Méfiez vous des gros

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Lui m'appelait Berthe, pour ne pas m'appeler Marie, parce que ses enfants auraient pu prendre ça pour de l'affection. Il ne pouvait pas m'appeler Machine ou Truc, cela aurait fort déplu à maman.
Alors il m'appelait Berthe. Ça le mettait suffisamment à distance de moi et ça lui permettait de dire à ses gosses qu'il ne me confondait pas avec la portée.
Maman trouvait que ce surnom avait quelque chose d'affectueux, genre « Oui tu existes pour moi, je t'ai vue ! »

Formidable reconnaissance.

Berthe… Mais pas que, parce qu'aussi étrange que cela puisse paraître, maman n'avait pas tort, me nommer, c'était déjà m'humaniser et, plus tard, manifester cette forme d'affection qu'on abandonne aux animaux de compagnie.
Dès lors, comment distinguer « Berthe ch't'ai à la bonne » de « Berthe dégage, ch'te supporte pas… »
Il lui fallait trouver autre chose.
Il essaya « Berthe au grand pied »; ça n'avait pas déplacé les foules : je chausse du trente-trois et ce, des deux pieds s'il vous plaît, encore maintenant… C'est un de mes super pouvoirs inutiles.
Il essaya « Berthe aux petits pieds » mais outre que cela sonnait assez mal, ce qui est petit, est mignon. Impossible pour ce pseudo père de m'accorder cette pseudo gentillesse.

Pendant ses pauvres tentatives, ses enfants gagnaient des prix grâce à leur imagination fertile.
Tous les animaux connus et proéminents ont nourri la liste des sobriquets qui me furent servis.
Les faveurs de mes railleurs allant plutôt vers des animaux sales ou laids, tout au moins réputés comme tels, au zoo des mastodontes, j'étais la seule bête.
Les gosses de ma colère usaient d'un rituel pour tester l'impact de leurs différentes insultes. Ils les mettaient progressivement sur le marché, à tour de rôle et, en fonction des retours, ils les resservaient sur une plus ou moins longue durée. De tous les :
« Mammouth », « Mocheté »,« Hippopotame », « gros tas », « Baleine », « Débile » «Éléphant»… « t'es grosse » a semblé une piste plus intéressante, s'affiliant à « La grosse », pour se fixer sur «Grosse Truie » ; celui-là a marché du tonnerre de Dieu !
Mais finalement, c'est le garçon de la portée qui a gagné le concours avec « Saindoux ».

Pendant ce temps-là, leur père exaspéré par mes maladresses répétées d'enfant mal latéralisé, malaimée avait accouché d'un pénible « Miss Catastrophe » qui n'a fait que renforcer mon talent si manifeste, en sa présence, de tous briser et renverser. Mais ce nouveau surnom ne m'a pas libérée de «Saindoux ! » plus percutant quand même, il faut bien l'admettre.

Une contre cinq, la plus jeune de surcroît… Mais je n'étais pas totalement démunie.
Enfin… Je me suis munie petit à petit, au fur que je renonçais à une quelconque affection, et à mesure que je conquérais du poids.
« Saindoux », prenant mon corps petit à petit, mais me donnant aussi, de fait, une masse certaine, de force et de résistance cinétiques et une durable capacité d'avoir le dessus à un contre un.
Surtout contre « la Petite », dont la haine n'avait rien de commune avec la mienne et qui, régulièrement, partait en pleurant se plaindre à un membre de sa meute, lequel ne pouvait tout à fait éteindre mon sourire narquois, même à coup de claques ! Vengeance !

J'ai traversé les âges en surfant sur une planche d'insultes, au-dessus de ma mère, la pauvre, qui s'abstenait de prendre parti devant témoin, mais me témoignait son indéfectible soutien par la même remarque : « … Oui, mais tu es la plus intelligente ! »

Ce que, voyez-vous, je suis bien obligée de reconnaître.
Le Saindoux a donc fourbi ses armes et aiguisé ses synapses en vue de la riposte.
Dans une fratrie, l'enjeu c'est l'amour et l'attention qu'on peut susciter auprès de ses géniteurs. Cette fratrie-là n'ayant qu'un parent, désirait qu'on l'aimât deux fois plus.
Et donc, sans remord, utilisant cette connaissance pour exciter les désirs des uns et les frustrations des autres, j'ai menti, inventé des compliments, dénoncé des complots, frappé, volé, dans le noir ou à huis-clos ; divisant pour mieux régner, j'ai gagné quelques batailles.
Et lorsque ma mère partit voir si l'herbe était plus verte à côté, j'ai gagné la guerre…

Pourtant j'ai quitté mes ennemis avec une inquiétude réelle.
On sait ce qu'on perd, que sait-on de ce que l'on gagne ?

Dans ma pelisse de soie et de chair abondante, la vie devenait compliquée ; traîner trois quintaux, -soit deux corps dans un seul- était épuisant. Mon moral de soldat s’effondrait sur ces terres de paix. Pourtant, même si mon surnom graisseux n'était plus audible, je le lisais dans les yeux de tous ; les relents de guerre n'étaient pas si lointain. J'en voulais à la Terre entière, mais mon ressentiment s'usait et se délitait dans l'impossible expression de ma haine.
Comme je comprends les Pingouin et les Jocker, Batman défend l'indéfendable. Les humains sont monstrueux et se dissimulent sous un vernis de civilisation.
Les enfants que l'on croit façonnés d'innocence, sont de petits monstres en devenir. Et s'ils amusent les adultes, c'est parce que leur capacité de nuisance n'a pas encore sa toute puissance.
Parfois, le potentiel est évident.

Un petit groupe de gamines qui n'avait pas treize ans, attendait avec moi que le magasin ouvre ses portes, je les voyais comparer nos silhouettes dans les reflets de la vitrine. L'une d'elle m'avait regardée avec un mépris qu'aucun adulte jusque-là n'avait su incarner :
«Vous n'êtes qu'un tas de graisse ! Cachez-vous ! C'est honteux d'être aussi moche ! »

Ses copines n'avaient pas eu le temps de rire.
Je lui retournai une gifle qui lui péta quelques dents, elle décolla du sol comme un fétu de paille :
« Pardon, ma chère ! De vilaines choses sortaient de votre bouche et j'ai dû les pulvériser.»

Remontant ma pente dépressive grâce au moteur de ma colère légitime, je décidais ne plus faire partie de cette Société. Et je développai une passion dévorante pour les venins et les virus. Je m'instruisais sur la meilleur façon de détruire tous les parasites de cette Terre qui en souffre tant.
Comme dit maman, « Je suis la plus intelligente ! ». J'ai fini mes études avec une solide formation scientifique. J'ai assez peu de moyens mais je suis douée d'un entêtement sans limite…
Poisons et virus associés, mêlés comme dans l'intimité de vos cellules…
Créatures sans valeur, finalement j'ai trouvé le moyen de vous éradiquer…
Je vous aurais bien dit dans un rire démentiel : « Vous êtes tous morts ! », cela se peut encore produire. Qui sait ?
Mais pour le moment, un homme a sauvé l'humanité.
Je n'ose vous dire à quel point il m'aime et comme il est doux, gentil et sincère.
Je n'ose vous dire combien moi-même je l'adore, il vaut sept milliards d'êtres humains.

C'est un petit homme amoureux des montagnes. Lorsqu'il étire ses bras et se cramponne à mes épaisseurs, il veut forcer son corps à se fondre dans ma chair et dans un soupir satisfait, chaque fois, tendrement, il m'appelle Ma Puce.

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