93 - Un gigantesque désastre

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Le hurlement bestial d’un ange retentit non loin d’elles ; elles firent un bond en arrière et jetèrent un œil vers le champ de bataille. La nuit avait fini de tomber. Les lampadaires s’allumèrent d’un coup sec, nimbant de lueurs blafardes les corps déformés des anges à quatre pattes, leurs plumes échevelées, ainsi que les formes rondes de la créature hippopotame, le squelette sinistre du chien noir. L’étrange cheval hybride, étincelant dans les reflets de ses écailles, paraissait danser au lieu de combattre. Il virevoltait et louvoyait, vif comme un trait de lumière, fracassait des membres d’un coup de sabot et refermait ses mâchoires puissantes sur la moindre gorge à sa portée. Parfois, il effectuait un bond gracieux puis faisait virevolter sa crinière de plumes dans un geste plein d’élégance ; Cornélia, hallucinée, avait l’impression de voir un acteur vaniteux prendre la pose sur une scène. Les deux autres nivées d’Aegeus – le chien noir et l’éale –, plus en efficacité brute et dépourvues de cet étrange orgueil, tranchaient, mordaient, écrasaient les anges avec autant de facilité que des mauvaises herbes. Ceux-ci étaient légion, mais ils n’étaient que des primates dotés d’ailes. Et pour la première fois, les sœurs se rendirent compte que les primates n’étaient, au final, que des proies.

Comment un humain ou un singe aurait-il pu rivaliser avec pareilles créatures, faits pour broyer les os et dévorer les chairs ? Les visages presque plats des anges n’étaient même pas faits pour mordre. Un grand malaise submergea Cornélia à la vue de ces êtres dressés comme des chiens, qui se faisaient décimer sans aucune peur avec l’élan d’une seule et même meute. Partout devant l’immeuble, des corps d’anges jonchaient la pelouse. Leurs ailes tressaillaient encore ; leurs frères encore debout dérapaient sur le sang luisant qui imbibait l’allée de graviers. Tétanisée par toute cette horreur, Cornélia n’osait plus bouger. Chaque fois qu’un ange se précipitait vers sa sœur et elle, retranchées derrière les buissons, l’une des créatures d’Aegeus fonçait comme un éclair et le fauchait sans aucune difficulté. Les habitants de l’immeuble pouvaient-ils voir ce massacre ? Ils entendaient sûrement les cris, les feulements et hurlements de douleur qui résonnaient dans tout le quartier. Cornélia leva la tête ; des silhouettes s’agitaient derrière les fenêtres illuminées, se penchant vers la scène, pointant du doigt ce qui se déroulait sur la pelouse. Elle distingua plusieurs portables en train de filmer. S’ils étaient descendus au rez-de-chaussée, alertés par la fumée qui montait, ils avaient dû se heurter à l’incendie. Les pompiers allaient sans doute arriver d’une minute à l’autre. Ou la police. Probablement les deux.

C’était un désastre. Un gigantesque désastre.

– Tuez-moi ces salopards ! cinglait la voix de l’archange brûlé, dont la peau cloquait encore sous la lueur de la lune. Crevez-les tous une bonne fois pour toutes !

Cornélia avait la gorge pleine d’une terrible envie de vomir. Elle sentit quelque chose la tirer par la manche et dès qu’elle détourna les yeux du massacre, elle se sentit infiniment mieux. C’était Blanche, qui lui faisait signe.

– Aeg a dit de rejoindre l’auberge, murmura la cadette. Les autres sont déjà partis devant.

Cornélia tressaillit.

– Non. Pas l’auberge. On s’en va d’ici. On se tire ! On saute dans le premier train et on…

– Et elle ? la coupa Blanche en fronçant les sourcils d’un air accusateur.

Elle désignait Oupyre. Puis elle pointa le doigt vers Pouet, qui se cachait derrière ses jambes, terrifié par la mêlée.

– Et Pouet ?

Prise de court, Cornélia chercha quoi dire. Quoi faire. Les embarquer avec elles ? Impossible. Les laisser là ? Iroël n’avait pas refait surface depuis le matin.

Aegeus les rejoignit au même instant, les faisant sursauter. Il avait contourné l’immeuble en se glissant dans les ombres pour ne pas se faire voir des anges. Son chien noir ne le quittait jamais complètement des yeux ; dès qu’un des hybrides levait la tête vers son maître et le repérait, le spectre se jetait sur lui comme une marée noire et lui arrachait la gorge.

Puis la jeune femme réalisa qu’Aegeus était torse nu.

La somptueuse cascade dorée de ses dreadlocks se déversait sur ses épaules rondes et fermes, dans son dos musclé, et jusqu’à ses hanches. Consciente que c’était stupide de réagir ainsi après tout ce qu’elle venait de voir, elle faillit pourtant en lâcher Oupyre.

– Aeg ! s’écria Blanche, les yeux ronds comme des roues de charrette.

Dispersés sur son torse, des semis d’écailles scintillaient sous la lune, comme de petites constellations de diamants. Cornélia ne pouvait en détacher le regard. Ce buste parfait n’avait ni nombril, ni mamelons, et ces anomalies faisaient sonner une alarme sous le crâne de la jeune femme. C’était profondément perturbant. On aurait dit un faux, un mannequin de plastique.

L’homme claqua des doigts devant ses yeux.

– Hé, le cure-dent. Je sais que tu te damnerais pour m’avoir dans ton lit, mais c’est ici que ça se passe.

Avant qu’elle n’ait pu protester, mortifiée, il attrapa Oupyre par la peau du cou, l’arracha à ses bras puis la refourgua à Blanche. Celle-ci la reçut comme une patate bouillante, sans savoir par où la prendre, puis l’emballa vite fait dans le bas de son sweat comme un rouleau de printemps plaqué contre elle. Elle grimaça quand les griffes lui déchiquetèrent la peau du ventre.

– Qu’est-ce que tu f… commencèrent les deux filles en même temps.

Sans répondre, Aegeus fourra quelque chose dans les bras martyrisés de Cornélia. C’était brûlant, plein de plis et une affreuse odeur de chair brûlée s’en dégageait.

Ses jambes faiblirent d’un seul coup lorsqu’elle sentit la forme d’un gros bec crochu.

Le basilic.

C’était le basilic, enroulé dans le t-shirt d’Aegeus, qui fumait encore partiellement. Le paquet tremblotait et frissonnait comme une feuille. Retenant un cri, Cornélia souleva délicatement un pan du tissu ; la tête aveugle de la créature apparut sous leurs yeux horrifiés. De son plumage d’ébène zébré de bleu vif, de ses écailles brillantes, il ne restait que quelques duvets noircis et un agglomérat de chair abîmée, à moitié fondue.

Nausée.

Voilà ce que j’ai fait.

Blanche poussa un cri épouvanté en distinguant cette horreur. Cornélia tourna la tête dans un hoquet, juste à temps pour rejeter un long jet de bile sur la pelouse. Aegeus la tint par un bras alors qu’elle vacillait sur ses jambes, puis la remit sur pied. Il planta ses iris clairs dans les siens.

– T’avais l’air d’y tenir. Je t’ai vue, tu t’es presque cramée pour lui. Je sais pas s’il survivra, on verra bien. (Il maugréa pour lui-même.) Mila Dieus, j’y ai laissé mon manteau, dans ce putain de brasier.

– Je pensais… Je pensais qu’il était mort…

Il leva les yeux au ciel devant les larmes qui roulaient sur les joues de Cornélia.

– Ouais, bah c’est ce qui risque fort d’arriver. Il se déshydrate à vue d’œil.

La jeune femme serra délicatement la petite créature contre elle. Ses lésions affreuses suintaient d’humidité, sans plus de peau pour la retenir. Le basilic ne cessait de trembler. Cornélia l’emballa un peu mieux dans le t-shirt, essayant de ne pas frotter sa chair à vif.

Aegeus se redressa et porta un regard souverain sur le massacre qui se déroulait à quelques mètres.

– Bon, on dégage. Direction l’auberge. Mais d’abord…

Il s’éloigna, longeant la haie à pas silencieux. Puis, vif comme un chat – bien trop pour quelqu’un de sa corpulence – il se projeta près de l’archange défiguré qui ne cessait d’invectiver sa meute. Il lui tournait le dos, à moitié caché dans ses ailes pour se protéger de la lueur de la lune.

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