29. Mouette rieuse

4 minutes de lecture

La soirée fut joviale, la discussion menée par Annette. J’avais l’impression d’être dans une famille normale. Lorsqu’Arcan s’arrêta devant chez moi, la fatigue me tomba dessus comme un drap de plomb. Je soupirai, réticente à croiser le regard narquois de ma mère. Arcan demanda :

— Ça va aller ?

— Ouais. Je préfèrerais passer la nuit à travailler sur le projet avec vous.

— Je suis trop fatigué. Je vais rentrer chez moi et juste poser les bases définitives pour que nous attaquions dès lundi. On n’aura pas le temps de tergiverser sur ce qu’on veut faire d’ici samedi.

— Vous pourriez me ramener chez vous.

— Peut-être une autre fois.

— C’est plus prématuré que m’emmener chez vos parents ?

Son regard se fixa sur moi et il confia :

— Je n’en sais rien. J’aime bien être avec toi. Ce n’est pas juste une attirance physique. Mais je ne suis pas encore en mesure de faire la différence entre une sincère amitié mêlée de sexe et une relation amoureuse.

— Pour moi, c’est la même chose.

— Il y en a une plus exclusive que l’autre.

J’avais envie de lui dire que de mon côté, j’étais certaine de l’aimer. Mais sur l’instant, je sentais que ça pourrait le faire fuir alors je lui dis :

— Tout de suite, les deux me vont.

Il sourit, comme prévu.

— À demain, huit heures.

— À demain, Eugène.

Je posai ma main sur sa joue, mes lèvres sur sa bouche, puis sortis de la voiture. Il partit, un peu vite à mon goût. Séduire un quarantenaire endurci, évidemment ça allait être plus difficile qu’un garçon de mon âge. Mais sa franchise me permettait de savoir que j’étais sur la bonne voie. Et puis, si j’avais été la première fille à mettre les pieds chez ses parents, c’était qu’inconsciemment, il me donnait plus d’importance qu’à n’importe quelle autre conquête qu’il eût.

Je traînai des pieds jusqu’à la maison. La lumière m’indiquait que ma mère regardait un téléfilm dans le salon à la recherche de sa prochaine inspiration. Je poussai la porte, entendais les voix nasillardes d’autrefois. Elle passait le DVD du film Vingt Mille Lieues sous les Mers. Elle mit pause quand je passai.

— Tu rentres tard ?

— J’ai dormi à l’atelier d’Arcan. Et nous avons travaillé sur notre prochaine représentation.

Elle posa son coude sur le dossier du canapé et m’observa avec un sourire goguenard. Je sifflai :

— Tu vois ! C’est pour ça que je ne voulais pas rentrer.

— Je n’ai rien dit.

— Je lis tes pensées. T’es pas obligée de les diriger vers moi.

— Excuse-moi, rit-elle. Mais c’était tellement inattendu !

— Pour moi aussi, figure-toi !

— Et alors ? Assume !

— J’ai aucun problème, à assumer…

— À d’autres !

— Je n’ai jamais dit que je ne ferais jamais rien avec une fille. J’ai dit que je préférais les hommes. Et c’est toujours le cas.

Elle cessa de ricaner comme une mouette agressive et conclut :

— En tout cas, le naturel reste plus inspirant que le simulé. — Elle regarda l’écran figé. — Le masque d’Arcan fait tout ton costume. Le personnage est troublant. Tu aurais dû être en seconde place.

Sentant les sarcasmes mis de côté, je m’affalai à côté d’elle.

— C’est gentil. J’ai vu la vidéo de ton spectacle. C’était spécial, mais bluffant. Tu méritais la première place.

— J’ai voté pour toi, même si je n’ai pas aimé votre spectacle.

— Parce qu’il était gnan-gnan ?

— Oui. Et puis, que tu laisses Arcan mettre ses mains sur ta poitrine passe encore, mais entre tes cuisses. J’espère qu’il ta bien payée pour pouvoir te toucher.

— Il a juste posé sa main. Et ce n’est pas un homme désagréable. Et il n’a jamais été inconvenant durant les répétitions.

— Je l’espère bien.

— Pourquoi ? Peut-être que j’aimerais bien.

— Mais il a deux fois ton âge !

— Il est plutôt bien conservé.

— Il ne manquerait plus que ça !

Je la dévisageai, sentais la moutarde me monter au nez.

— T’as cinquante ans, Maman. Tu mets tes doigts dans le cul de deux filles qui ont mon âge. Alors en quoi ça te choquerait qu’Arcan mette son doigt dans le mien ?

Elle ne dit rien, ne lâcha pas l’écran du regard, puis céda :

— Tu marques le point, ma chérie.

Surprise qu’elle le reconnût, je restai muette. Je relançai la conversation en désignant l’écran :

— Tu vas déguiser les filles en sirène ?

— C’est le cas ?

— Hein ?

— Tu le laisserais te mettre un doigt…

— Pas ici, non. Et je crois qu’il est gay. Je défile, et c’est tout. De toute façon, je ne fais plus de spectacle, ça n’a pas marché. On travaille une autre idée. J’ai bien l’intention de gagner. — Elle tourna les yeux vers moi. — Ne t’en déplaise, tu as fait de moi ta rivale.

— C’est Arcan, mon rival. Et ça ne me dérange pas que tu ramènes enfin un peu d’argent à la maison. Faudra penser à te trouver un véritable métier pour la journée.

— Je pourrais faire poupée encore une dizaine d’années. J’ai un physique bien fait, apparemment.

— Ça, c’est vrai.

Elle appuya sur la télécommande, alors je me levai. Quoi qu’elle en pensait, elle était pour moi une rivale. Arcan et moi étions un duo. Ma mère avait toujours été atypique, comment avoir aujourd’hui une relation mère-fille normale ? Arcan avait de la chance d’avoir ses deux parents et une sœur avec qui discuter de plein de choses, sans critiquer, sans juger, sans se moquer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0