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Tu n’as pas le droit, eut-elle envie de hurler. Tu ne peux pas nous faire ça.

– Aegeus, je t’en prie, dit-elle très vite. Je t’en supplie. On va partir chez nos parents. Dès maintenant. On prend le train, on s’en va à des centaines de kilomètres et on y reste des années si tu penses que c’est nécessaire.

Elle se sentait prête à raconter n’importe quoi.

– On reviendra jamais ici. Les anges nous trouveront pas. Les chiens non plus. On…

Elle vit Aaron secouer la tête ; son cœur lui remonta dans la gorge quand elle comprit que ce n’était pas un bon argument. En tout cas pas aux yeux d’Aegeus. Le couteau pesa un peu plus contre ses clavicules, glacé sur sa peau humide de sueur.

– Corny, tu ne comprends pas, répliqua le chef d’une voix dure. Dix ou cent kilomètres ne changent rien pour ces salauds. Je ne peux pas prendre de risque, c’est aussi simple que ça. Ce foutu convoi est tout ce qui nous reste. (Il marqua une pause et elle sentit, terrifiée, qu’il se préparait à utiliser le couteau.) Ou alors je vous tranche juste la langue. Mais pas sûr que ça les arrête, ces tarés. Après tout, vous savez écrire.

– Attends ! hurla soudain Blanche en gesticulant. J’ai une idée ! Aeg, s’il te plaît ! Je… Je reviens tout de suite ! Ne bouge pas ! Ne…

Elle fondit en larmes d’un seul coup.

– … Ne la tue pas… ne tue pas ma sœur… J’ai une idée qui pourrait tous nous aider… Je te le jure… Écoute-moi, s’il te plaît…

La lame d’Aegeus quitta la gorge de Cornélia. Elle comprit qu’il avait pitié d’elles et que cela pouvait jouer en leur faveur.

Si Blanche l’occupait assez… Elles auraient peut-être le temps de…

– Bon, grouille, j’ai pas toute la journée, râla-t-il.

C’était une phrase à la fois si absurde et si impromptue dans ce contexte que la cadette éclata d’un rire nerveux, en plein milieu d’un sanglot.

– Merci, balbutia-t-elle. Merci…

Elle s’essuya le nez et fonça dans sa chambre, avant de revenir au galop.

Elle tenait un masque dans les mains. D’une couleur ambrée entre le miel et l’herbe roussie, il lançait des éclats doux sous la lampe.

Aegeus y jeta un œil distrait.

– Oh, non. Me dis pas qu’il a essayé de t’avoir toi aussi.

La jeune fille ne chercha même pas à comprendre ce qu’il voulait dire.

– Tu as demandé à Iroël de te fabriquer des masques, asséna-t-elle. Tu as besoin de monstres pour ton convoi.

L’aînée comprit aussitôt son plan.

Non, ne fais pas ça. Ne dis pas ça… Ce fou serait capable d’être d’accord avec toi…

Mais entre la mort et la métamorphose, le choix n’était pas difficile. Écartelée entre la crainte d’entendre la suite et l’espoir d’être peut-être sauvée, elle ne tint soudain plus sur ses jambes. Aegeus la rattrapa.

– Reste debout, toi.

Elle se cramponna à son bras, hésitant un instant entre le mordre à sang ou le remercier.

– Continue, la naine, lança Aegeus.

Les prunelles de Blanche se plantèrent dans les siennes. Leurs regards s’affrontèrent un instant, le bronze vert de la jeune fille contre le miroir argenté du reptile.

– Tu sais déjà ce que je vais dire, affirma-t-elle. Si tu as peur qu’on vende la mèche en restant ici, dans les vingt-quatre heures, alors prends-nous avec toi dans la Strate.

Elle avait fait exprès d’utiliser leur jargon pour parler des deux mondes. Deux mots qui pouvaient peut-être tout changer.

– Pourquoi je ferais ça ? se moqua-t-il. Vous êtes faibles, dépourvues de muscles, inutiles, accoutumées à une vie facile. J’ai pas envie de vous payer votre bouffe, votre eau, de vous entretenir pendant un mois de marche en vous entendant vous plaindre qu’il y a des moustiques et que vous avez mal aux jambes. Vous savez même pas tenir une arme.

Mais Blanche sentit qu’il y avait une petite brèche. Il hésitait. Elle jeta un coup d'oeil vers Aaron, espérant qu'il les soutiendrait, qu’il dirait quelque chose en leur faveur, mais le jeune homme ne dit pas un mot. Il la regardait, l’air neutre. Elle le maudit jusqu’à la trente-troisième génération. N’y avait-il pas la moindre bribe de culpabilité en lui ? Il leur devait bien ça !

– Prends-nous dans le convoi, Aeg, martela-t-elle. De cette façon, on ne tombera jamais aux mains d’autres que toi. On fera les corvées que tu voudras. Et si ce n’est pas en tant qu’humaines, on pourrait t’être utiles en tant que nivées.

Le masque accrocha la lumière du soleil couchant lorsqu’elle le brandit vers lui. Des myriades d’éclats rouges et or se réfractèrent sur le visage de Cornélia, puis sur celui de l’homme qui la surplombait, dansant dans leurs chevelures si différentes.

Elle avait eu raison. Aegeus hésitait vraiment. Il était tenté, même l’aînée pouvait le sentir, sans même le voir. C’était comme une aura avide qui se dégageait de lui.

– Fais voir ce masque, ordonna-t-il de sa voix de chef.

Blanche le lui donna, faisant tout son possible pour ne pas laisser voir qu’elle tremblait. Peine perdue. Il pouvait flairer sa peur, si franche qu’elle en devenait presque irrespirable.

Il passa les doigts sur la surface brillante. L’étrange belette le fixait de ses orbites vides.

– C’est un raijū, commenta-t-il. Bien ce que je pensais.

Il releva les yeux vers la jeune fille et cette fois, son regard était pure convoitise.

– J’y crois pas, il t’a fait un putain de raijū.

Blanche ne savait pas ce dont il s’agissait et n’allait certainement pas poser la question.

– Oui. Je t’ai dit qu’on pouvait être utiles. Et attends de voir celui qu’il a fait pour ma sœur !

Cornélia lui lança un regard d’avertissement. Elle voulut se dégager pour aller le chercher elle-même, mais il refusa de la lâcher. Son bras de fer la maintenait plaquée contre son torse.

– Hep, bouge pas, toi, lui dit-il avec la même voix qu’il aurait pris pour un chiot trop agité. Reste là. C’est la gamine qui va aller le chercher.

La cadette déguerpit vers la chambre de sa sœur. Elle se mit à chercher partout, affolée.

Pourvu qu’Iroël le lui ait bien donné.

Pourvu que ce soit aussi une créature intéressante aux yeux d’Aegeus.

Elle n’en savait strictement rien ! Et même dans ce cas, qu’est-ce qui empêcherait Aegeus de s’en emparer puis de les tuer aussi sec ?

Elle finit enfin par le trouver, posé sur l’appui de fenêtre. Le souffle coupé, elle ne put s’empêcher de l’admirer un instant. Iroël avait sculpté un crâne couleur ivoire, long et émacié, surplombé d’une coiffe aztèque garnie de fausses plumes émeraudes. Des disques d’or ceignaient les tempes de la créature. Le plastique souple scintillait comme du métal précieux.

Blanche saisit doucement l’étrange visage entre ses mains. Il était à la fois sinistre et merveilleux.

Et elle sut, sans aucun doute possible, qu’il susciterait également l’avidité d’Aegeus.

Lorsqu’elle le lui amena, ses premiers mots furent :

– Impossible.

L’homme le lui prit des mains, le fit tourner dans la lumière sanglante du crépuscule qui s’échappait de la fenêtre.

– Comment est-ce qu’il…

Il leva les yeux sans achever sa phrase, puis échangea un regard lourd de sens avec Aaron. Suspendues à ses lèvres, les deux sœurs attendirent son verdict.

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