104 - Le changelin et le raiju

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– Ce sont les fées.

Elle le dévisagea stupidement, sa joue maltraitée par la langue râpeuse de Pouet.

– Les… les fées ? Ça existe, ça, les fées ?

– Les fées ? souffla Blanche stupéfaite. Il nous fait marcher !

– Tu crois que je suis assez naïve pour croire ça ? lui lança l’aînée. Dis-moi la vérité ! Je te laisserai pas tranquille tant que tu…

– Oh, ta gueule !

Furieux, il se leva d’un bond et se saisit d’un masque qui trônait sur le buffet. Une crainte irrépressible s’empara de Cornélia quand elle reconnut le long crâne d’ivoire et sa coiffe de plumes émeraudes.

Tzitzimitl, lui susurra un part de son cerveau. Tzitzimitl. Pas humaine.

– Non, ne fais pas ça, bredouilla-t-elle. S’il te plaît, je ne voulais pas te… Je te crois, d’accord, parle-moi des fées…

Trop tard. Il s’approchait déjà, un air mauvais sur son visage semé de cicatrices.

– C’est le seul moyen pour que tu me foutes la paix, apparemment.

La jeune femme commença à se débattre alors qu’il se penchait sur elle. En vain. Elle ne pouvait même pas protéger son visage de ses mains ! Effrayé par ses contorsions, Pouet poussa un couinement craintif et se réfugia du côté de la cadette.

– Je rêve, t’es vraiment qu’une tapette ! maugréa Aaron. Comment tu veux que ça devienne plus facile si tu t’y habitues pas ? Laisse-toi faire !

– Hors de question ! rugit Cornélia en enfouissant son visage contre le drap. M’y habituer, pour finir comme toi ? Trembler comme une feuille, avoir mal partout, tirer une tête de six pieds de long après chaque métamorphose ? Quel bel exemple !

– Ça n’a rien à voir ! fulmina-t-il. Tu crois que je porte un masque moi aussi ? Idiote !

Une voix flûtée s’éleva sur leur gauche, interrompant leurs gesticulations.

– Pourquoi tu en as si honte ? Tu as honte de ce que tu es ? C’est pour ça que tu refuses d’en parler ?

Le garçon se statufia. Sans plus feindre le sommeil, Blanche se contorsionna comme une grosse chenille et parvint à se retourner vers eux.

– Alors ? insista-t-elle avec défi. C’est ça, hein ? T’assumes pas ?

Il ne répondit rien, le visage contracté par la colère, des envies de meurtre dans les yeux. Cornélia, elle, regardait les marques de dents sur l’avant-bras de sa sœur, qui avaient bien entamé sa chair. Pas des dents humaines. Celles-ci devaient être aussi minuscules qu’acérées.

– Comment tu peux avoir honte de te transformer comme ça ? poursuivit la jeune fille avec un agacement non feint. Tu t’es regardé ? Mince alors ! Mon seul pouvoir à moi, c’est de cuisiner des lasagnes dégueulasses et de jongler avec des courgettes ! Quand j’essaie de me transformer, je disjoncte et ça finit en auto-cannibalisme ! C’est minable !

Désarçonnés par sa réplique – ça ne partait pas du tout dans la direction à laquelle ils s’attendaient –, Cornélia et Aaron la fixèrent en écarquillant les yeux.

– Tu devrais être fier ! asséna la blondinette en repoussant la queue de Greg qui venait lui chatouiller le nez. Je ne sais pas ce que c’est qu’un crocotta, et, bon, j’avoue que le nom est stupide – on dirait une marque de biscotte ! –, mais si tu as réussi à trucider une meute d’anges, ça doit être autrement plus impressionnant qu’un loup-garou pourri !

Stupéfait, Aaron parut chercher quoi dire. La verve de Blanche l’avait complètement déstabilisé.

– Fier ? dit-il enfin. Les changelins sont des simulacres. De faux humains. Je ne suis pas… (Il contempla un instant ses mains, agiles et nerveuses, qui tenaient toujours le masque.) Je suis complètement artificiel.

Il parut soudain se souvenir de ce qu’il faisait là, penché au-dessus de Cornélia.

Avant qu’elle n’ait pu réagir, il abattit le masque sur son visage. La jeune femme poussa une exclamation étouffée et se débattit spasmodiquement dans les froissements des draps, mais c’était trop tard.

La métamorphose prenait déjà.

– J’aurais préféré être humain, poursuivit Aaron d’un ton sinistre. J’aurais voulu être comme vous.


***


Médusée, Blanche fixa sa sœur secouée de frissons, dont le corps se distordait, fondait, changeait à quelques centimètres d’elle. Pâle comme un linge, elle regarda Aaron desserrer les sangles les unes après les autres, afin de laisser de la place au monstre qui se construisait lentement.

Lorsque la créature tourna la tête vers elle, la jeune fille se retrouva face au grand crâne élancé dépeint par le masque.

Mais le visage sculpté par Iroël, même s’il était magnifique, ne pouvait retransmettre l’aura du monstre tel que Blanche la ressentit alors.

Tétanisée, elle ne put que fixer les lueurs blanches qui brillaient au fond des orbites, telles deux étoiles mortes.

Elle était en train de se demander si Cornélia se trouvait réellement là-dedans, quelque part dans cette monstruosité, lorsque quelque chose bougea dans son champ de vision.

Du coin de l’œil, elle distingua Aaron qui s’approchait dans son dos ; elle esquiva de justesse le masque doré qu’il tenta de poser sur son visage.

– Arrête ! hurla-t-elle. Arrête ça !

Elle gigota comme un asticot coincé au bout d’un hameçon, avec une énergie qui donna du fil à retordre à l’adolescent. Elle cumulait tout ce qui faisait défaut à l’aînée : une petite taille, une agilité sans pareille, de bons réflexes et une vivacité impossible à freiner. Elle réussit même à libérer ses bras maigrichons. À cause de ses contorsions, le drap glissa, dévoilant son ventre maigre sous les lambeaux de son t-shirt, puis le haut de ses hanches…

– Quoi ?! hurla-t-elle d’un coup. Mais pourquoi je suis à poil ?

– Putain, s’énerva Aaron sans répondre, mais arrête de remuer comme ça ! J’comprends pourquoi il t’a fabriqué un raijū, maintenant !

– Je suis toute nue ! se récria-t-elle de plus belle en remontant le drap. Vous nous avez fait des trucs, je parie, bande de pervers !

Il poussa un grondement de gorge.

– T’es idiote ou quoi ? Tu les as craquées ou cramées, tes fringues ! T’es un fichu raijū, une bestiole de feu et de foudre !

Il lui montra ses paumes couvertes de cloques.

– Tu m’as touchée ! le fustigea-t-elle comme s’il s’agissait du pire crime au monde.

– Tu te fous de moi ? T’étais en train de te bouffer la patte ! Tu crois que ça m’intéresse, les gamines de quatorze ans ? Et anorexiques, en plus !

– J’ai pas quatorze ans et je suis pas anorexique, rugit-elle. Sombre abruti !

Elle rampa un instant sous le drap, dans l’espoir vain de s’enfuir comme un ver de terre, mais il la tira à l’air libre avant qu’elle ait parcouru dix centimètres.

– Bon, écoute, haleta-t-elle en le repoussant de son mieux, j’ai compris qu’il fallait qu’on s’entraîne aux métamorphoses, ok ? On peut juste parler calmement pendant genre… cinq minutes avant que je me transforme en monstre ?

– Parler calmement ? souffla-t-il avec fureur. Avec toi ? T’es qu’une sale fouine qui se mêle de ce qui la regarde pas !

Las de gesticuler d’une façon ridicule, il bondit sur elle à califourchon. Blanche poussa un cri étouffé ; elle perdit tout l’air de ses poumons quand le poids du garçon l’écrasa sur le lit. Elle ne s’estima pas vaincue pour autant.

D’une main, elle lui mit une claque sonore et de l’autre, lui vola le masque avant de l’agiter hors de sa portée. Fou de rage, l’adolescent la saisit à la gorge, la plaqua sur le matelas et se pencha au-dessus d’elle, le bras tendu pour récupérer l’objet.

C’était pile ce qu’attendait la jeune fille.

Suffoquant à moitié, elle se cambra à fond, leva ses jambes liées et donna un violent coup de genou vers le haut. Droit dans l’entrejambe d’Aaron.

– Prends ça, crachota-t-elle dans un souffle victorieux.

Son attaque arracha un râle de douleur à l’adolescent. Terrassé net, il s’écroula sur elle de tout son long. Blanche en retira une grande fierté. Pour une fois que ses misérables genoux cagneux servaient à quelque chose !

– Mais dis-moi, pour quelqu’un d’artificiel, tes testibulles ont l’air plutôt naturelles, se moqua-t-elle.

Il ne répondit pas. Il ne bougea plus pendant quelques secondes, et on n’entendit plus rien d’autre que des halètements et des bordées de jurons. À moitié écrasée sous le poids de son torse, la tête enfoncée dans l’oreiller, Blanche le maudissait d’être tombé comme ça, sans le moindre respect pour son intimité de dame. Son survêtement noir lui râpait la joue ; les odeurs diverses qui s’en dégageaient l’incommodaient grandement.

Sans compter que c’était une posture extrêmement gênante.

Heureusement que le drap était encore là… Dans une pensée solennelle, Blanche le remercia pour sa fidélité.

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