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Cornélia se sentait étrangement détachée de ce corps qu’elle ne comprenait pas. Devant ses yeux, la patte se leva et les griffes se mirent à jouer doucement. C’était elle qui venait de faire cela. Les muscles s’étaient contractés sur son ordre, et pourtant, elle restait incapable de les considérer comme siens. La migraine tambourinait toujours à ses tempes, de plus en plus fort. Un hideux malaise commençait à lui mettre l’estomac en vrac. Elle ne s’était jamais sentie si étrangère à elle-même. Elle n’était pas cette chose. Elle n’avait rien de translucide. Elle avait des mains… des pieds… et des cheveux mal coupés qui passaient leur temps à lui pourrir la vie. Sans pouvoir se retenir, elle planta une griffe dans une phalange de son autre patte, pour vérifier qu’elle existait réellement. Une épine de douleur la transperça toute entière. Un sang cristallin, étoilé comme un fleuve céleste, perla de la blessure.

Tzitzimitl, ne cessait de lui répéter son esprit. Tzitzimitl. Tzitzimitl. Pas humaine.

Plus elle tentait de se remémorer son corps d’humaine, son vécu d’humaine, et plus ses pensées s’embrouillaient.

Une voix lui parvint soudain ; ce n’était qu’un murmure et pourtant, il sonna fort à ses oreilles, la faisant sursauter.

– Hé, Corny, lève la tête. Regarde-moi.

CornyCornélia… Oui, c’est moi.

– Regarde-moi.

Elle obéit. Aegeus se tenait accroupi face à elle, les lignes de son corps tanguant doucement dans son champ de vision. Le blond de ses cheveux oscillait dans des dizaines de teintes différentes qui ne cessaient de se dévorer l’une l’autre. Cornélia se raccrocha à ses yeux. Avaient-ils toujours brillé ainsi ? Illuminés de l’intérieur, ils projetaient des ondes de lumière qui ondulaient bizarrement dans l’air.

– C’est bon ? Hoche la tête si tu comprends ce que je dis.

Lorsqu’elle s’exécuta, elle eut l’impression que son cerveau glissait de son crâne et allait s’écraser contre le sol. Elle trébucha et faillit bien le rejoindre, avant d’assurer à nouveau son équilibre sur les quatre béquilles maladroites qui lui servaient de pattes.

– Bien. Écoute-moi. La première fois, c’est toujours la pire. Ce qui t’arrive est normal. Tu te souviens de ton nom ? Tu te souviens de comment tu es arrivée là ?

Oui, et tout est ta faute, espèce de malade.

Tout plutôt qu’effectuer un nouveau hochement de tête. Cornélia chercha un instant comment s’exprimer, mais il avait déjà compris.

– Très bien. Ne bouge pas, prends ton temps. Ton cerveau ne comprend pas ce qui lui arrive. Il va mettre un moment avant de piger. Vous, les humains, vous n’êtes pas taillés pour ce genre de changements.

– Je confirme, marmonna une nouvelle voix, venue de beaucoup plus loin.

Perdue dans les vagues de lumières, de couleurs, de sons et d’odeurs, Cornélia dodelina de la tête dans une direction au hasard, avant de distinguer une mince silhouette sombre. Cette silhouette sentait le sang, l’essence, un brin de sueur, la lessive et une demi-douzaine d’animaux différents.

Aaron.

Une effluve particulière surplombait toutes les autres, mais la jeune femme ne la connaissait pas. Elle lui évoqua stupidement quelque chose de poilu et de colérique… quelque chose qui, dans son imagination, ressemblait vaguement à Greg.

– Toi, tu es un changelin, répliqua Aegeus en claquant la langue. C’est différent. Tu as été bidouillé pour.

Bidouillé, oui, siffla l’adolescent.

Aegeus désigna quelque chose derrière Cornélia, d’un geste trop brusque qui bouscula toutes les couleurs de sa vision et lui donna brièvement envie de vomir.

– Aaron, occupe-toi de la naine. Je gère Corny.

– C’est pas le meilleur endroit pour une première, maugréa l’adolescent en obtempérant. Morta sera pas contente si elles cassent quelque chose.

– Pour l’instant, elles sont calmes. Empêche juste la gamine de se bouffer la patte, elle a l’air bien parti pour.

La gamine ? La naine ?

Ça empirait de plus en plus. Cornélia devenait incapable d’aligner deux pensées cohérentes. D’une seconde sur l’autre, elle se sentait d’abord trop à l’étroit dans cette peau qui n’était pas la sienne, comme serrée de toutes parts, puis au contraire avait l’impression de flotter dans le vide, comme si ses terminaisons nerveuses peinaient à atteindre ce corps trop grand pour elle. La minuscule blessure de sa patte droite la faisait souffrir, mais quand elle baissa le regard dessus, elle ressentit une inexplicable envie de l’agrandir davantage, de refaire couler ce sang si étrange. Était-ce seulement du sang ?

– Hep hep hep, Corny !

Aegeus claqua des doigts devants son nez ; la détonation assourdissante la laissa sonnée un instant.

– Arrête ça, ordonna-t-il. Je sais que t’as une envie folle de te faire mal, là tout de suite, mais faut pas abuser des bonnes choses. (Il lui saisit le visage – le museau ? – d’une main de fer pour l’obliger à relever les yeux vers lui.) L’automutilation est une tendance normale au début, d’accord ? Mais ça va rien changer à ton malaise, rêve pas. Pareil pour l’auto-cannibalisme.

Il s’interrompit, lança un coup d’œil derrière elle et lança :

– Empêche-la de faire ça, empêche-la ! Plus elle aura mal et plus elle le refera !

– Je sais ! s’énerva la voix d’Aaron, qui clapotait bizarrement dans l’air. J’essaie ! C’est un putain de raijū, elle me crame chaque fois que je la touche !

Cornélia avait de plus en plus de mal à garder son regard arrimé au sien. Ses prunelles dérivaient irrésistiblement d’un côté ou de l’autre, suivant les reflets d’or de ses dreads qui ruisselaient sur son épaule, ou les motifs du papier peint derrière lui.

Motifs qui voguaient doucement le long du mur, dans un lent ballet hypnotisant. Ils finirent par amener ses yeux sur le grand miroir, posé trois mètres plus loin.

À cette vue, un éclair de lucidité la secoua.

Le miroir !

Elle voulait se voir. Il fallait qu’elle se voie. Il fallait qu’elle prenne la mesure de ce qu’elle était devenue, elle en avait besoin. Désespérément besoin pour ne pas devenir folle.

Avant qu’elle eût ébauché le moindre geste, Aegeus avait déjà compris. À croire qu’il l’avait entendue penser.

– Aaron ! tonna-t-il en se levant d’un bond. Le miroir ! Le miroir !

Elle crut un instant, naïvement, qu’ils allaient le lui amener. Lorsqu’elle distingua Aaron foncer vers le lit, puis tirer sur le drap pour l’en arracher, elle comprit qu’ils projetaient l’exact inverse.

Non !

Elle se projeta vers la glace dans un grand bond désordonné, mal mesuré, qui la mena droit dans le mur. Son crâne le heurta de plein fouet, dans une explosion de douleur qui lui fit voir trente-six chandelles ; à moitié aveuglée, elle se rétablit de justesse sur ses membres tremblants puis s’étala de tout son long. Quelque chose de lourd et de brûlant se jeta sur elle, la plaquant au sol.

Aegeus.

– Couvre-le ! hurla-t-il. Couvre cette putain de glace ! Dépêche !

Mais pourquoi ? eut-elle envie de hurler. Laissez-moi voir ce que je suis devenue ! Laissez-moi au moins ça !

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