Se regrouper

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[TW alcool, mention de parties génitales, transphobie médicale]

***

Mia

Toute la bande, et même plus, dans un bar coloré du centre ville. On fête la fin du bac blanc de nos deux petits jeunes, Sam et Noor. Le groupe est là, mais aussi Anis, Théodore, Lola. Anis, des airs d’ange sous ses boucles blondes, iel est en squat et traîne la journée sur les quais, à se débrouiller comme iel peut depuis que ses parents l’ont mis dehors. Ça lui apprendrait la vie, qu’il paraît. Et iel prend bien sa revanche, se glissant dans les petites marges de la société, d’appart en appart, d’amis en amis, de jobs en jobs. Un jour, iel veut avoir un van. Vivre sur la route et tatouer professionnellement. De toutes les cases dans lesquelles on a voulu le mettre, iel ne s’est jamais installae dans aucune. Agenre, fier, débrouillardae, iel vit au jour le jour et ne passe pas un instant sans projet.

Lola, c’est pas la même vie. Sous sa frange blonde, deux yeux gris-verts doux et malicieux. Son sourire plisse ses joues et les tâches de rousseur pâles sur ses pommettes. Elle est dans la classe de Noor et elles traînent ensemble la plupart du temps. Elles se connaissent depuis le collège, juste après le déménagement de Noor, et elles sont inséparables depuis. Sa vivacité et sa spontanéité forment un juste équilibre avec le calme et la prudence de Noor. Leur imprévisibilité était leur point commun, et une dose de surprise régulière pour celleux qui avaient la possibilité de les fréquenter.

Et Théodore… Théodore, je le présente plus. Il n’a pas changé. Même timidité maladive. Même gentillesse inquiète et même douceur dans son attitude. Aujourd’hui, pour la première fois, il porte un serre-tête. Un joli modèle, jaune et fleuri, qui met en valeur ses cheveux lisses et ses yeux noirs. Il est mignon, le Théodore. Et ce qui s’amorce entre lui et Noor est d’une tendresse à en serrer les cœurs.

Sam, lui, n’a pas l’air ravi de la situation. Il s’est beaucoup amélioré, dans sa gestion de la jalousie ; il le dit lui-même, il n’est même pas sûr de ce qu’il veut avec Noor. Il sait bien que ce sentiment n’a pas lieu d’être ; mais entre le savoir et le ressentir, il y a un fossé. Il a peur, au fond. Peur de perdre celui qui lui a été le plus fidèle dans les moments les plus difficiles de sa vie. Peur de perdre cette personne, si vive et si douce, si tendre et patiente dans sa manière d’être avec lui. Il en a besoin, de cette douceur, notre Sam. Et se la voir confisquée, même uniquement dans son imagination, c’est dur.

On discute. Certains ont des bières. Noor s’est prise un diabolo grenadine ; Sam un monaco ; Lola elle, tourne aux boissons énergisantes en permanence. Anis a son martini et moi, Nora et Zahid nous sommes simplement décidés sur une pinte.

La discussion bat son plein depuis bien quelques heures quand Anis prend soudain un de ses airs sérieux et tape de la main sur la table. Il est déjà un peu éméché, et son sourire le trahit malgré l’air pompeux qu’il prend soudain.

-Les amis, annonce-t-il d’un air important, ça ne va pas.

-C’est quoi, le martini de trop ou un martini qui manque ? ironise immédiatement Sam.

Noor retient un petit rire alors qu’Anis lève les yeux au ciel.

-Non, non, je t’assure que c’est sérieux.

Il prend un air dramatique.

-”Iel”, ça va plus. Un mélange de il et de elle, ça me convient pas du tout. Il me faut un nouveau pronom.

-Ael ? suggère immédiatement Noor.

Je sais qu’elle y pense, parfois, à ce pronom. Je trouve qu’il lui va bien, il sonne doux et clair comme de l’eau. Anis grimace, visiblement pas convaincu.

-Tu peux partir sur “E”, suggère Sam. J’ai déjà connu quelqu’un qui l'utilise, tu peux pas faire plus neutre.

-Pourquoi pas “ul” ? Ou “ol” ? ajoute Zahid. J’ai honnêtement hésité avec ceux-ci quand j’ai fait mon choix.

Anis prend un instant de réflexion.

-C’est déjà plus mon type, je pense, mais on y est pas encore.

-Et tes accords ? Tu penses rester sur “-ae” ? demande Nora en buvant une gorgée de sa bière.

Anis hésite.

-Franchement je sais pas. C’est sympa mais ça m’a jamais entièrement convenu.

-Pourquoi pas en -x alors ?

Ca, c’est Lola, qui s’invite soudain dans la conversation.

-C’est assez différent des accords normaux non ? Et puis c’est marrant. Stylax, sympatox, bellax, fierax, on trouve toujours comment s’adapter non ?

Un instant de réflexion autour de la table. Puis un sourire d’Anis.

-Tu sais quoi ? En vrai j’aime bien, c’est marrant. Évidemment si vous utilisez encore “-ae” sur certains mots ça me gêne pas mais “-x” c’est fun.

Moment d’acquiescement à la table. Théodore prend timidement la parole, encore un peu perdu dans toutes ces nouvelles terminologies qu’il apprend à peine.

-Mais… Et ça donne quoi comme pronom ça ?

-Ox ? Ex ?

Moment de rire de l’assemblée, auquel Théodore se joint de bon cœur en réalisant le nombre de jeux de mots possible avec sa deuxième proposition.

-T’es marrant, en vrai j’adore “ex”, ça donne le ton, répond Anis avec un sourire.

Mais Théodore n’a pas fini, il enchaîne :

- Mais attends, Mia elle m’en avait parlé d’un une fois.”Ix”, c’est ça ?

Je souris. Il a une bonne mémoire le petit Théodore ; il est jeune mais il apprend vite et il s’est fait une place parmi nous avec bien plus de facilité que je ne l’aurais cru.

-Oui, c’est vrai ! J’ai an ami qui utilise ces pronoms-là. C’est plutôt… Comment t’as dis Lola, stylax ?

Lola rit de bon coeur, joyeuse. Elle joue avec l’élastique qui était auparavant dans ses cheveux.

-Exactement !

-Vendu ! décrète Anix. Ix ce sera. Et je pourrais toujours en essayer un autre si ça ne me convient pas.

L’assemblée acquiesce. De nous tous, Anis a été celui dont la recherche d’identité a été la plus intense. Personne ici ne se formalise d’un changement de prénom ou de pronom et je pense que cela nous fait du bien. Tester, improviser, se chercher. C’est notre petit groupe, celui où on peut faire ça en toute sécurité. D’une certaine manière, j’admire la fluidité d’Anis, sa capacité à changer ainsi de nom, de pronom de forme de façon régulière ; je me suis réfugiée dans ma nouvelle identité comme dans un cocon alors que lui semblait voleter d’une existence à l’autre, sans attache. Mia, Alice, Claire, la recherche de mon nom avait été laborieuse. Je pense que j’avais trouvé ce qu’il me fallait du premier coup, tout simplement, mais la pression de ne plus changer après le chamboulement d’un coming out peut être lourde à porter par moment. Et si je m’étais trompée ? Et si j’étais plus à l’aise avec le prénom Claire, par exemple ? Parfois, le déni frappait. “Tu ne seras jamais une femme”, qu’il murmurrait à mon oreille. “Tu ne seras jamais normale”.

Heureusement, la joie d’être enfin femme, enfin libre suffit largement à me conforter dans l’idée que j’ai fait le bon choix. Je ne me suis plus posé de grandes questions depuis ma transition sociale ; je suis moi-même et cela suffit. Malgré les craintes et les doutes.

Sam bouge inconfortablement dans son siège. Dans son T-shirt trop large, il semble perdu, ses épaules frêles englouties dans des centimètres de tissus inutiles. Mal à l’aise, il grogne.

-En parlant de transition, y’a pas quelqu’un qui veut des seins ici ? Parce que moi j’en peux plus, qu’on me retire ça.

Je lève la main immédiatement, suivi par Nora et Anis.

-T’as déjà des seins, Nora, tu triches, rit Zahid.

-En a-t-on jamais assez ? Rétorque-t-elle. Mais comme je suis généreuse, je passe mon tour pour cette fois.

-Et moi, enchérit Anis, je crois que je peux me contenter de les porter à temps partiel. Mia, Sam, les échanges sont pour vous.

-Quand tu veux, marmonne Sam, mi-souriant mi-anxieux.

Il n’a pas pu porter son binder compresseur aujourd’hui. Il n’en a qu’un, et ne le lave que seul et secrètement dans le robinet de la salle de bain. Je le sens tendu alors je lui souris doucement.

-On fait un échange ? J’ai aussi deux trois choses dont je veux me débarrasser.

-C’est un deal, qu’il répond avec un petit sourire.

Il finit par lâcher un rire alors que nous nous serrons la main par-dessus la table. La transition, c’est compliqué. A peine out avec nous, surveillé par ses parents dans ses moindres gestes, c’est encore impossible de prendre des hormones ou d’envisager une quelconque opération. Même à son nouveau psychiatre, il n'en a pas encore parlé. Je sais qu’il a peur. Ca bouillonne au fond de lui comme ça a bouillonné pour moi pendant des années. Et les psychiatres… “Mais vous portiez des robes enfants ?” “Êtes-vous homosexuel ?” “Je ne peux pas vous aider, vous êtes trop jeune.” “Vous êtes encore perdu dans votre identité, vous devriez essayer de vous réconcilier avec votre sexe.” “Vous avez juste besoin d'anxiolytiques pour calmer les crises”. “C’est la mode”.

Je les ai toutes eu je crois. Et Sam… Déjà que son psy est pas des plus débrouillards, je ne sais pas s’il saura gérer ça.

Moi, j’ai commencé mes hormones il y a un an. Une petite poitrine commence à pousser et mes hanches prennent doucement en graisse. Je travaille chaque jour un peu sur ma voix pour l’adoucir, fouillant vidéos et tutoriels que je trouve sur internet. J’aimerais avoir les moyens d’aller chez l'orthophoniste pour apprendre à parler plus aigu, mais ce n’est pas une option. Rien de ce que je ne pourrais faire ne sera miraculeux, mais mon corps me convient déjà bien mieux ainsi et plus le temps passe, plus je me sens stable. Peut-être, un jour, je pourrais envisager une vaginoplastie. Peut-être, un jour, je pourrais avoir ces implants mammaires qui me font rêver, une petite poitrine, ronde et ferme, qui tient dans la main et ressort sous mes T-shirts.

Sam, lui, je sais que c’est sa poitrine, le plus gros problème. Après tout, qu’il dit en déconnant, des pénis on en trouve en vente libre partout. Des gros, des petits, des colorés, des vibrants. A terme, il ne sait pas encore ce qu’il veut faire de son sexe, il me l’a dit. Des hormones, voilà ce qu’il lui faudrait, au petit, mais c’est difficile. Si difficile.

La conversation s’anime au fur et à mesure que les verres se vident. On parle de nos vies, de nos animaux. On échange nos vieilles histoires, nos vieux traumatismes. Même Nora semble s’ouvrir un peu ce soir. Je ne savais même pas qu’elle vivait encore avec sa mère, c’est pour dire. Ça explique pourquoi on est jamais allé chez elle. Théodore aussi nous raconte sa vie. Son père est médecin et sa famille plutôt riche ; ils ont une maison pas loin de la ville, où il vit avec ses deux frères et leur chien, Rex. Ils lui mettent beaucoup la pression, enfin, surtout sa mère ; son bulletin n’a jamais affiché moins d’un quinze de moyenne. Lola et Noor, elles conspirent un peu dans leur coin, et rient à pleine voix. Ielles parlent de leur exs, je crois, et ielles parlent des vacances. Parfois, leurs familles partent ensemble dans des locations proches et ielles ont l’occasion de passer ce temps ensemble.

Sam, lui, en profite. Rageant un coup sur ses parents, un coup sur son ex, un coup sur les profs, il rit avec nous de son malheur et de l’absurdité des comportements humains. Il en a eu sa dose, en même temps, de galère. Quand on est aussi visiblement différents, on en a toujours.

La douceur de la nuit nous tombe dessus doucement, et les lumières des réverbères s’allument alors que les derniers métros approchent. Le cœur rempli et l’esprit léger, chacun peut alors rentrer chez soi.

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