y avait là un drap posé sur le sol mousseux et un panier. Elle s’assit en première, à droite du panier et je fis de même, à gauche du panier.


— J’avoue être un peu surprise, mère, avouais-je subitement.

— Comment ça ? répondit-elle visiblement surprise, elle aussi

— Eh bien, vous n’avez jamais… vous n’avez jamais prêté attention.

— J’ai été une si mauvaise mère que ça ?


Sa voix tremblait, comme si elle n’avait aucune idée de tout ce qu’elle m’avait fait subir. Avait-elle perdu la mémoire ? Non, ça m’étonnerait que ce soit ça, elle m’aurait complètement oublié sinon.


— Je ne dirais pas ça, mais…

J’espérais vraiment qu’elle ne remarque pas mon mensonge alors que je joue avec mes doigts et regardais mes pieds.

— Je sais que tu me mens, ma fille, enchaîna-t-elle en désignant mes doigts. Je faisais la même chose à ton âge. As-tu déjà mangé de la pizza au saumon ?

— Non, mère. Je…


Avait-elle aussi oublié mon allergie ? Comment pouvait-elle savoir qui j’étais, savoir que j’avais dix-neuf ans sans se souvenir de ses dix-neuf dernières années ? Je commençais vraiment à m’inquiéter.


— J’en mangeais souvent quand j’étais jeune. La ressource principale de mon village était le poisson, en particulier le saumon. La première fois que je suis montée sur un bateau de pêche, c’était avec mon père quand j’avais dix ans. Est-ce que je t’ai déjà parlé de mes parents ?

— Non, mère, ni de vous.

— Tu ne veux pas gouter ? Enchaîna-t-elle en me tendant une part de pizza.

— J’y suis allergique, mère. Vous ne vous en souvenez pas ?

— Oh, comme ton père. Excuse-moi Elena, je ne savais pas.


Je pris une part de pizza au jambon et la mangeais en silence. J’avais toujours voulu avoir une mère aimante, comme en ce moment, mais c’en était trop. Elle n’avait jamais agi comme ça. Elle ne s’était jamais occupée de moi et du jour au lendemain, elle se mettait à me parler d’elle, de mon père, comme si de rien n’était.


— Excusez-moi mère, mais vous allez bien ?

— Comment ça ?

— Ça fait dix-neuf ans que vous ne vous occupez pas de moi, dix-neuf ans que j’ai l’impression d’être une étrangère pour vous et là vous faites comme s’il ne s’était rien passé. Comme si… hésitais-je.


Si elle avait vraiment oublié tout ce qu’il s’était passé, devais-je vraiment lui rappeler tout le mal qu’elle m’avait fait ?


— Comme si quoi ? insista-t-elle

— Comme si vous ne m’aviez jamais enfermé dans ma chambre, comme si vous ne m’aviez jamais rien caché sur vous, sur moi ou sur ce qu’il se passe à l’extérieur des murailles. Je suis votre prisonnière ici, mère, pas votre fille, avouais-je en la regardant droit dans les yeux.

Je venais de tout lui dire sans réfléchir et pourtant, je savais que je n’aurais pas dû. Je ne me serais jamais permis de faire cette remarque à la mère que j’avais toujours connue.

— J’ai vraiment fait ça ?

— Oui, mère.


Je voulus lui dire qu’elle avait sûrement fait plus que ça, mais j’ignorais moi-même jusqu’où elle avait pu aller. Je décidais de ne pas en ajouter plus à sa peine.


— Ton père avait peut-être raison finalement.


Elle baissa les yeux et joua avec ses mains. C’était la première fois que je la voyais faire ça. À côté de moi, je n’avais plus l’Impératrice ni la mère diabolique que j’avais toujours connue. J’avais l’impression de voir une femme sans défense. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elle change à ce point en si peu de temps ? Je détestais peut-être la mère que j’avais toujours connue, mais je n’étais pas sans cœur. L’état de ma mère ne me laissais pas de marbre. Je devais l’aider. Je ramassais toutes nos affaires et aidais ma mère à se relever, en passant l’un de ses bras autour de mon cou.

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