Rentrer chez soi

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[TW mention de drogue, agression queerphobe et raciste]

***

Sam

Ça tangue un peu sur le chemin du retour. Ptêt une bière en trop. Ptêt un joint en trop. L'euphorie fait se mouvoir le sol en vagues successives et les lumières des lampadaires le font luire comme après un jour de pluie alors que je me laisse porter par ce roulis étrange sous mes pas. J'ai le sourire aux lèvres et le torse en pagaille. Noor m'a tenu la main jusqu'au bus nocturne. C'était étrange, un peu moite, elle a les doigts longs et fins comme des baguettes de tambour, mais plus souples. Plus fragiles. Ça m'a fait du bien, je crois. Je sais qu'elle a un truc pour moi. Et moi, j'en sais rien, mais j'ai envie de la serrer, fort comme jamais, et de la tenir tout contre moi. Je suis ivre.

Même les rues de ma banlieue me semblent plus belles. Il y a quelque chose d'épique dans la montée qui m'emmène vers chez moi. A moins que ce ne soit nos riffs dans mon casque qui m'emballent et qui balancent les trottoirs sur des rythmes saccadés.

Je glisse la clé dans la serrure le plus silencieusement possible. Le sommeil se fait lourd sur mes épaules. Pour une fois, la maison dort. Soupir de soulagement. Je vérifie ma montre : deux heures du matin. Les parents ont dû s'endormir. J'aurais sûrement droit à une remise au point demain mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire ? Me renvoyer à l'hosto ? Ils ont bien vu que le groupe comptait pour moi, que ça leur plaise ou non. Ils ne prendraient pas le risque de me l'arracher. Ils ont déjà essayé. "Mauvaises fréquentations", "distraction de tes études"... Je sais pas ce qui les a convaincus. Peut-être la présence de Noor. Elle est douce et studieuse, en contrepartie elle m'aide avec mon travail scolaire. Tant que mes notes restent correctes, tout demeure immobile, figé, jeu d'équilibriste sur un fil de pêche ; les reproches sont là mais j'échappe au pire.

Je m'effondre sur mon lit. Demain est un autre jour. Et aujourd'hui... Aujourd'hui, pour une fois, ça valait le coup d'exister.

***

Zahid

Je sais pas ce qu'on avait fait. Malgré la veste noire qu'on portait par-dessus nos vêtements, malgré la capuche sur nos cheveux colorés, il devait y avoir quelque chose dans notre démarche, dans notre façon de nous déplacer... Notre maquillage, trop prononcé, nos talons trop hauts, la jupe trop courte de Mia ? Ce n'est pas comme s'il leur en fallait beaucoup. Et ce soir, c'était pour nous.

-Hé le travelo !

Ils étaient quatre, à fumer dans leur coin. Mia se recroqueville un peu et resserre sa main dans la tienne.

-Hé les pédés, y vous arrive quoi ?

Ça se rapproche derrière nous, des bruits de rangers qui accélèrent et nous entourent soudain. Je resserre le poing sur ma bombe au poivre. Ça ricane gras alors qu'on reste fixaes sur notre objectif. La main de Mia tente de s'échapper de la mienne, par réflexe, comme si ça allait changer quoi que ce soit. Je la retiens fermement, caresse le dos de sa main avec douceur pour la rassurer. Je sais ce qu'elle vit, le rush glacé de crainte, le battement sourd dans ses tempes, l'adrénaline qui monte. L'envie de pleurer et de se cacher. Elle est encore plus pâle qu'à l'ordinaire.

C'est d'abord un coup d'épaule, venu de derrière. Je me retourne d'un coup, y'a des insultes qui claquent comme des coups de fusils. "Bougnoule", "sale arabe", "trav'", "enculé" leur vocabulaire est toujours si limité. Je me grandis comme je peux, grossis ma voix comme un chat acculé, mais c'est Mia qui nous sort de là ; la bombe au poivre dans ma poche, elle a visé les yeux et on s'est tirés. Un frisson dans mon dos quand ça gueule derrière nous. "On va vous la faire comme en 61, les bougnoules !". Un raciste qui connaît ses classiques, mon estomac se tord et je me rapproche d'instinct de Mia.

Mia s'effondre sur mon épaule dès qu'on arrive dans l'appartement, après avoir fait des détours dans le métro pour être certainaes de ne pas avoir été traquaes. Je la saisis par les hanches. Elle est bien plus grande que moi, Mia. Je lui caresse le dos en lui murmurant des trucs, je sais même pas trop quoi, des classiques, "ça va aller", "ils étaient pas dans notre quartier", "je t'aime". J'embrasse son front, ses joues, son nez alors que l'adrénaline pulse encore en trombe sous ma peau moite.

C'est ni la première ni la dernière fois. Trop visible, trop queer, trop foncés ; au moins ceux-là ne nous ont pas suivi.e.s.

***

Nora

J'entre en silence dans l'appartement. Ne pas réveiller ma mère, c'est l'essentiel. J'ai pas peur, dans la rue, mais j'espère que les autres sont rentrés sans problème. C'est jamais anodin, de se promener autant à nu, fardé de lourd maquillage, habillé coloré et court. On m'a traité de pute une fois. Ca m'a fait rire, mais quand je me suis rapproché avec le sourire et qu'il s'est rendu compte que je le dominais d'une tête et d'une longueur d'épaule, il avait plus moufté. "Trop chère pour toi, mon chou". À force, on s'habitue. Ces gars-là, ils n'ont plus de pouvoir sur moi. Au pire, quoi ? J'ai pas peur de me battre, j'en ai trop vu, des comme ça. Eux, par contre, ils sont rarement prêts.

***

Noor

Le retour a été calme. Une fois dans le bus, mes paupières se sont immédiatement fermées, alors que mes bras entouraient mon sac comme une drôle de peluche. Je n'habite pas loin ; mes parents ont un appartement dans le centre, un joli appart, c'est grand, on y est bien. Par rapport aux autres, j'ai de la chance. Entre le père enseignant-chercheur et la mère qui travaille dans le design, je n'ai jamais vraiment eu à me soucier de mes finances. C'est calme, chez moi. Quand je rentre, un grand verre d'eau au citron m'attend avec un petit mot me disant de faire attention à moi et de ne pas réveiller Inès et Amir. Ils savent, mes parents, pour le groupe, une fois ils sont même venus nous voir sur scène. Je ne crois pas qu'ielles aient tout compris mais je sais qu'ielles essayent de s'impliquer le plus possible.

Je vais me réfugier dans ma chambre sur la pointe des pieds. Ça tangue un peu mais j'ai le sourire aux lèvres. La paume tiède de Sam semble encore réchauffer ma main et quand je ferme les yeux, une sensation berçante de balancier me saisit. Sam qui me tient la main. Sam qui me sourit.

Sam, et son regard bizarrement doux, qui m'attend à la sortie du bar. Sam, la tignasse toute collée à son front après avoir porté sa perruque. Sam, et ses grands yeux verts fatigués, qui me sourit et m'enlace alors qu'on quitte, en dernier, le bar où nous sommes allés fêter notre performance. Mon thorax semble gonfler rien qu'à l'idée. Dans mon vieux pyjama, je me recroqueville sur moi-même, roulée confortablement sous la couette. J'aurais pu l'embrasser. J'en avais presque le cran. Quand il a lâché ma main devant l'arrêt de bus, y'a eu ce moment, cet instant suspendu où ses yeux se sont accrochés aux miens et où, pendant un instant, une hésitation s’est installée. Alors, j’ai embrassé le coin de sa lèvre et je suis partie. Je ne me suis pas retournée pour voir sa réaction, mais je crois qu'il a souri.

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