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– Un mois. C’est bien ce qu’on avait prévu. À mon avis, faut compter un peu moins d’un mois si on marche entre neuf et dix heures par jour.

Voilà la première chose qu’entendit Cornélia lorsqu’elle sortit de sa chambre le matin suivant, les traits brouillés par le sommeil, les tympans à moitié percés par l’alarme de son réveil.

– Dix heures de marche par jour ? releva la voix d’Aaron. Ça fait beaucoup. On va tenir ?

– Nous, oui. Mais y en aura qui crèveront dans le lot, c’est inévitable. (La voix chaude d’Aegeus poussa un grognement.) Tant pis. Ça nous fera de la viande fraîche régulièrement.

Choquée par ces propos, encore à moitié dans les vapes, Cornélia débarqua dans le salon et les vit tous les trois autour de la table du salon. Iroël et Aaron n’avaient pas bougé depuis le milieu de la nuit. La jeune femme avait dormi huit heures, eux n’avaient pas cessé de plancher sur leur voyage. Ébranlée par leur détermination, elle resta un moment à les regarder de loin. Iroël s’était assis en bout de table et, loin d’Aegeus, s’était remis à la fabrication de ses masques. Les fragments de plastique scintillaient entre ses doigts, délicatement incisés par sa lame de cutter. Étaient-ils destinés au convoi ? Le chef ne lui prêtait pas la moindre attention. Il se penchait avec Aaron sur le pauvre atlas, dont les pages avaient l’air surchargées de gribouillis et de tracés.

– Et l’essence ? demanda Aaron. On arrivera au bout avec les deux camions ?

– Ça m’étonnerait, dit Aegeus d’un ton sec. On roulera au ralenti, on refera le plein chez Homère, et avec un peu de chance, Orphée sera d’accord aussi pour nous aider quand on arrivera chez lui. Mais il y a plus de huit cents kilomètres entre les deux, pas sûr qu’on tienne. (Il haussa les épaules.) Peu importe. Les camions seront surtout utiles au début pour porter la bouffe et les réserves d’eau. Plus on avancera, plus ils s’allègeront.

– J’espère qu’on n’aura pas besoin d’abandonner le Liebherr, commenta Aaron d’une voix tendue. Sinon, on sera bons pour dormir par terre. Et les plus faibles devront marcher comme les autres.

– On verra. J’ai fait mettre une peau photovoltaïque sur la carlingue, espérons que ça fasse des miracles. Les modif’ sur le moteur m’ont coûtées les yeux de la tête. Ça fera bien chier s’il tombe en rade au bout de deux cents kilomètres.

Cornélia se secoua enfin. Elle louvoya entre les tas de mitraillettes et de Glock 18, enjamba Pouet et Greg qui jouaient sur le tapis, marmonna un vague bonjour à l’intention des trois garçons – ils ne lui jetèrent qu’un coup d’œil –, puis alla nourrir la hase et changer toutes ces satanées litières.

C’est à ce moment précis qu’elle réalisa que le nombre de leurs petits pensionnaires avait considérablement augmenté.

Les chats-serpents – les « darts » – faisaient tranquillement leur toilette sur le radiateur du couloir. Ils étaient au complet ; leurs écailles vertes et brunes scintillaient dans la lumière de la fenêtre. Quand elle passa devant eux, ils lui lancèrent un sale regard de leurs yeux mordorés de vipère.

Deux piafs multicolores se volaient dans les plumes sur la tringle de rideaux, l’un pourvu d’un long bec élégant, l’autre aux yeux globuleux et à l’expression renfrognée. Ils ne semblaient pas s’inquiéter outre mesure de leur déménagement. Cornélia se massa les paupières, résignée, en voyant les petites fientes qui commençaient à parsemer le lino.

Après avoir nettoyé ça, elle tomba nez à nez avec le porc-épic doré – l’arkan sonney – qui reniflait et ronflotait à qui mieux mieux, la truffe au sol, en aspirant toutes les micro-miettes sous la table de la cuisine.

« Je vais retourner à l’auberge chercher mes bêtes » avait dit Aegeus.

– Mes aïeux, marmonna Cornélia. Je vais le tuer. Je vais le tuer.

Mais pas avant d’avoir pris une douche et un petit-déjeuner solide. Le meurtre d’un gaillard de deux mètres de haut nécessitait une énergie qu’elle était loin de pouvoir déployer pour l’instant.

Elle fit volontairement beaucoup de bruit en ouvrant les placards, posa violemment les bols sur la table pour les faire tinter, fit couler l’eau du robinet à fond, puis se campa sur ses jambes et secoua le paquet de céréales jusqu’à ce qu’Aegeus ne puisse plus l’ignorer. Il lui lança un bref regard.

– C’est fini, oui ? Tu te crois où ?

Elle sentit la frustration bouillonner dans ses veines, hésita un instant entre le lancer de bol ou le jet de couteau.

– Chez moi ! maugréa-t-elle enfin. Je me crois chez moi, merde ! Même si c’est de plus en plus difficile, vu la façon dont tu t’étales partout avec tes animaux, tes mitraillettes et tout le reste !

Il se replongea dans ses réflexions, un sourire moqueur ourlant ses lèvres pleines. Cornélia calculait la trajectoire théorique d’un couteau à viande lorsque Blanche la rejoignit, bâillant comme un ours réveillé contre son gré.

– J’ai posé des congés, dit-elle en guise de bonjour, avant même que sa sœur ne mette les mains sur les hanches.

– Ah, je me disais aussi, soupira l’aînée.

– Et sinon, tes révisions, ça avance ? glissa la blondinette avec un air chafouin. Tu sèches les cours depuis combien d’années, déjà ?

Cornélia la regarda du coin de l’œil, stupéfaite. Elle avait complètement oublié la moindre bribe de normalité depuis l’instant où les anges les avaient prises en chasse – l’irruption d’Argos et ses cent yeux répugnants n’avait rien arrangé – et voilà que Blanche lui parlait de la fac. Ce n’était pas le cadet de ses soucis, non ; c’était un fragment de miette du plus insignifiant de ses problèmes.

– La fac ? râla Cornélia. Tu vois pas qu’on a des trucs plus urgents à régler ? (Elle jeta un coup d’œil discret par-dessus son épaule.) Quand ils seront partis, on pourra se concentrer sur autre chose, d’accord ? Mais pour l’instant, profite de tes « vacances » et laisse-moi faire pareil.

Blanche s’assit et se mit à manger avec bon appétit, la regardant du coin de l’œil.

– C’est ça, le visage de quelqu’un qui profite de ses vacances ? Tu fais la même tête que mémé quand le chat du voisin vient gratter dans ses plates-bandes.

L’aînée la fusilla du regard.

– Tu as vu, Aeg nous a acheté des trucs à manger, s’extasia la cadette sans plus lui prêter attention.

– Hein ?

Effectivement. Il y avait des brownies, des cookies et tout un tas de cochonneries sucrées sur la table. Elle s’était assise sans même les remarquer.

– Tu es sûre que ça vient de lui ?

– Oui, lança l’intéressé depuis le salon sans leur lancer un regard. Petite contribution de sa part.

– Mmh. Mais il n’est pas pardonné pour autant, rétorqua-t-elle en plissant les yeux vers son dos large.

– Cornélia, répliqua Blanche d’un ton sévère. D’ici quelques jours, il ne sera plus là ! Tu devrais profiter de sa présence, non ? Au lieu d’essayer de le trouer avec tes yeux ! Spoiler : ça ne marchera pas, tu n’as pas de regard laser.

Cornélia s’étrangla avec sa tisane brûlante et faillit subir un raz-de-marée nasal.

– Profiter de lui ? Tu es tombée sur la tête ?

– Arrête, il est beau comme un dieu, je suis sûre que tu marmonnes son nom la nuit quand tu dors, répliqua la cadette à voix basse en roulant des yeux. Moi, je compte bien me rendre indispensable auprès d’Iroël, si tu vois ce que je veux dire.

Cornélia était entourée de fous. Sa sœur avait toujours eu une araignée au plafond, mais celle-ci ne cessait de grossir.

– En attendant, persifla l’aînée, il te porte toujours autant d’intérêt qu’à une vieille pomme de terre. Les pommes de terre peuvent-elles se rendre indispensables, Blanche ? J’en doute.

La cadette se drapa dans sa dignité et lui lança un regard blessé.

– Je n’ai pas encore mis mon plan de drague à exécution.

– Ah oui ? Est-ce que tu vas trébucher bêtement devant lui en espérant qu’il te rattrape d’une façon romantique, comme la fois où tu t’es ramassée devant la moitié du collège ?

Les oreilles de Blanche rougirent violemment. Si elle avait cru ce sinistre épisode de son adolescence enfin enterré derrière elle, c’était raté. Cornélia ne la laisserait jamais oublier ; après tout, une sœur était faite pour ça, c’était comme une deuxième mémoire réservée aux choses les plus honteuses de l’enfance. Le garçon qu’elle ciblait à l’époque l’avait laissée s’écraser devant tout le monde, sans faire un geste pour la retenir – et sur les marches d’un redoutable escalier en pierre, en prime. Elle en avait gardé une cicatrice au genou.

Les sœurs s’affrontaient dans un terrifiant duel de regards lorsque la voix d’Aaron les coupa net dans leur élan :

– Hé ! Qu’est-ce que tu fous, là ? Laisse ce chat tranquille !

Elles se tournèrent vers la scène. L’adolescent vociférait en direction d’Iroël. Accroupi sur le tapis, celui-ci leur tournait le dos. Il semblait caresser Greg ; sa queue poilue battait l’air contre sa hanche.

Puis le jeune homme fit un saut de côté.

Pile à l’instant où le chat se transformait en monstre.

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