Se résigner

5 minutes de lecture

[CW psychiatrisation, maladie mentale]

***

Sam

J'ai la rage au ventre et des cris dans le casque alors que je remonte la rue vide du quartier résidentiel tranquille de mes parents. Avec mes cheveux courts, mes piercings et mes manches longues en plein printemps, je me sens observé. Comme toujours. Le fou du village, c'est bien ça ? Ouais regardez-bien bande de chiens, c'est moi, la putain de lesbienne suicidaire de l'hosto du coin. C'est pas comme si j'allais parler à vos gamins.

A croire que j'suis contagieux. J'accélère le pas et mon jean déchiré craque un peu plus. Coup de pied dans la poubelle du voisin. C'est gratuit mais ça défoule. J'ai pas la foi, j'ai pas l'envie de rentrer chez moi. Y'a cette voix qui me hurle de sauter, de hurler, de balancer mon skate dans la descente, sans casque et sans frein. Mais j'l'ai pété, mon skate. Je sais toujours pas pourquoi. J'ai une batte de baseball cachée sous le lit et les restes de mon skate cloués aux murs. A 2h du matin, ça avait pas plu aux parents. Les grands yeux ahuris de Valentine, ma petite soeur, c'est ça qui m'avait fait arrêter. Val. Elle est si douce et si enthousiaste, mais quand elle raconte ses histoires de coeur de maternelle avec cinq amoureux et une amoureuse, on me regarde mal. Comme quand elle raconte qu'elle veut jouer avec les garçons, qu'elle revient écorchée des genoux et le menton fièrement levé parce qu'elle a voulu sa place dans l'équipe. Val, c'est le petit trésor qui me retient. La plupart du temps. Je suis pas sûr qu'elle ait besoin d'un grand frère fou.

J'suis pas allé à mes cours de l'après-midi. Les parents bossent alors je serai tranquille. Mais j'aime pas cette baraque. Rendez-moi l'hôpital. Au moins là je sais comment agir. Au moins là je peux être fou autant que je veux. On est pas une déception quand on a déjà tout échoué et qu'on se retrouve là. On est juste... là.

Je descends le sentier derrière notre maison. Y'a les quais pas loin, et un épicier pas trop regardant sur l'âge quand il s'agit de me filer une bière. Plus besoin, bientôt j'ai mes 18 ans. Je me voyais pas rester jusque là.

La bière est froide mais le soleil du printemps tape sur mon pull noir alors que je descends vers les quais, me poser sous un pont. Y'a des potes là-bas. Des sans-abris, ça jongle, ça parle fort, et même ceux qui essayent de me convaincre d'essayer, de retourner finir ma terminale, ils me retournent pas la tête comme des profs où des parents. Je m'installe au milieu d'eux et je me fais ma bulle. Parfois ils m'incluent, ils sont fort pour ça. Mais aujourd'hui j'ai mon espace à moi, mon carré d'intimité dans les rires forts et le chaos ambiant. J'ai sorti un livre, on m'emmerde pas, on me tacle gentiment sur mes airs d'intello sous mes lunettes carrées. Ici, on me dit "il".

Marc revient du travail, usé, avec son gros chien ébouriffé qui sent bon l'herbe fraîche dans laquelle il s'est probablement roulé. J'aime bien les chiens, alors je les salue avec un sourire et j'enfouis mon nez dans le pelage rouille mi-long de Stick. C'est un bon chien, Stick. Il s'est fait un peu de thunes à la manche, il se pose à côté de moi avec une bière et les trois paquets de croquettes qu'il a récupérés. Pour petit chien. Pauvre Stick, je me demande ce qu'il passe par la tête des gens.

Marc, il a eu la mauvaise idée de faire un burn out dans son ancien taff à l'usine. C'est l'un des plus déter pour retrouver une vie "normale". Au milieu des jongleurs, des cracheurs de feu, des paumés et des fous, il s'est trouvé une place, mais il fait ça pour son chien, enfin je crois. Il est encore obsédé par l'idée de retrouver quelque chose, un appartement, une vie. Après sa dépression et malgré les arrêts des médecins, l'argent avait fini par manquer. Pas de loyer payé pendant plusieurs mois. Il avait laissé l'appart propre comme un sou neuf et plié bagage pour se trouver une solution alternative.

Dans la rue, il s'amuse à plier des ballons pour les donner aux enfants contre quelques pièces. Il en profite pour montrer l'étendue de ses talents en distribuant à qui le veut en offrant des ballons de baudruche pliés en phallus aux autres. Je gribouille dans les marges de mon livre d'école, une bite en ballon à côté de moi, sous un pont qui pue l'urine. On me file une cigarette, j'accepte avec joie. Ptêt que je devrais retenter. M'enfuir un duvet sur le dos et me poser en squat. Rien à me faire voler à part des livres d'école. Des gens assez tordus pour me faire une place. On m'y a déjà invité, mais j'avais été retrouvé vite. Trop vite. A peine une semaine de répit avant de retrouver ma vie d'avant et la famille. Je sais pas pourquoi ils me retiennent. Je leur fais du bien ni à eux, ni à Val, ni à moi en restant là-bas. Ils sont en obsession sur mes notes et sur le lycée. Forcémement, j'ai des difficultés, à force de rien foutre. Je mettrai mon avenir en l'air, il paraît. Ils ont pas l'air d'avoir compris que de l'avenir, j'en vois pas.

Je veux me tirer.

Je veux partir d'ici.

Et j'ai pas d'espoir.

Mes parents menacent de me mettre sous tutelle. Même si j'entre à l'université, ils ne me laisseront pas quitter la maison. Ils ont mis des alarmes pour que je prenne mes médocs, ils viennent parfois vérifier la nuit que je sois bien en train de dormir. Ils me mettent en garde quasiment une fois par semaine sur la bande avec laquelle je traîne. Ils sont persuadés que Nora et Zahid sont ceux qui m'ont contaminé, que j'aime les filles à force de traîner avec des queeros quoi. Ça fait longtemps que je vois plus de tendresse dans leur regard, s'il y en a eu un jour ; juste de la fatigue, de la tristesse et une déception croissante. Ma mère m'a déjà reproché de chercher l'agression parce que je tenais la main à ma petite amie en public. Mon père m'a expliqué que je mettais Val en danger en assumant qui j'aimais, qu'elle allait se faire taper à l'école ou je sais pas. Y'a pas d'issue pour un gars comme moi, qui entends des voix et qui vole des pyjamas à l'hôpital. Ma voix, en tout cas, on l'entend pas ; sauf sur scène, visage masqué et perruque sur le crâne.

C'est tout ce qu'il me reste. La permission de sortir une fois par semaine pour le groupe. Ça et le groupe d'étude obligatoire auquel ils m'ont inscrit. Ouais, elle est gentille l'animatrice Lisa, mais ça va rien changer.

J'ai dix-huit ans dans un mois. Majeur, vacciné, enfermé. J'aurais jamais cru tenir jusque-là.

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