52. Sommet au G2

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Nous venions de terminer le repas quand Arcan déclara :

— Je propose que nous prenions le café avec l’Impératrice. Elle ne devrait pas tarder.

— D’accord.

— Moi, je retourne au camion, annonça Annette.

Il opina et elle quitta l’appartement. Arcan me dit :

— Viens, on va t’habiller.

Je le suivis vers le couloir et il tourna à l’atelier, tandis que j’entrais dans la salle d’eau. Il me retînt :

— Non, viens.

— Mais, je ne me déshabille pas ?

— Pourquoi ?

— Je croyais que tu voulais que je garde l’anonymat.

— C’est le cas. Mais pas que tu sois masquée. Sinon comment feras-tu les moules des visages des poupées.

— Ah… D’accord.

— Non, il faut faire des choses plus simples. Installe-toi sur la chaise et enlève ton t-shirt.

Je m’assis et il me tendit un soutien-gorge déjà bien rempli en m’expliquant :

— L’Impératrice connaît ton bonnet. Premier leurre.

— Pas bête.

J’enfilai le soutien-gorge et remis mon t-shirt par-dessus. Arcan prit une trousse de maquillage et retira mes lunettes. Paupières closes, je le laissai me poudrer.

— Je suis certain qu’elle apprécierait se faire servir le café par Muse. Mais j’ai besoin d’un bras droit, pas d’une commerciale. Vous vous reverrez quand on répètera la mise-en-scène. Je fais disparaître tes taches de rousseur. Le bas de ton visage, c’est comme ton corps, c’est la seule chose que l’Impératrice connaît de toi. Et du peu que j’ai vu, ne pas voir tes yeux l’inspire. Elle aimerait bien mettre un visage complet sur ton personnage. Ne bouge pas. — Il étala du lipstick sur ma bouche. — Je vais exagérer le trait pour donner un aspect plus charnu. Montre-moi tes dents.

Je souris, et il plaça différents dentiers jusqu’à trouver celui qui lui plairait. Il me tirait sur la gencive, mais Arcan me rassura :

— C’est juste le temps du jeu. Il ne faut pas que tu te laisses tenter de jouer avec la langue. Parle pour voir.

— Je parle de quoi ?

— On n’y voit que du feu.

Il replaça mes lunettes, attacha mes cheveux, puis plaça une perruque rousse et courte. L’interphone sonna. Il ordonna :

— Mets la culotte sous ton jeans et rejoins-moi.

Il disparut, me laissant avec une gaine très sobrement rembourrée, juste ce qu’il suffisait à donner des fesses rebondies. Je remis mon jeans par-dessus, le boutonnai sans difficulté puis gagnai le salon. La femme aux cheveux gris et courts se tenait fièrement, dans le salon, avec ses cinq suivantes petites et menues. Elles avaient les cheveux attachés en chignons, comme des rats d’opéra juste avant la répétition. Quant à leur façonneuse, elle était encore plus altière que sur les photos, le dos droit, le regard perçant et déstabilisant. Elle portait un ensemble veste et pantalon sophistiqué, un gris tirant un peu sur l’ocre, avec une étoffée noire et dorée qui formait une orchidée dans sa poche. Arcan tendit la main vers moi :

— Voici Laëtitia, ma deuxième sœur. Elle est ici pour me donner un coup de main. Entre les commandes de mes clients et les soirées, je ne sais plus où donner de la tête.

— J’imagine bien, répondit l’invitée. D’autant que vous étiez célèbre chez les façonneurs.

— Sculpturine elle-même m’a repassé commande pas plus tard qu’hier.

— Dans l’espoir de vous ralentir, sans nul doute.

— Ralenti ou pas, ses mots ont été très clairs si je lui volais à nouveau la victoire.

— Des mots que vous devriez rapporter au Grand Glouton.

— Alors qu’il suffit de gagner pour lui fermer son claquet ?

— Méfiez-vous des femmes ambitieuses, Arcan.

— Que va-t-elle faire ?

— J’ai cru entendre au détour de quelques lapsus que Muse était sa fille.

— Sa fille est majeure. Et c’est elle qui me l’a amenée. Voulez-vous un café ?

— Très volontiers.

— Les filles ?

Les poupées levèrent les doigts. J’anticipai Arcan et avançai vers la machine. L’Impératrice et ses servantes s’assirent dans le salon.

— Vous pourriez perdre votre meilleur atout, si elle vous reprenait sa fille.

— Non. Muse déteste sa mère.

— J’entends bien les mordants dans leurs mots, mais elles restent mère et fille.

— J’ai tout confiance en elle.

Notre invitée attendit que nous fussions nous-mêmes servi pour demander :

— Et donc vous auriez besoin de moi dans deux semaines ?

— C’est exact, pour un grand final.

— Êtes-vous sûr à ce point de gagner samedi ?

— Certain, sourit Arcan.

— Ma curiosité est attisée.

— Je me dois de garder le secret. Notre sœur est en train de travailler sur le costume dans un atelier un peu moins étroit que celui-ci. J’espère bien vous surprendre.

L’impératrice croisa mon regard, comme pour y chercher la même assurance. Elle croisa ses jambes et posa une main sur son genou.

— Soit. Que serait la magie de Noël sans surprise ? Expliquez-moi donc comment Muse me tue.

Je cachai ma surprise et Arcan se lança alors dans un monologue enflammé, présentant quelques croquis à peine esquissés. L’impératrice aurait une robe complète faites de tissu noir et de pièces de métal et de chaines de vélo. Une couronne ornerait sa tête. Les poupées impériales auraient deux costumes. Un pour leur entrée dans la salle, un autre pour la scène. Tantôt elles seraient la garde de sa majesté, tantôt ses courtisanes. La scène se déroulerait autour d’un trône de fer. Arcan et Geisha m’amèneraient à l’Impératrice pour y être jugée.

— … et vous appliquerez la sentence. Je ne vous l’explique pas ici, Laëtitia est assez bavarde pour le répéter à Muse.

— N’importe quoi ! protestai-je.

— Je tiens à lui faire la surprise.

— Elle n’aime pas les surprises, fais attention frérot, lui dis-je en me retenant de rire.

— Et, reprit Arcan à l’attention de l’Impératrice, c’est à ce moment, qu’elle vous poignardera avec une lame en caoutchouc rétractable ou… j’y réfléchis encore, mais : gerbe de sang, vous mourez, je m’agenouille, Geisha prend votre couronne pour procéder à son sacre. Vos poupées se prosternent également. Je vous scannerai quelques visuels durant la semaine. Les costumes vont nous prendre du temps, j’ai donc imminemment besoin de votre assentiment.

L’impératrice posa sa tasse, regarda le croquis de la robe, sourit en posant sa seconde main par-dessus la première :

— J’aime la passion que votre verve exalte. J’apprécie beaucoup l’idée de devenir une réelle impératrice, le temps d’une soirée, surtout si c’est au travers de votre art. Je suis favorable à voir Sculpturine gratter en seconde place, même si c’est encore trop haut pour elle, et, vous me direz joueuse, l’idée d’appliquer une sentence à sa fille, sous ses yeux, me réjouit.

— Y aurait-il un mais ?

— Mais vous avez parlé d’un grand final. Serait-ce votre dernière représentation ?

— Je veux un grand tableau qu’il me soit difficile d’égaler. Après je me retirerai le temps d’avoir une autre idée. Et aussi pour me reposer, je vous l’avoue. Je reviendrai avec Muse, mais pas tant que nous n’aurons pas le moyen de satisfaire notre public. S’il prend l’habitude du spectaculaire, tout ce que nous pourrons faire après leur sera fade.

— Pas appâté par le gain ?

— Nous vivons dans un monde dans lequel l’image vaut bien plus que quelques milliers d’euros. Je préfère partir en laissant un souvenir impérissable.

— Et bien, nous allons dire oui.

— Merveilleux !

Le sourire d’Arcan n’avait rien de feint. Les mains jointes devant son visage, il remercia nôtre invitée puis me dit :

— Emmène les filles à l’atelier et commence le plâtre. Nous vous rejoignons.

Les poupées se levèrent et me suivirent. Je savais qu’Arcan avait encore besoin de la convaincre et qu’il ne voulait pas que je l’entendisse. Alors je commençai mon travail avec les danseuses silencieuses que j’assis chacune sur une chaise. Calculateur, Arcan avait évidemment tout préparé, du nombre de chaises aux produits. Je fis la conversation en leur mettant des bonnets de bains.

— C’est bien, vous êtes déjà coiffées pour.

— L’Impératrice aime les coiffures soignées, dit l’une d’elle.

— Et elle aime nous coiffer, sourit une autre.

— Ça fait longtemps que vous êtes ses poupées ?

— Cinq ans.

— Quatre pour moi.

— Ah quand-même. Et vous n’avez jamais participé à un défilé ?

— Si, au début. Et quand Sculpturine a commencé les mises en scènes, elle a arrêté. Parce qu’elle ne veut pas nous imposer ça pour gagner. Ça ne nous dérange pas de défiler, mais les jeux de poupées et les trucs hards, ce n’est pas pour nous.

— J’aurais sûrement dit la même chose il y a deux semaines, confiai-je.

— T’es Muse ? demanda une.

— Démasquée. S’il vous plaît ne dites rien.

— Promis.

Je commençais à couvrir de silicone, les sourcils, les paupières et les duvets sur les lèvres supérieures. Je leur dis :

— En tout cas, l’Impératrice aime les filles petites.

— Toutes danseuses ou gymnastes, confia l’une d’elles.

— Vous avez une relation ? Je veux dire en dehors de…

Deux d’entre elles pouffèrent de rire.

— Non, c’est très pro, avec elle. C’est total respect. Elle ne s’intéresse qu’au look. À part le pinceau, jamais un geste trop bas. On sait qu’elle aime les filles, ça, elle ne s’en cache pas. Mais qu’avec les yeux.

— C’est cool.

Je passai à la troisième fille qui me dit :

— Toi t’aimes les filles et ton façonneur.

— J’aime bien Geisha et j’aime mon façonneur. Je l’aime, c’est un truc de fou. C’est sans regret quand il a un geste trop bas. Mais il n’en n’aurait jamais eu si je ne lui avais pas demandé. C’est un gentleman.

— C’est cool aussi. C’est une belle histoire.

— Ouais. Lui et moi, on devrait en faire un film.

Elles sourirent Je terminai de badigeonner les visages, essuyai mes doigts et annonçai :

— Je prépare le plâtre et les bandes. Je commence par toi ? Après, plus le droit de parler, de grimacer, de se gratter…

La première opina du menton. Je trempai les bandes plâtrées et commençai à les appliquer très minutieusement pour ne pas déformer la peau, et prendre l’empreinte exacte de son faciès. Arcan me rejoignit vite pour m’aider alors que les trois premières savaient le visage pris dans le plâtre. Il trempa des bandes dans ma bassine s’occupa de la dernière pendant que j’œuvrais sur la quatrième. Il me dit :

— Ce n’est pas grave s’ils ne sont pas parfaits, ce n’est que pour une représentation. Par contre, je vais faire celui de l’Impératrice. Cache ses cheveux et applique le silicone.

La vieille femme s’assit à côté de ses poupées, et je m’approchai pour lui passer un bonnet. Elle m’observa de longues secondes et lorsque j’approchai pour poser du gel sur ses sourcils, elle me dit :

— Quelle concentration. Souris, trésor, ça aide à se détendre.

Je souris. Un air satisfait remonta sa pommette. Elle lut la crainte dans mes yeux, devina mon identité, et s’adressa à Arcan :

— De loin je n’ai pas prêté attention à votre soi-disant sœur. Mais je me disais juste que ce rouge à lèvre était ordurier pour un visage comme le sien. Vous êtes doué dans votre art, mais le menton de Muse ne m’est pas étranger, et les dents sont trop blanches pour être vraies.

— Pardon ?

— Vous n’avez pas non plus triché sur son nez.

— Manque de temps, éluda Arcan avec austérité.

— Je t’en prie, trésor, ne tremble pas pour ça. Connaître ton visage ne me sert à rien. Tu peux enlever ces grosses lunettes affreuses.

Je jetai un regard à Arcan qui s’obligeait à faire fi d’avoir été démasqué, j’ôtai la perruque et le dentier, puis pinçai les lèvres en lui confiant :

— Ce sont mes vraies lunettes.

Elle passa sa main sur ma joue, regarda le maquillage qui poudrait son pouce.

— Quel dommage d’avoir caché de jolies taches de rousseur. T’as un visage à croquer. À croquer au crayon.

— Ah.

— Je pense que tu peux déplâtrer la première poupée, me dit Arcan.

— Elle peut se démaquiller avant, ordonna notre invitée. Ma poupée attendra.

Le regard d’Arcan désigna la direction de la salle de bains, indiquant qu’il valait mieux de pas contrarier notre partenaire. Je récupérai mon soutien-gorge posé près de l’établi et me réfugiai dans la salle d’eau pour ôter les prothèses et me démaquiller. La vieille femme me laissait une sensation de malaise mais aucune crainte. De sentir qu’Arcan dépendait d’elle était pesant, tout comme son regard perçant d’aigle dévoreur de jeunes filles. Mais je ne craignais d’elle aucun geste déplacé, et me fiais aux discours de ses poupées pour me conforter dans cette confiance.

Quand je revins, elle était dans le plâtre, dans l’impossibilité de me parler et de me voir et Arcan libérait le visage des filles. Je préparai une bassine d’eau propre et un gant avec du savon pour les débarbouiller.

Un silence religieux baigna la pièce jusqu’à ce que ce le visage de l’impératrice fut lui-même libéré. Je m’approchai et passai le gant chaud délicatement sur son visage. Elle me sourit paisiblement :

— Je comprends ce qu’Arcan te trouve, trésor.

— Je pensais que vous préfériez les filles plus menues.

Ma réplique la fit sourire.

— J’aime la belle sculpture. — Je lui passai la serviette pour éponger son visage. — Même si elle a été engendrée pas une pétasse mal léchée.

Sa vulgarité me surprit et fit même tourner le regard d’Arcan vers nous. Elle demanda :

— Nous avons fini, je suppose ?

— Vous m’avez donné vos mensurations, donc, je n’ai plus qu’à œuvrer, répondit Arcan.

— Puis-je m’entretenir avec Muse ?

— Bien sûr. Muse ?

J’opinai du menton et l’Impératrice se moqua :

— Si elle hurle au secours, vous pourrez accourir tel un chevalier.

— J’y compte bien.

Il s’éloigna avec les poupées. L’Impératrice resta assise et demanda de sa voix rauque et posée :

— La mise en scène ne te met pas mal à l’aise ?

— Oui et non.

— J’entends là, ma présence. — Je haussai les épaules. — J’aime la belle sculpture, mais t’enfoncer un objet dans le corps ne m’inspire pas. Sois rassurée que je n’y prendrai pas du plaisir. Toutefois, j’aurais sans doute à poser ma main sur la jolie croupe athlétique. Je ne voudrais aucun malaise.

Je ne savais pas ce qu’elle devait m’enfoncer, mais ayant confiance à Arcan, je répondis :

— Ne vous inquiétez pas. Je survivrai.

Elle sourit, plutôt ravie en vérité de m’intimider. Elle se leva en concluant :

— Je suis ravie d’avoir mis ces beaux yeux sur cette bouche qui me hantait depuis deux semaines.

— Ah…

— Tu as des lèvres à croquer. Littéralement, cette fois-ci.

— Ben… merci.

— Ne change pas de façonneur, il sait te mettre en valeur.

— Je n’ai pas envie de le quitter.

— Amoureuse ? … Ça se voit. Lui aussi. Il semble prêt à tuer tout ce qui s’approche de toi. Si ses yeux étaient des lance-flammes, je serais grillée vive d’avoir touché ta joue.

— C’est fort possible.

— À samedi, trésor. Prends soin de toi.

— Vous aussi. À samedi, Madame.

Elle se retira. Je la suivis à deux mètres de distance. Et elle se retira avec ses poupées.

— A samedi, Arcan. Œuvrez bien. Nous avons une Reine à descendre de son trône.

— Ne vous inquiétez pas. Samedi, elle n’y montera pas.

Elle leva la main pour indiquer à la fois son doute la victoire et sa confiance en Arcan, puis Arcan referma la porte derrière sa délégation.

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