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Incapable de passer la porte avec ses ailes titanesques, l’archange s’appuyait contre l’encadrement en souriant. Blond aux yeux clairs, presque luminescents, il était quasiment identique aux deux jumeaux.

– Regardez-le galérer avec sa ménagerie de cirque ! Tu t’es bien foutu de nous, le reptile. Tu regretteras ça quand on te démembrera en prenant notre temps.

Aegeus se dressa de toute sa taille, les mâchoires serrées, un sourire sardonique sur le visage.

– Garde ce genre de phrase pour tes proies humaines. Vous êtes des pisteurs médiocres et des tueurs pathétiques. J’aurais honte de me faire tuer par des merdes pareilles.

Il lança un coup d’œil rapide vers son dragon zonure. Leurs regards se trouvèrent, s’entremêlèrent ; le formidable reptile tendit le cou vers lui et d’un geste brusque, son maître déboucla sa muselière.

Brûle.

L’expression de l’archange changea d’un coup.

Survoltée par l’adrénaline, Cornélia se jeta sur sa sœur pour l’éloigner de la trajectoire du venin qui, dans une courbe étincelante, gicla de la gorge du zonure droit vers l’ennemi.

Au début, il ne se passa rien. Le liquide heurta de plein fouet le visage élégant de l’homme, glissa dans son cou, le long de son torse sculpté, imbiba son treillis militaire. Translucide, il nappait sa peau pâle de reflets ondoyants. La victime jeta un regard furieux vers le responsable.

– Si tu crois que je vais faire l’erreur de…

Aegeus se tourna vers Aaron, qui avait une main posée sur le mufle du monstre hippopotame, et l’autre sur l’encolure musclée du pur-sang reptilien.

– C’est le moment.

L’adolescent leva les bras dans un geste nonchalant et recula d’un pas, laissant les deux bêtes charger droit devant elles.

La cavalcade résonna dans tout l’immeuble ; les sœurs se plaquèrent contre un mur, serrant Greg et Pouet contre elles, le plus loin possible de ces forces de la nature lancées au grand galop.

Le chambranle de la porte explosa sous la poussée de l’éale. Il en déchiqueta les morceaux d’un geste agacé, secouant la gueule pour débarrasser ses défenses des esquilles de béton, de plâtre et de fils électriques qui y étaient coincés. Cornélia vit distinctement l’interphone voler dans les airs.

Un terrible hurlement éclata au milieu du chaos. Celui de l’archange qui, ayant reculé pour éviter la charge, s’était exposé aux rayons intenses du soleil couchant.

Horrifiées, les sœurs observèrent sa peau parfaite rougir partout là où le venin l’avait touché, avant de se mettre à cloquer. Défiguré, l’hybride s’enveloppa dans ses ailes d’ivoire.

– Massacrez-moi ces salopards ! rugit-il en titubant.

Et une nouvelle meute d’anges, trois fois plus nombreuse que celle qu’elles avaient déjà vue, s’abattit devant l’immeuble.

Tue ! lança Aegeus toujours à l’intérieur. Tue !

Son ombre s’étira démesurément, puis le chien spectral en jaillit dans une explosion de ténèbres.

Le barghest.

Il s’ébroua comme un animal ordinaire, projetant des asticots blanchâtres tout autour de lui, puis disparut d’un coup sec. Cornélia le chercha des yeux, paniquée à l’idée de ne pas savoir où il se trouvait ; elle l’aperçut soudain à l’extérieur. Il venait de jaillir de l’ombre des anges qui attendaient dehors, comme s’il s’était téléporté, pour leur sauter à la gorge. L’éale et le pur-sang d’Aegeus se jetèrent eux aussi dans leurs rangs. Une mêlée débordant de cris et de violence s’ensuivit.

– Go ! tonna Aegeus en faisant signe à toute sa bande, incluant les deux filles. On se barre maintenant !

Les flammes avaient commencé à dévorer le hall, petit à petit, colonisant le mur mitoyen de l’appartement des sœurs ; Cornélia leva la tête en entendant une voix affolée résonner dans les étages supérieurs, suivie d’une autre.

Les autres habitants se rendaient compte que quelque chose clochait.

Il serait temps, pensa Cornélia qui d’un coup se sentit curieusement calme. C’est l’apocalypse… L’apocalypse version Aegeus.

Un bref instant, le soulagement l’envahit à l’idée que la gentille vieille dame, loin d’être en danger, devait danser follement dans les bras d’un papy à plusieurs kilomètres de là.

Au moins une qui aura été épargnée par ce désastre…

Aegeus ouvrit la voie et mena son troupeau surnaturel dans la gigantesque brèche ouverte par son animal. Aaron fermait la marche, les bras pleins de chats-serpents qui se débattaient comme des forcenés, les deux oiseaux perchés sur la tête. Cette vision absurde toucha les sœurs en plein cœur. À cet instant, dans son acharnement à sauver des êtres plus petits que lui, le garçon moqueur et renfrogné leur rappela Iroël. Leur rappela… elles-mêmes.

– Banzaï ! hurla Blanche en fonçant à leur suite, Pouet sur ses talons.

Cornélia galopa derrière elle, le gros ventre de Greg ballottant dans ses bras.

Avant de se figer.

Un son minuscule venait de tinter à son oreille, étouffé par le bruit du feu et le vacarme de l’extérieur.

Un petit hululement effrayé.

Mon dieu !

Elle fit volte-face. Voyant la sortie s’éloigner, Greg poussa un miaulement mécontent et lui griffa les épaules, avant d’y grimper pour guetter quelle folie avait pris sa maîtresse. Celle-ci ne lui prêta aucune attention.

Qu’est-ce que tu fous là, toi ?! Tu étais censé sortir avec les autres !

Terrifié, son ouïe et son odorat surchargés d’informations, le bébé basilic zigzaguait sans le moindre sens. Il butait contre les murs, sa tête aveugle cherchant désespérément une échappatoire.

Le sang de Cornélia ne fit qu’un tour. La coulobre était partie sans lui ?

– Viens ici !

Elle courut à travers le hall, dérapa à moitié sur le carrelage, tendit les bras vers la petite bête. Effrayée, celle-ci lui échappa – elle avait senti sa présence – et s’enfuit loin d’elle, patinant sur le sol avec ses grosses serres malhabiles.

– Reviens ! Pour l’amour du ciel, pour une fois, aie confiance en moi !

L’animal poussa un cri et cavala de plus belle, prêt à tout pour mettre de la distance entre eux.

Cornélia crut qu’elle allait pleurer de frustration. Les autres étaient-ils encore dehors ? S’étaient-ils déjà tous enfuis ? L’avaient-ils laissée seule avec la mêlée d’anges et le feu qui gagnait l’immeuble ?

Le basilic la localisait grâce à sa voix. Il fallait qu’elle la boucle pour réussir à lui mettre la main dessus.

Je vais te tuer, se répétait-elle en louvoyant derrière lui. Je vais te tuer. S’il te plaît, s’il te plaît, laisse-moi te sauver…

Ils galopèrent tous deux dans le hall, effectuant des cercles et des zigzags improbables. Au bout d’un moment, acculée par la jeune femme, la petite créature finit par foncer dans la pire direction imaginable.

La porte grande ouverte de leur appartement, dont l’intérieur s’était transformé en fournaise.

Il dut réaliser son erreur à la seconde où la chaleur suffocante se referma sur lui. Coincé entre le mur de flammes et sa poursuivante, il s’immobilisa d’un coup, puis se mit à tourner en rond ; au même moment, la jeune femme l’attrapa d’un geste brusque et le plaqua contre elle.

Il se débattit si fort qu’il lui lacéra une joue, puis planta son bec crochu dans sa main alors qu’elle tentait vainement de l’immobiliser. La pointe acérée s’enfonça pile entre deux phalanges. Elle toucha un nerf.

Un éclair de douleur traversa le bras de la jeune femme, du poignet jusqu’à l’épaule ; elle battit des paupières pour chasser les larmes de ses yeux. Elle essaya de le maîtriser, mais la peur avait transformé la petite créature en fauve incontrôlable. Paniqué par le feu, Greg ne cessait de s’agiter sur ses épaules et la déséquilibrait encore plus. Une serre lui ouvrit la jambe sur toute sa hauteur, découpant son jean sans le moindre effort, puis une autre se planta dans son ventre à travers son pull.

Et pendant ce temps, le brasier se refermait autour d’eux.

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