6. Gestes et posture

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Sept heures. Je comatais en pyjama devant mon café et un morceau de brioche vendéenne. Ma mère, déjà en tailleur pour le travail me dit :

— Il faut que tu sois prête dans quinze minutes si tu ne veux pas aller voir Arcan à pied.

Je me levai fatiguée, sans finir mon morceau. Devoir me dénuder me nouait l’estomac. Je gagnai ma chambre, la tête dans le brouillard, à la recherche de vêtements seyants. Même si j’allais finir nue, je voulais qu’Arcan me trouvât jolie. Je ne pouvais pas arriver à la fois en talon et sapée à l’arrache. Ce serait un décalage laid qui, j’étais certaine, révulserait le façonneur. Je choisis donc un débardeur rose sans bretelle, à attacher derrière la nuque et un jeans moulant. Je filai à la douche.

Lorsque je descendis et que ma mère me vit assise en train d’enfiler les talons-aiguille, elle écarquilla les yeux.

— Bonjour Mademoiselle ? Auriez-vous vu ma fille ?

Je lui jetai un regard de dépit. Elle attendit que je fusse debout et interrogea :

— Pourquoi cette tenue ?

— Nous allons travailler la démarche, donc je n’allais pas mettre les talons avec mon vieux jeans.

— Ainsi donc, il travaille une certaine mise en scène. Il est moins simpliste que je ne pensais.

Je ne répondis pas à son acidité, mais il me démangeait de répondre pour Arcan, car je la ressentais presque comme une attaque personnelle. Ma mère conduisit en me parlant de ses ambitions pour la soirée. Elle avait préparé un spectacle, comme à l’accoutumé. Mais à part faire part de sa jubilation, elle ne révéla aucun détail, soi-disant pour garder la surprise. Si elle ne me faisait pas confiance, il était donc hors de question qu’à l’avenir, je fisse de même.

Elle me déposa au pied de l’immeuble et je me hissai dans les escaliers en maudissant ces fichus talons. Arcan m’ouvrit, sourit et me confia :

— Tu me surprends.

— Ça ne me va pas ?

— Ça ne te correspond pas, mais ça met en valeur tes belles épaules tachetées.

J’esquissai un sourire rougissant et pénétrai dans l’appartement.

— Je propose que nous commencions par une séance d’arts plastiques.

— D’accord.

Il rit :

— Tu n’es pas difficile, comme fille.

— Non, mais ça me va. Je veux dire ça m’intéresse.

Je le suivis à l’atelier.

La matinée fut consacrée à la réalisation d’un masque en plastine par-dessus mon visage de plâtre. Je le regardai faire avec beaucoup d’intérêt. À l’aide d’ébauchoirs, il sculpta une émotion sur les yeux. Si le masque Batman avait un air de colère, le mien serait une expression de souffrance ou de supplication. Il me demanda de singer le sentiment que je le voyais dessiner, et il le retravailla, détail par détail, cassant la symétrie pour apporter du réalisme. J’ignorais ce que ça pouvait rendre sur moi, mais au fil du temps qui passait, de chaque millimètre qu’il rectifiait, le masque semblait prendre vie. Il devenait un visage à part entière, si réussi qu’il me faisait sentir de la compassion. La sculpture terminée, Arcan appliqua du plâtre sur l’ensemble, pour reproduire le processus de moulage. Ensuite, il me présenta un collier rigide et fin en inox. Une large rainure centrale lui donnait de l’allure. Arcan avait soudé une attache dans la soirée de la veille et comptait y insérer une chaîne de vélo.

À midi, il me cuisina une omelette aux herbes, très légère, puis lorsque nous eûmes terminé notre café, il déclara :

— Cet après-midi, on travaille la démarche.

— D’accord.

Il me tendit un élastique.

— Fais-toi un chignon pour que je voie tes épaules. Il faut que je voie comment ton corps bouge, de ton buste jusqu’à la fente de ton sexe.

Cela faisait étrange de l’entendre parler sans détour. La voix un peu nouée, je lui répondis :

— D’accord.

— Je te laisse te changer, je m’installe. Je sais que tu as le trac, alors prends ton temps.

Cette attention me toucha. Je me cachai derrière le mur coulissant pour ôter chacun de mes vêtements, au milieu des mannequins costumés. J’étais nerveuse malgré moi. Il m’avait déjà vue nue, déjà jugée sur mon apparence, il allait à nouveau me peser, mesurer dans mes gestes. Et même si nous avions déjà passé une journée ensemble, nous ne pouvions pas dire que nous étions intimes.

Une fois à nouveau chaussée, je remontai mes lunettes sur mon nez, entrouvris le panneau, puis m’avançai, un pied devant l’autre, aussi nue qu’à notre première rencontre. Je me sentais rougir, son regard sévère me paralysait intérieurement et j’avançais sans même m’en rendre compte. Il m’arrêta :

— Stop. T’es pas mannequin, t’es en train de te tordre les chevilles et tu forces sur tes hanches, ça ne fait pas naturel.

Je hochai la tête, sentant ma respiration s’emballer. Il me dit simplement :

— Respire calmement, et marche naturellement. La féminité est belle quand elle n’est pas exagérée. Ne cherche pas à rouler des hanches, elles le feront d’elles-mêmes.

Il s’adossa comme s’il stoppait son rôle de juge pour me laisser le temps de m’acclimater. Je retournai à la porte puis m’avançai, sans savoir quoi faire de mes bras. Je fis les cent pas, calmant progressivement mon rythme cardiaque, tentant de faire fi de ma nudité dans le salon d’un homme dont je ne connaissais que le pseudonyme. S’il l’avait voulu, il y a longtemps qu’il m’aurait agressée, je ne me sentais pas moins vulnérable pour autant. Mes pensées se calmèrent, je me recentrai sur mes souvenirs récents avec lui et de combien chaque instant avait été professionnel et agréable. Voyant mes muscles se déraidir, il reprit son air observateur. Le menton en appui dans le creux de sa main, il me regarda faire le tour de la table basse.

— C’est mieux, beaucoup moins tendu. Inspire sur deux pas, expire sur deux pas. Dès que tu sens que c’est facile, tu fais la même chose sur trois pas, jusqu’à arriver à cinq.

J’obéis à l’expérience qui transparaissait à travers ses mots. Plus je ralentissais ma respiration, plus je ralentissais mes pas.

— Là, nous avons une marche calme et naturelle. Maintenant, sois majestueuse. Tu es une reine. Donc, tu ne dois pas forcer le pas, tu laisses tes hanches rouler naturellement, mais tu gardes les épaules bien droites. Ne te force pas. Imagine-toi juste en reine.

Je refis un tour, évitant de croiser son regard qui me stressait, mes talons claquant sur le parquet de son salon. J’aurais préféré avoir les yeux bandés et ne pas sentir le déplaisir dans ses scrutations. Il corrigea à nouveau calmement :

— Le menton est trop haut, tu frimes trop. C’est vrai que les reines, ça se la pète. Imagine-toi plutôt en guerrière, en femme forte. Pour attirer l’attention aujourd’hui, il faut une femme forte. Il faut que malgré l’apparence captive, les femmes veuillent devenir toi et que les hommes envient celui qui tient en laisse une femme si rare. Il faut donc des enjambées moyennes, calmes mais pleines d’assurance.

Inspirée par ses mots, j’opinai et repris une démarche féline et assurée. Il sourit en s’adossant sur son fauteuil. La satisfaction ne s’en alla pas de son visage. Après trente secondes, voyant que je restais constante, il dit :

— Merveilleux, on se comprend. Continue pendant dix minutes, dans tout l’appartement. Fais ta vie, et reste dans le rôle.

Pendant le temps imparti, il me laissa vagabonder dans l’immense appartement. C’était assez curieux de me promener comment bon me semblait en tenue d’Êve, ailleurs que chez moi. J’observai jusqu’à sa chambre, aussi grise que son salon, aussi bien rangée qu’une suite d’hôtel après le passage des employés. Mes pensées ne pouvaient faire abstraction de ma nudité, surtout quand je le croisais dans le salon en train de boire un second café. Lorsque sa tasse fut vide, qu’il jugea que je maîtrisais ce qu’il attendait de moi, il me proposa :

— Laisse et foulard ?

J’opinai du menton, consciente que plus vite je m’y habituerais, mieux ça serait. Je posai mes lunettes sur la table et il s’avança vers moi. Perchée sur les escarpins, je faisais la même taille que lui. Il banda délicatement mes yeux et je sentis mon cœur s’emballer. Il me sembla plus proche qu’il ne l’était. Il emprisonna ma nuque dans l’anneau rigide. Il n’avait pas fait l’erreur d’un millimètre sur la conception, le métal doux ne laissait passer qu’un cheveu d’air entre lui et ma peau. Arcan me rappela :

— On n’oublie pas la démarche.

Nous reprîmes le jeu de la veille. Les talons auraient pu être une difficulté, mais à l’inverse le nouveau collier me faisait ressentir plus aisément ses gestes. Nous parcourûmes de long en large l’appartement. Je gardai l’allure assurée qu’il m’avait demandé d’adopter. Lorsqu’il s’arrêta, je ne savais même plus où j’étais. Je gardai la posture digne d’une reine. Le bruit du moulin à café me permit de me localiser juste à côté du comptoir. Il fit couler un café, l’odeur chaude m’allécha, et il me dit.

— Donne ta main droite si tu veux un café.

Je levai la main et saisis la tasse qu’il me tendait. Il me fit à nouveau avancer. Je trébuchai, couvris la tasse de l’autre main en me ressaisissant. Je me brûlai la paume.

— Aïe !

Je m’empressai de reprendre une posture droite et il me dit :

— C’est bien, c’est bien. Ça peut arriver. Tu peux boire.

J’appliquai la même consigne, le visage fermé d’une reine déchue en buvant mon café. Il reprit ma tasse vide et me confia :

— Soit on se comprend parfaitement bien, soit j’ai été bien inspiré en te choisissant ce rôle. Est-ce que tu as froid ?

— Ça va.

— Dans ce cas, tu vas rester comme ça quelques heures. C’est moi qui te dirige, et tu me prêtes tes mains quand j’en ai besoin.

— D’accord.

Il m’entraîna vers l’atelier. Je me fiai aux odeurs et aux sons pour reconnaître les lieux. Il me laissa à l’écart durant dix minutes, avant de me demander de tenir quelque chose. Ses mains guidèrent les miennes jusqu’à l’objet en question, et l’effleurement de sa ceinture sur ma hanche me rappela ma nudité. J’ignorais ce qu’il faisait. Je l’aidais en tenant des pièces de fabrication, ou en servant de porte-pinceau. Le rôle dura plus de deux heures, mais c’était plutôt agréable de ne pas me poser de question, de me laisser guider et de faire ce qu’on me demandait. J’adorais changer d’endroit dans l’atelier, sentir la laisse m’emmener. En fait, chaque contact de sa part m’était chaleureux. Quand il ne parlait plus, concentré à la tâche, la cécité me laissait un sentiment de vide et d’impuissance. Lorsqu’une de ses mains m’indiquait une position à prendre, ou quand il tirait sur la laisse, cela créait une présence rassurante. Dans l’obscurité, à chaque silence, mes pensées devenaient confuses. Je me rendais compte combien j’aimais ce jeu et que l’appréhension de la nudité se transformait en émoustillement. Quand il bougeait, j’espérais jusqu’à une caresse malencontreuse de sa part. Aimais-je être soumise ? Ce fut la seule question qui émanât de ces deux heures et à laquelle je ne sus quoi répondre.

Lorsqu’il me ramena au salon, j’eus ce sentiment d’enfant à qui on annonçait que l’heure de jouer était fini. Il décrocha délicatement le collier.

— Ça a été ? — J’opinai du menton. — Tu peux parler, tu sais.

Ses doigts soulevèrent délicatement le bandeau. Je restai immobile, jusqu’à ce qu’il me tendît mes lunettes. Il déclara en mesurant mes tours de poignets :

— Les chaînes devraient arriver demain.

Il s’accroupit devant moi, mesura le tour de mes mollets, puis de mes cuisses. Le contact de ses mains chaudes, aussi minime était-il m’était doux. Me voyant rouge pivoine, son visage à hauteur de mon bassin, il me sourit :

— T’as une très jolie pistache.

Il se releva, sans que je ne pusse lui répondre, la voix coupée. Il passa dans mon dos et mesura ma nuque jusqu’aux creux de mon dos. Il ajouta :

— Et tes fesses ont un galbe parfait. — Je me contentai de hocher la tête. — Demain, nous assemblerons le costume… Si le livreur sonne à la porte au lieu de balancer un avis de passage. Tu peux aller t’habiller.

Je le remerciai du regard, et me réfugiai dans son salon d’exposition. Je m’en voulais d’être incapable de parler. Mais il m’intimidait autant qu’il me faisait de l’effet. J’avais l’impression d’être une collégienne, et je me répétais qu’il avait deux fois mon âge.

Malgré mon appréciation du jeu de soumission, être habillée me sembla super confortable. Je revins au salon en détachant mes cheveux et croisai son regard. Inquiet de ne pas entendre ma voix, il interrogea :

— Il n’y a pas de malaise, j’espère.

Je secouai la tête et répondis :

— Non. Ça m’a beaucoup plu.

Son visage se figea, je rougis en me rendant compte du lapsus, et un sourire amusé se dessina sur son visage. Il joignit ses mains devant son ventre en s’inclinant légèrement.

— Je suis ravi de le savoir.

Mal à l’aise de m’être trahie, je pris la direction de la porte.

— À demain.

— À demain, Muse

Je refermai la porte derrière moi. Je descendis prudemment les marches. La voiture de ma mère n’était pas encore là. Je fermai les yeux en m’interrogeant à nouveau sur la soumission. Ce n’était qu’un petit jeu de rôle, mais cela m’interrogeait au-delà de la figuration, sur ma propre sexualité. Je ne m’étais jamais posé la question de devenir un jour une poupée, et donc encore moins un objet sexuel. Mais la soumission signifiait-elle devenir un objet ? Peut-être ma vision de ce genre de relation état-elle trop stéréotypée, arrêtée sur l’image publique du sadomasochisme. Il y avait un juste milieu qui m’attirait et je sentais en Arcan un partenaire de jeu potentiel.

La voiture s’arrêta. J’enjambai le caniveau en manquant de me tordre la cheville puis grimpai à la place passager. Ma mère demanda :

— Bonne journée ?

— Éprouvante.

— Vous avez fait quoi ?

— La moulure du masque, et marché, beaucoup marché.

Ses sourcils se creusèrent à la recherche d’indices pour comprendre ce qu’Arcan préparait.

— Mais marché comment…

— Sur deux jambes.

Elle comprit qu’elle ne tirerait rien de moi et se tut. Je regardai par la fenêtre les immeubles qui se transformaient en maisons pavillonnaires au fil des rues. Arcan était un partenaire idéal pour un jeu de soumission soft, mais était-ce moral de jouer avec quelqu’un de son âge ? Peut-être même plannifiait-il mon acceptation depuis le début. À part les premières minutes de notre rencontre, tout avait été en douceur. Nous n’avions que discuté. Le lendemain, il m’avait laissé m’habiller comme je le voulais et m’avait habituée à la laisse. Vêtue comme tous les jours, je ne pouvais que prendre ça comme un jeu. Aujourd’hui, il m’avait habituée à la nudité. C’était peut-être naturel, peut-être voulait-il simplement ne pas me brusquer avant l’exhibition en soirée. Peut-être voulait-il faire de moi sa soumise et que la laisse était prévue dès le début. Si c’était le cas, j’y avais pris gout plus vite qu’il ne l’avait espéré.

Maman gara la voiture, et je gagnai ma chambre, plongée dans mes pensées. Parmi mes amis, je n’en voyais aucun auquel j’aurais pu confier ce que je vivais. Je me baladais sur quelques forums, lus les défenseurs des relations avec de la domination ou au moins un jeu. Puis je décidai de vivre l’expérience selon ma propre envie. Je savais que je saurais dire stop lorsque ça me déplairait. Tant que c’était avec Arcan, l’anglosaxon respectueux des règles, je n’avais pas peur. Au contraire, ça me motivait.

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