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Accoudé au dossier du canapé, vêtu de son jogging tacheté de sang, Aaron jugeait l’entièreté de leur salon. Derrière lui, Greg rampait sur le sol en espérant attaquer cet intrus, l’air furieux et les moustaches en bataille. L’adolescent se tourna vers lui ; le chat croisa ses yeux noirs et s’enfuit sans demander son reste, aussi vite que s’il avait vu le diable en personne.

– Et ce clebs, putain… Quelle tapette…

Cornélia finit de crachoter et s’essuya la bouche, à la fois outrée, furieuse, et angoissée de le voir là.

C’est un moulin, ici, ou quoi ? Est-ce qu’on est passées dans un univers parallèle ? Un monde où les gens peuvent se téléporter ?

– Hého ! s’exclama Blanche. Arrête de critiquer Greg ! Qu’est-ce que tu fous là, toi, d’abord ?

Le garçon haussa les épaules, mince et nonchalant dans son sweat noir, et fit le tour du salon en observant le moindre bibelot avec intérêt. Il s’arrêta devant les masques d’Iroël et resta planté devant pendant plusieurs secondes.

– Hé ! s’offusqua Blanche. Je te parle, minus !

Il se retourna vers elle et la toisa sous ses paupières mi-closes.

– De quoi, la naine ? Tu devrais plutôt me remercier, non ? Voire même ramper devant moi, pour m’implorer de revenir chez deux mochetés comme vous. C’est pas ça que tu disais ?

Blanche s’étouffa de rage, sauta de son tabouret et alla planter un index inquisiteur dans le torse du garçon.

– On parlait d’Aegeus, pas de son chien de garde ! Lui, il est sublime, pas toi ! Non mais tu…

Aaron se détourna, un rictus presque invisible sur ses traits racés, et Cornélia comprit qu’il riait sous cape. Laissant Blanche fulminer sur place, il alla tranquillement visiter le reste de l’appartement. Les sœurs bondirent à sa suite, sans savoir quelle conduite adopter ni comment le ficher dehors.

– Comment vous faites pour entrer chez nous ? Comment ? s’insurgea Cornélia derrière lui. C’est de la magie ou quoi ?

Aaron ouvrit la bouche pour répondre, mais il venait de pousser la porte de sa chambre et se figea en voyant ce qu’il y avait à l’intérieur.

– Oh, merde…

Il entra dans la pièce à pas silencieux, s’arrêta à un mètre du basilic endormi et mit les mains dans ses poches.

– Alors ça…

Les sœurs le rejoignirent en grimaçant, réduites au silence. Ils observèrent la créature tous les trois. Pendant quelques secondes, on n’entendit plus que la respiration calme et légère du volatile, qui dormait toujours enroulé sur sa bouillotte. Non loin de lui, Pouet s’étira lascivement, dans un énorme bâillement qui leur donna un bon aperçu de sa grande langue rose, ses gencives noires et ses dents de requin. Puis il s’assit sur son derrière et les regarda sagement, ses yeux pourpres tout ensommeillés sous les aigrettes de ses cils.

Le basilic s’éveilla soudain comme s’il avait senti le triple regard qui pesait sur lui. Il agita sa tête aveugle, poussa un hululement circonspect auquel répondit aussitôt la tarasque ; ayant localisé sa bonne fée, l’oiseau se redressa sur ses pattes musclées et hérissa les plumes pour paraître plus menaçant, tourné vers les trois humains.

Aaron s’avança d’un pas – la créature s’ébouriffa de plus belle – et s’accroupit juste devant lui.

– Laisse-le tranquille ! chuchota Blanche d’un ton furibond. Il s’est réveillé hier, il se remet tout juste !

Sans l’écouter le moins du monde, l’adolescent tendit la main vers le gros bec noir. Les deux filles se crispèrent. Le basilic se mit à renifler ses doigts basanés, enfilés dans une mitaine en cuir. À la grande surprise des sœurs, ses plumes d’ébène s’aplatirent doucement ; les zébrures bleu électrique qui les parcouraient scintillèrent un peu moins fort.

– Là, mon grand, murmura Aaron. Ça va.

Par instinct, Cornélia l’aurait caressé sur la tête, mais l’adolescent lui effleura d’abord le poitrail, puis le dos, du geste à la fois doux et un peu brut de celui qui a l’habitude des bêtes. Le volatile se détendit davantage. La main gantée de noir vint lui gratter le jabot, puis le dessous du bec.

– Tout va bien. Regarde.

– Pourquoi quand lui il lui dit des mots rassurants ça marche, et pas quand c’est moi ? marmonna Blanche en fronçant le nez.

Aaron émit un discret bruit de gorge, clairement pour se moquer d’elle. Le basilic se gorgeait de son odeur, ses petites narines palpitant dans le vide. Il finit par se blottir contre le garçon, le bec enfoncé dans son sweat, contre son torse, comme pour se noyer dans des effluves que les sœurs ne pouvaient sentir.

Avisant la souris décongelée qui se gâtait depuis la veille au soir, l’adolescent fit un geste à Cornélia ; celle-ci lui tendit le cadavre en silence. Le basilic l’avala tout rond sitôt qu’il la lui présenta. Le garçon lui massa doucement le jabot, puis tirailla les plumes hirsutes qui dépassaient de sa crête, ainsi que les petits barbillons incarnats qui pendouillaient sous son bec. Ses gestes étaient très particuliers, vifs et répétitifs, comme ceux d’une poule. Cela ne ressemblait pas à une caresse venant d’un humain, et Cornélia se fit la réflexion qu’elle n’aurait pas su les reproduire.

– Tu as vécu de vilaines choses, petit gars, mais c’est fini maintenant, assura Aaron.

Toujours partant pour se joindre à un câlin, Pouet vint se frotter contre lui. Le garçon se tut et le fixa, son attention totalement détournée du basilic, puis le repoussa d’un geste brusque. Il se leva souplement, abandonnant les deux bêtes ; la tarasque leva les yeux vers lui sans comprendre son animosité.

– Il faudra le faire boire, dit-il en se tournant vers les deux sœurs.

– Qui ça ? Pouet ? s’étonna Blanche.

Il ferma les yeux un instant, exaspéré.

– Mais non, le basilic, espèce d’idiote ! Il voudra pas boire tout seul, au début. Vous lui tiendrez la tête vers le haut et viderez de l’eau dans son bec, ok ? Doucement. Faut pas qu’il s’étouffe.

Cornélia croisa les bras et se campa sur ses jambes, lui interdisant la sortie de la chambre.

– Puisque t’es si doué avec les animaux, pourquoi tu le prends pas carrément avec toi ? Il n’a rien à faire ici.

– Aegeus ne voudra pas d’une bête supplémentaire, encore moins un basilic à peine sevré. Il préférera l’achever ou le vendre. C’est plus un poids qu’autre chose.

– Très bien ! On t’embauche comme nounou, alors.

– Pas question ! s’offusqua Blanche en faisant les gros yeux. (Elle mima une pendaison derrière le dos du garçon.) Sors de chez nous et reviens pas, ok ? On tient à notre… intimité. Aegeus, il peut venir, lui.

Il rit.

– Oh, il viendra, t’inquiète pas.

– Non, c’est hors de question ! rétorqua Cornélia en mimant le même genre de sévices à l’intention de Blanche. Ni lui, ni toi, ni personne ! C’est pas un moulin, ici !

Il les toisa, goguenard.

– Je crois que ça dépend plus de vous, à ce stade.

Il retira son sweat – les sœurs écarquillèrent les yeux – et le jeta par terre, près du basilic qui sursauta.

– Gardez ça. Ce truc sent la coulobre et aussi plein d’autres bestioles. Ça plaira au petit. Surtout la coulobre.

– L’espèce de salamandre géante ? s’enquit l’aînée.

– Ouais, elle. On les appelle les mamans, ou les doudous.

Face à une coulobre, toi et moi sommes amputés de toute une palette émotionnelle, avait dit Aegeus à Cornélia. Le batracien gras et verruqueux n’avait pas paru si extraordinaire à la jeune femme, mais puisqu’ils le disaient…

Aaron exécuta une petite courbette moqueuse.

– Allez, les tartes, je me casse, les salua-t-il.

Avant qu’elles n’aient pu imploser de colère, il gagna le salon, puis la porte d’entrée, et sortit dans le hall de l’immeuble comme si de rien n’était.

Comme quelqu’un de normal.

Mais Cornélia en aurait mis sa main au feu – et tout le bras avec : ce n’était pas par la porte qu’il était arrivé, et Aegeus non plus.

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