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Pourquoi Iroël l’avait-il associée à un monstre aussi étrange ? Le raijū de Blanche se révélait vif et nerveux, et laissait présager une grande agilité et une malice non moindre. Tout cela allait à merveille avec Blanche. Mais la tzitzimitl ? Cornélia ne parvenait pas à déterminer si elle la trouvait féérique ou morbide. Les deux en même temps, probablement. Elle n’aurait pas cru cela possible.

J’espère qu’il ne m’a pas donné ce masque uniquement parce que je suis grande et maigre… se dit-elle avec dépit.



Le soir passa doucement, et la nuit tomba sur la ville. Épuisé par sa surveillance, Aaron finit par s’assoupir pour de bon dans son fauteuil, ce qui permit aux sœurs de souffler un peu. Il avait laissé le masque de Blanche sur le bureau, tandis que Cornélia portait le sien. Sans rien dire, elles se rapprochèrent l’une de l’autre, autant qu’il était possible malgré leur ligotage.

Blanche, les yeux pochés de fatigue, son petit minois inhabituellement triste, parvint à attraper les grosses pattes de monstre de sa sœur. Sans montrer la moindre répulsion pour les phalanges squelettiques, elle les prit dans ses paumes. Cornélia ressentit la chaleur de sa peau beaucoup plus intensément que lorsqu’elle se trouvait humaine. Prise de court – elles n’échangeaient pas souvent de gestes tendres – elle se contenta de croiser le regard de sa sœur. Sa vision de tzitzimitl faisait bouger les teintes de ses cheveux ambrés, y ajoutant des ombres bleues et des reflets d’une couleur proche du vert. Elle faisait aussi scintiller les minuscules paillettes vertes incrustées dans ses iris, qui en devenaient presque fluorescentes.

– Je suis désolée, chuchota Blanche. Je suis désolée…

Incapable de comprendre pourquoi, Cornélia la dévisagea de plus belle – qu’il était frustrant de ne pas pouvoir s’exprimer ! – mais la cadette ferma les yeux sans un mot de plus. L’instant d’après, elle sombra dans un profond sommeil.



C’est ainsi qu’Aegeus les retrouva lorsqu’il rentra.

Le petit grincement de la porte réveilla immédiatement Cornélia. Soucieuse de ne pas réveiller sa petite sœur qui avait posé son front contre le sien, ni Greg qui s’était roulé en boule sur leurs oreillers mêlés, elle darda son regard en direction du seuil.

Aegeus n’avait presque plus l’air humain.

Son torse nu était taché d’écarlate ; des traînées de sang imbibaient tout son jean jusqu’à ses rangers, et même ses mains et ses poignets étaient zébrés de pourpre. Le cœur de Cornélia eut un raté lorsqu’elle vit que ses écailles brillantes, qui d’ordinaire parsemaient sa peau en petits groupes discrets, avaient recouvert tout son épiderme. Elles se hérissaient les unes après les autres, par vagues, dans une nuée d’éclats de lune coupants, avant de disparaître sous la peau et de déferler à nouveau. Une marée d’argent qui contractait tout son corps dans ses fluctuations. Ses muscles frémissaient douloureusement, d’une façon frénétique, comme agités d’un début de métamorphose sitôt voué à l’échec. Aegeus se tenait le biceps, chancelant ; plus atteint que le reste de son corps, son bras droit était victime de soubresauts incontrôlables, tressautant à chaque déferlement d’écailles. D’un pas mal assuré, l’homme contourna le fauteuil. Il regarda dormir Aaron, roulé en boule comme un chat, puis effleura le dossier sans chercher à le réveiller.

Silencieuse, Cornélia l’observa s’appuyer au bureau, les phalanges blanchies comme s’il tentait de réduire le bois en miettes ; son ouïe surnaturelle ne laissait rien passer, ni les battements de cœur irréguliers d’Aegeus, ni son souffle haletant. Elle parvenait même à capter les bruits minuscules et tranchants que produisaient les écailles devenues folles en perçant la peau.

Il souffrait le martyre.

Il finit par aller s’adosser au mur, d’où il les observa toutes les deux – Cornélia ferma immédiatement les paupières. Elle les rouvrit en entendant l’homme glisser au sol. Il se recroquevilla et enfouit son visage entre ses bras, disparaissant presque sous la masse de sa magnifique chevelure.

Elle eut le cœur bizarrement serré de le voir ainsi, si démuni, aussi fragile que n’importe qui, lui qui semblait toujours si assuré et si fort.

Que s’était-il passé pour qu’il revienne dans cet état ?

– Cornélia… murmura soudain la voix de Blanche tout près d’elle.

Elle reporta le regard sur sa petite sœur, l’ouïe toujours tendue vers Aegeus. Elle aurait préféré qu’il ne soit pas là. Blanche avait l’air au bout du rouleau ; quoi qu’elle allait dire, ou faire, Cornélia aurait voulu que cela reste entre elles deux.

C’était étrange de voir son visage si proche du sien, elles n’étaient pas habituées à une telle proximité. Cornélia distinguait jusqu’à la moindre imperfection de sa peau – et des imperfections, il y en avait peu. Cela la frappa soudain.

Les sœurs ne s’étaient jamais considérées comme belles. On ne les avait jamais considérées comme belles. Pourtant, à cet instant, tout dans le visage de Blanche se révélait d’une inestimable beauté. De son petit nez rond à sa grosse frange blonde, en passant par ses taches de rousseur, ses sourcils trop fins et ses yeux soulignés de cils si clairs qu’ils en devenaient curieusement invisibles, tout ce qui décevait la cadette attira soudain l’admiration de Cornélia. C’était un visage profondément touchant. Quels que fussent ses défauts, il était parfait jusqu’au moindre grain de beauté.

Il était humain.

À ce moment-là, coincée dans son corps monstrueux, l’aînée aurait pu pleurer de soulagement en voyant sa propre figure dans un miroir, avec sa bouche trop petite, son nez trop grand et ses sourcils pareils à une haie mal taillée. Elle se serait peut-être même trouvée belle, ainsi redevenue elle-même. Son corps était loin d’être parfait, mais c’était le sien. Elle réalisait enfin qu’il lui était plus précieux que tout.

Au fond de la pièce, Aegeus ne se trahissait que par sa respiration, et elle se demanda s’il tendait l’oreille pour les écouter.

– Cornélia… murmura Blanche à nouveau. Je suis désolée… C’est ma faute… Tout ça…

Alarmée, sa grande sœur fixa la grosse larme qui roula sur sa joue, suivie d’une deuxième. Blanche en train de pleurer, cela arrivait parfois. Mais Blanche qui pleurait de culpabilité ? De remords ? Impossible. Elle ne regrettait jamais rien. C’était la plus forte des deux, la plus téméraire, la plus folle, ce que Cornélia lui avait toujours envié. Elle faisait beaucoup d’erreurs, mais au lieu de traîner ces boulets derrière elle comme la plupart des gens, elle les laissait sur place et continuait d’avancer. Sans aucun effort.

– Je n’aurais pas dû venir à l’auberge… sanglota Blanche. Tout est ma faute… Je n’aurais pas dû les laisser rentrer chez nous comme ça… Mais ils nous aimaient bien, et j’ai pensé… enfin, ils avaient besoin de l’appartement, de nous… Alors que personne…

Alors que personne, jamais, n’avait besoin des sœurs Echo. Personne ne les invitait nulle part. Personne ne venait spontanément leur parler, encore moins leur rendre visite.

Blanche faisait peur aux gens de son âge, avec sa vivacité sans bornes et son immense besoin d’affection, toujours en train de bavarder, de poser des questions, de coller ses nouveaux amis jusqu’à ce qu’ils fuient pour de bon. Elle n’avait jamais bien su jauger les relations humaines, et les gens normaux se détournaient toujours très vite de cette fille insupportable à leurs yeux.

Quant à Cornélia, elle ne donnait envie à personne de l’approcher, ce qui lui allait bien, solitaire dans l’âme ; mais parfois, en voyant des bandes d’amis rire et s’amuser ensemble, son cœur se serrait inexplicablement.

La vérité, c’est qu’elles avaient toujours été très seules. Ni l’une ni l’autre n’entraient dans la norme sociale ; l’une ne parvenait pas à s’y conformer, l’autre ne faisait aucun effort pour essayer.

Et puis un jour, leur appartement s’était rempli d’un étrange assortiment de sans-abris au grand cœur, de meurtriers enjoués et de monstres bizarres, et tout avait changé.

– Et maintenant… couina Blanche. Ils vont nous forcer à venir dans le convoi et… tu sais, j’ai déjà rêvé d’aller avec eux, je voulais voir leur monde, voyager, rencontrer des gens, voir plein d’autres créatures, mais… j’ai peur que Greg… et Pouet… J’ai peur qu’on ne s’en sorte pas. Aaron m’a dit que… mais je ne sais pas si c’était juste pour me faire peur… Mais ça a marché, j’ai vraiment peur, maintenant… (Elle pressa ses mains sur sa bouche, espérant tarir le flot de son angoisse.) Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va dire à maman et papa ? Ils me… Ils me manquent… Ça fait longtemps qu’on ne les a pas vus… On prend jamais le temps de les appeler et… imagine… imagine qu’on ne les revoie jamais ?

Le cœur déchiré, Cornélia la regarda tremper son oreiller en s’essuyant compulsivement les joues.

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