Chapitre 12

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Caïn

Je m’éloigne de Hope non sans une pointe de frustration et suis Alexya au centre du réfectoire.

– Les chefs sont prêts à faire l’annonce. Ils veulent que tu t’en charges.

Voilà ce que l’assistante biologiste de Rohn m’a dit. J’ai tout sauf envie de leur annoncer mais je n’ai pas le choix.

Mes mains tremblent lorsque je me tourne vers chaque camarade, en train de manger, de vivre.

Mon regard croise celui de Sab, à ma gauche. Elle m’encourage d’un signe de tête mais je me détourne rapidement.

Je bous intérieurement, mes membres sont toujours parcourus de tremblements mais je les cache soigneusement.

Je place lentement mon masque sur mon visage. Celui qu’on m’a appris à façonner, celui du Caïn qui ne ressent rien et qui dicte.

Je suis debout, dans l’attente qu’ils me remarquent enfin mais je bruit est assourdissant. Une pensée pointe le bout de son nez. Hope ne doit pas être à l’aise.

Mais je dois me concentrer sur ce qui a vraiment de sens.

Le but de ma vie n’est pas d’être bien vu mais de faire cesser cette dictature.

– Silence !

Comme de par magie, tout tintement cesse et chaque voix s'évanouit. J’entend un soupir d’aise à ma droite et je suis d’accord, le silence est agréable.

– Bonjour à tous.

Ma voix est stable, assurée, je n’ai plus peur.

– Je suis navré de vous interrompre dans votre repas mais j’ai une information de la plus haute importance à vous faire parvenir.

Je parcours la salle du regard et croise accidentellement ce lac glacé qui me fige chaque fois que j’y plonge.

Sauf que ces yeux ronds d’un azur ensorcelant me regardent avec peur.

Je me suis juré de ne pas devenir comme eux. Comme ceux qui nous ont empêché de ressentir. Mais qui nous ont paradoxalement transmis une peur qui nous suivra toute notre vie.

Je ne veux pas inspirer cela. Surtout pas à elle. Mais est-ce que j’ai le choix ?

Je ne veux même pas réfléchir à la raison pour laquelle je veux autant la protéger. Il vaut mieux laisser ces soucis là à demain.

Je rompt le contact presque aussitôt, une seconde trop tard.

– Le gouvernement organise annuellement des jeux.

Pour l’instant, la salle est silencieuse et je peux les sentir frémir d’impatience.

– Ce ne sont pas des jeux comme vous l’entendez. Ce sont des mises à mort.

Quelqu’un ricane dans les rangées devant moi. Un gamin inconscient du danger dans lequel il se trouve.

Dans lequel nous nous trouvons tous.

– Je ne rigolerai pas à ta place.

Je plante mes yeux dans les siens et continue.

– Ils capturent des Delta, les jettent dans des arènes et les font se battre pendant qu’ils sirotent leur cocktails et discutent entre hauts placés.

Les hoquettements fusent et j’ai conscience que je ne suis pas tendre avec eux.

J’hésite entre rester propre à moi-même ou les effrayer pour qu’ils ne se portent pas volontaire.

– Ils se sont amusés à créer une arène de plusieurs étages. Chacun d’entre eux représente une émotion.

J’enchaîne les annonces pour ignorer leur visages qui se décomposent à mesure qu’ils assimilent l’ampleur de la situation.

– Comme vous pouvez le comprendre, il n’y a rien de plus cruel que d’empêcher de nous faire ressentir dans un environnement où les émotions prennent possession de nous.

Cette fois-ci, je fais une pause. Ça fait beaucoup en une journée, je le conçois.

– Le but: résister.

Des regards s’élèvent, intrigués, méfiants. Mais surtout, ils se demandent ce que sont que ces ramassis de conneries.

Je vois un jeune homme que je reconnais être Ryan. Il se lève et ne masque pas son aigreur. Ça se voit, il veut se battre. Mais je ne sais pas si c’est contre moi ou le gouvernement.

– Pourquoi est-ce qu’on apprend tout ça seulement maintenant ?

– Comme vous le savez peut-être, je fais parti de cette communauté, mais pas seulement.

Je jette un regard à Hope qui s’apprête à apprendre quelque chose sur moi.

– Je suis né Delta comme vous tous et une des conditions à ma survie était que je serve en tant que soldat pour eux, les hauts dirigeants.

Je croise tout de même des regards ahuris et je comprends qu’ils n’étaient pas au courant et surtout qu’ils sont effrayés. Et je n’aime pas ça.

– Non, je ne suis pas leur allié. Je suis infiltré chez notre ennemi mais c’est aux Delta que mon coeur appartient.

Ceci étant dit, je poursuis mon explication. Plus vite ça sera fait, plus vite je serai débarrassé

– J’ai vu passer une dizaine de jeux mais nous n’étions pas prêts. Cependant, le Haut Dirigeant a perdu quelqu’un. Une personne essentielle pour son pouvoir. Ils sont désorganisés. Leur attention est ailleurs.

Hope est agitée et m’empêche de me concentrer. Son pied martèle le sol et elle a repris cette fâcheuse tendance à s’arracher la peau autour de ses ongles.

– Le gouvernement croit que ces jeux servent à nous tester. En réalité, ils cachent un accès direct au réseau central. Un accès que nous ne pouvons atteindre que si nous participons… et si nous tenons suffisamment longtemps dans l’arène.

Des murmures choqués se répandent aussitôt. Je continue plus bas, comme si ces monstres pouvaient m’entendre.

– Si nous atteignons le sommet, nous pourrons désactiver le Noyau. Et libérer tous les sans-cœur de la programmation qui les enferme dans cette… conscience toxique.

À ma droite, Alexya se racle la gorge, nerveuse. Je lui fais signe. Elle avance, les mains serrées devant elle.

– Nous travaillons déjà sur un moyen de… d’éviter les pertes. Avec le professeur Rohn, nous avons renforcé les systèmes de régénération. Une interface capable de réparer automatiquement les sans-cœur, si le Noyau cesse de fonctionner d’un coup. Ils ne mourront pas. Ils… redeviendront ce qu’ils auraient dû être. C’est ce que nous espérons.

Les visages se tendent vers elle. Rohn s’avance à son tour, imposant, voix grave.
– Ils ne souffriront pas. Ils ne seront pas détruits. Leurs circuits émotionnels… reprendront. Graduellement. Nous avons fait des simulations. Ça fonctionnera. Ça doit fonctionner.

Il prononce cette dernière phrase tout bas, personne ne l’entend sauf nous. Je sais qu’il n’a pas encore trouvé cette solution qu’il attend.

Je sens l’espoir naître, fragile, hésitant. Puis retomber aussitôt. Parce que personne ne bouge. Personne ne se porte volontaire. Je m’y attendais. Mais ça me ronge quand même.

Je respire profondément.
– Je comprends que ce soit difficile à accepter maintenant. Vous avez un mois avant le début des jeux. Je laisserai un formulaire dans le hall d’entrée. Ceux qui souhaitent tenter leur chance… auront le temps de se préparer comme il se doit.

Je m’arrête enfin et parcours des yeux la foule. Le même homme qui riait tout à l’heure se lève et je sais que ça ne sera pas agréable.

– Vous vous attendez à quoi ? A ce qu’on se porte volontaire pour notre propre mort ?

– Comment tu t’appelles ?

Sa silhouette fine est parcourue de secousses lorsqu’il rit de nouveau. Il essaye de faire le malin devant ses amis et je vois avec regret que ça marche.

– Hector.

– Tu vois, Hector, si tu avais eu l’audace de rire comme tu viens de le faire devant eux, tu serais déjà mort.

Son visage perd de toutes ses couleurs et il semble se ramollir, couler, littéralement.

– Je pense que vous êtes assez intelligent pour comprendre la chance que nous avons, nous, de ne pas être des sans-cœur.

J’avance et n’hésite pas à hausser le ton, quitte à ce qu’il se fasse dessus.

– Nous ne pouvons pas rester comme ça. À se cacher, prier pour qu’ils ne nous trouvent pas. Nous ne pouvons pas faire comme si c’était acceptable. Et je ne resterai pas sans rien faire.

Un silence lourd envahit la salle. Chaque regard se croise, conscient de la gravité de la situation.

Je sens l’atmosphère changer puis, lentement, les conversations reprennent. Les chaises frottent le sol, les couverts tintent.

Et c’est à ce moment-là que je l’entends.

– Je me porte volontaire.

Ma tête se relève brutalement. Hope. Elle se tient debout, droite. Ses yeux bleus ne vacillent pas. Elle ne semble même pas hésiter malgré le petit flageolement que je perçois dans ses jambes.

Un froid me traverse, instantané, tranchant.

Je me contiens, je ne montrerai pas ma faiblesse devant les autres.

J’avance à grands pas jusqu’à Hope qui n’a ni cillé ni reculé face à ma détermination.

Mes doigts se contractent. Je descends les marches du réfectoire, attrape son bras sans brutalité mais avec insistance, et l’entraîne à l’écart, dans un couloir désert.

Derrière nous, le monde retourne déjà à son repas. Comme si rien ne venait de se produire.

– C’était quoi, ça ?

– Je veux servir à quelque chose. Comme toi, je ne peux pas rester les bras croisés.

– Je ne t’ai pas sorti de là pour que tu fonce droit vers la mort, Hope !

Je la vois me regarder avec incrédulité et je me rends compte de ce que je dis… c’est totalement ironique mais je m’en fous.

– Pourquoi est-ce que j’aurais le droit à un traitement de faveur ?

Elle me pose sa question complétement logique mais bizarrement, je ne trouve rien à répondre.

– Je veux devenir quelqu’un de meilleur, Caïn. Je veux… me prouver que je ne suis pas seulement la fille qu’on a enfermée toute sa vie.

Elle prononce mon prénom avec cette douceur qui contraste beaucoup trop avec ce qu’elle me demande de faire. Je secoue la tête.

– Les jeux ne sont PAS un terrain d’entraînement. C’est une arène d’exécution. Tu n’as aucune idée de ce qu’ils font là-bas, de ce que ces étages peuvent…

– Alors explique-moi, Caïn ! crie-t-elle presque. Dis-moi ce que je suis censée faire. M’asseoir et attendre que vous risquiez vos vies à ma place ?

Je me rapproche d’elle malgré moi. Trop près. Je sens sa respiration, rapide, heurtée.

– Je ne veux pas que tu meures, Hope.

C’est sorti. Brutal. Trop honnête. Ses yeux s’écarquillent. Elle ne s’attendait pas à ça.

On dirait soudain qu’elle cherche ses mots. Je redoute ce qui s’apprête à sortir de sa bouche.

– Ce dont tu as parlé tout à l'heure…

Mes sourcils se froncent sans que je ne le contrôle.

– Oui ?

– Je suis la chose qu’il a perdu, Caïn.

Un ricanement sort sans que je n’ai pu le retenir. Décidément, je ne contrôle plus rien en ce moment.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

Mon sourire s’évapore quand je vois que le sien n'apparaît toujours pas.

– Je suis sa fille, Caïn. Je suis la fille du Haut Dirigeant.

Ses yeux se remplissent de larmes et je n’arrive pas à comprendre. Mon cerveau ne veut tout simplement pas assimiler ce que je viens d’entendre.

Je sens la colère remonter, pas envers elle, mais envers lui, mêlée d’une terreur que je cache tant bien que mal.

– Très bien, dis-je finalement.
C’est tout ce que je peux dire sans perdre le contrôle.

Hope passe devant moi et retourne vers le réfectoire comme si rien ne s’était passé. Je reste debout, seul et les yeux écarquillés par l’incompréhension.

Je suis accompagné de l’angoisse que j’étouffe, celle qu’ils ont mis dans nos gènes… et celle qu’elle seule arrive à réveiller.

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