La réalité rattrape toujours les rêveurs
Le lendemain matin, Michaël fut très surpris de retrouver celle qui occupait son esprit depuis la veille. Et la surprise fut de taille car celle-ci se trouvait sur son banc. Il s’avança lentement puis s’assit à son tour, gardant tout de même une certaine distance. Après une petite minute, il tourna son visage vers elle. Son bonnet bleu sur la tête, elle souriait en écoutant de la musique avec des écouteurs. L’avait-elle remarqué ? Michaël se pencha légèrement en avant comme pour signaler sa présence et la jeune femme débrancha ses écouteurs.
- Bonjour ! dit-elle avec un sourire.
Le jeune homme bafouilla quelque peu avant de la saluer à son tour.
- Bonjour. Avez-vous passé de bonnes fêtes ?
- Très bien, merci pour le conseil, il est vrai que ce gâteau est très bon en plus d’être totalement assorti à la période ! Avez-vous goûté la tarte ?
Un air béat sur le visage, Michaël hocha vivement la tête.
- Oui, j’en ai pris une part ce matin et ce n’est pas mal non plus !
Un oiseau qui s’envolait d’un arbre nu étouffé par le gui attira l’attention des deux individus. Ils fixèrent la branche encore tremblante quelques instants lorsque l’alsacien posa une question qui lui brûlait les lèvres.
- Qu’étiez-vous en train d’écouter ?
Il aurait pu lui demander tellement de choses, son prénom ou même son âge. Mais ces détails lui importaient peu finalement. Qu’elle s’appelle Marie ou Rachel, quelle importance ? En revanche, étant un grand adorateur de musique, il était intéressé par les goûts de la jeune femme même s’il était persuadé qu’elle n’aimait que de très bons morceaux !
Pour seule réponse, elle augmenta le volume et lança une chanson que Michaël connaissait bien.
On a beau faire, on a beau dire
Qu’un homme averti en vaut deux
On a beau faire, on a beau dire
Ça fait du bien d’être amoureux
Je sais pourtant que ce prochain amour
Sera pour moi la prochaine défaite
Je sais déjà, à l’entrée de la fête
La feuille morte que sera le petit jour
Je sais, je sais, sans savoir ton prénom
Que je serai ta prochaine capture
Je sais déjà que c’est par leur murmure
Que les étangs mettent les fleuves en prison
La chanson semblait avertir Michaël. Comme pour la seconde cristallisation de Stendhal, le doute naquit. Le jeune homme n’était pas amoureux de la normande. Mais il savait au fond de lui que son départ lui infligerait une immense peine. Il avait aimé les quelques échanges qu’il avait partagés avec elle et ressentait l’envie constante de la connaître mieux. Ce qu’il désirait le plus finalement, c'était qu’elle reste à Marcilly.
Mais à quoi bon ?
Le Grand Brel ne manquait pas de lui rappeler l’impossibilité de la relation qui taraudait son esprit.
Je sais pourtant que ce prochain amour
Ne vivra pas jusqu’au prochain été
Je sais déjà que le temps des baisers
Pour deux chemins ne dure qu’un carrefour
Michaël savait que la jeune femme devra bien rentrer chez elle tôt ou tard. Et cela le terrifiait sans même qu’il n’en connaisse la raison profonde. Pris d’un soudain sentiment de panique, il lui demanda d’une voix précipitée :
- Quand partez-vous ?
- Ce soir, j’ai promis à des amies de passer la soirée avec elles ! répondit-elle d’un ton presque navré.
Le jeune alsacien hocha la tête en se retenant de lui demander de rester. Non, pas de lui demander, de lui implorer. Sa vie était bien trop morne. Il s’en rendait compte maintenant. A vingt-trois ans, il était déjà totalement aliéné dans un routine étouffante et une solitude maladive. Pourtant, en quelques heures, il avait eu le temps de s’abandonner à la rêverie et avait réussi à imaginer un futur différent. Il désirait prolonger ce sentiment d’éternité car celle-ci était bien trop courte pour lui et ses espérances.
Finalement, Michaël ne faisait qu’échapper au présent en se projetant dans le futur.
Mais quel avenir ?
Une longue vie à Marcilly, des après-midi à prendre des photos d’animaux qui eux-mêmes se lasseraient de sa présence ? Tout ce qui, hier encore, comblait le jeune homme prenait désormais un goût amer. Il voulait voyager, connaître le monde.
Michaël savait.
Il savait qu’il pourrait s’entendre à merveille avec cette jeune femme et il savait qu’elle avait le pouvoir de changer radicalement sa vie plate et linéaire. Sa seule présence lui donnait un goût d’aventure et de changement, une odeur de joie et de sourires esquissés au beau milieu d’un champ normand.
Mais la réalité rattrape toujours les rêveurs.
Elle les rattrape si brutalement qu’ils ne s’en rendent généralement pas compte. Or il restait un brin de lucidité dans la tête de Michaël pour qu’à vingt-trois heures précises, il prenne pleinement conscience que la jeune inconnue du banc avait bel et bien quitté le village.
Il ne se sentait pas triste. Il n’avait pas pleuré et ne pleurerait pas. Il se sentait juste vide. Comme si on l’avait sorti d’une longue léthargie pour le replacer dans une hibernation plus profonde. Il ne lui restait que les souvenirs pour le narguer et remuer le couteau dans la plaie béante qu’était devenu sa poitrine. Pourtant, il pourrait partir. Prendre un sac-à-dos et réaliser quelques rêves d’enfant. Mais il se sentait découragé. La jeune femme lui avait laissé en partant une immense étendue de vide qu’il ne pouvait combler.
C'est alors dans un épuisement apparent qu’il se coucha dans un lit trop grand pour son frêle corps et qu’il se promis de changer : il en avait assez de seulement exister, Michaël voulait vivre.
La solitude n’était définitivement plus pour lui.
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