Cinder est là
Dès qu’elle est entrée dans funérarium, ma gorge s’est mise à brûler. J’ai dégluti à grand bruit. Je me souviens avoir accueilli cette émotion avec stupeur car, dans notre profession, nous sommes habitués à tout contrôler.
C’était ma 56ème cérémonie, depuis que j’étais employé chez JC, une entreprise de pompes funèbres bien implantée. J’étais arrivé ce matin là à 8h, comme d’habitude, pour préparer l’office de 10H.
J’avais compté les rangées de chaises, disposé les fleurs arrivées par livreur ce matin-là. Rien ne bien compliqué, mais il était important que tout soit parfait.
La famille devait arriver à 9H30. J’étais passé aux toilettes avant de les accueillir, comme je le fais toujours. Moi aussi, dans ces moments-là, je dois être parfait. Vérifier que mes cheveux sont bien peignés, ma barbe bien rasée, et rien entre les dents, même s’il y a peu de chance que je sourie aujourd’hui. Je présente bien, on me l’a toujours dit, et c’est sans doute pourquoi j’ai été embauché rapidement au poste de directeur chargé de l’organisation de toutes les cérémonies.
Jusqu’à présent, j’ai donné entière satisfaction. Nombreuses sont les familles à m’avoir remercié pour ma discrétion, et mon support. J’aimais me penser comme le pilier de l’évènement, un arbre à qui les gens pouvaient se raccrocher dans la tempête que cette épreuve pouvait représenter.
N’allez pas croire que je ne ressentais rien, au contraire. Mais j’avais appris à laisser ces émotions me traverser, sans que cela ne paraisse. Accueillir ces détresses, mais les faire ensuite s’en aller. Surtout, ne rien emmagasiner.
9h45, la famille est en retard. C’est assez rare ici.
J’entends une voiture se garer en vitesse sur les graviers.
Une femme entre. Elle a les cheveux mouillés. Je jette un coup d’oeil dehors, il ne me semblait pas qu’il pleuvait. Elle pose ses sacs par terre, enlève ses baskets, ses chaussettes, dans le hall.
C’est complètement inapproprié, me dis-je.
Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher de les scruter. Je n’ai jamais vu d’orteils aussi parfaits. Ils sont vernis de rouges, on dirait de minuscules pommes d’amour.
« Bonjour Madame, bienvenue », j’essaie de me reprendre, de chasser ses orteils de mes pensées.
« Ah oui, bonjour, désolée ».
Putain, je déconne je suis même pas fichue de dire bonjour. Et puis pourquoi il me dit bonjour cet idiot, personne n’est censé passer une bonne journée.
Et qu’est ce qu’il a à me dévisager ce pingouin, avec son costard trop serré et ses cheveux gominés. Franchement on est tous là pour passer un mauvais moment, c’est pas la peine d’en rajouter avec des gens coincés.
J’ai pas eu le temps de me sécher les cheveux.
Panne de réveil, ce matin. Ca ne m’arrive jamais. Faut que ça arrive le jour de l’enterrement de mon mari. Douche top chrono. Un truc noir, j’avais pas préparé le coup. J’ai enfilé mon tailleur de travail.
Remarque, ça collait bien à l’occasion. J’allais être en représentation aujourd’hui, donner le change, me forcer. Pas à surmonter ma peine. Heureusement, ou malheureusement, je ne sais pas. On était séparés depuis des mois, on ne vivait plus ensemble, mais aucun de nous n’avait vraiment officialisé la chose.
Alors, voilà, j’ai enfilé un costume de veuve dont je ne veux pas. J’ai honte.
9H10, j’ai chaussé des baskets pour conduire, mis les escarpins gris dans mon sac, ceux qu’il aimait, qui me brisent les orteils. Peut être qu’avec les orteils coincés j’aurai l’air plus affectée. Enfin, je le suis, affectée, enfin bref c’est compliqué. Une bonne journée de merde quoi.
Je vient d’arriver en trombe au funérarium. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, en arrivant 10 min avant le début de la cérémonie. Evidemment, tout le monde est déjà là. Et je débarque, telle une star qui s’est faite attendre, adidas aux pieds. Et puis merde, je change de chaussures dans le hall. Je tente de faire croire à tout le monde que c’est tout à fait OK. Quoi, vous n’avez pas fait ça vous? Quel manque de pragmatisme.
Le croque-mort a pas l’air bien, on dirait qu’il a chaud. Ca fait 1 minute qu’on est plantés là depuis le « bonjour » inapproprié et il n’a toujours rien dit. C’est quand même à lui de trouver des trucs à dire dans ces moments-là, il a pas une liste toute faite qu’on lui a remise lors de sa cérémonie de diplômes ?
« Mes sincères condoléances, Madame ».
Bon c’est sûr que j’aurais pu faire plus original, mais c’est un passage un peu obligé. Pour qui m’aurait-elle pris sinon?
Et puis, il fallait bien que je dise quelque chose, je n’allais pas rester là à la regarder comme un idiot.
Prendre part à sa douleur, leur douleur, c’est mon métier. Et il y a mille types de douleurs. Insupportables, enfouies, tolérables, immenses, petites, feintes. Généralement, ça ne prend que quelques secondes pour moi de détecter la catégorie à laquelle j’ai à faire, et m’adapter.
Avec elle, je ne sais pas, il y a quelque-chose qui coince, manifestement. Elle arbore une expression figée, pincée, une moue bizarre. Malgré tout, pas une grande douleur, je le sentirais sinon.
Ce constat me donne des ailes. Ca et ses yeux noirs profonds. Deux petites billes qui me fixent et cherchent à s’accrocher à moi.
« Merci, mais on ne devrait pas y aller là ? »
Non mais franchement ce type a un problème. Je ne sais pas si tous les croque-morts sont comme ça mais bon, il est limite.
La cérémonie s’écoule. J’ai fait un discours. Je lui devais bien ça, à lui et ses parents bien-sûr, ils n’auraient pas compris sinon.
J’ai l’impression d’avoir fait le job, de ne pas avoir gâché ça, au moins.
Le croque-mort m’a fixé toute la cérémonie, c’était vraiment gênant. En même temps, ça doit pas être drôle pour lui cette vie.
Je dis poliment bonjour à tout le monde. « Je vous rejoins chez Myriam pour la suite, oui, bien sûr. »
Je sors fumer une cigarette, passe devant le croque-mort bizarre.
Je le vois courir après moi sur le parking.
La cérémonie est finie, elle a fait un discours. Je n’ai rien écouté mais j’ai regardé ses fines lèvres bouger, sa gorge déglutir. Elle remettait régulièrement sa mêche de cheveux brune par dessus son oreille.
Tout est allé très vite, il m’a semblé. J’invite les proches à quitter la salle, personne ne souhaite assister à la suite.
J’aperçois alors à terre des escarpins gris, quittés aussi précipitamment qu’ils avaient été enfilés. Sans réfléchir, je les saisis et cours après elle.
« Vos chaussures, Madame ».
Il m’a rattrapé pour me donner mes chaussures. Le mec s’est cru dans Cendrillon. Je les prends et nos doigts se frôlent. Je lève la tête, il me sourit.
Je pensais pas que ça pouvait être charmant, un croque-mort.
Annotations
Versions