Le Boucher

4 minutes de lecture

Aujourd’hui, Andaria tourbillonne. Elle est d’une humeur semblable à celle de la grossesse. Une joie qui serre les dents, parce qu’elle sait que les douleurs de la gestation arriveront bientôt.

Mais de quoi accouchera la Cité-Monde ? D’une lumière qui éclairera tous les peuples, ou d’un monstre qui les avalera ?

Aujourd’hui, la boucherie du quartier d’Espérance désespère de voir plus de clientèle. Il pleut, et il y a de moins en moins de gens fortunés dans le secteur. Colette, la bouchère, nettoie la vitrine alors que son mari fait les comptes de la journée, une cigarette dans la bouche.

Ils sont concentrés sur leur tâche. C’est ce que fait la pluie, après tout, retenir les cœurs fatigués dans le refuge du travail.

Lorsque tout est terminé, Colette range son chiffon. Son mari, lui, repose ses mains sur son ventre et profite de l’instant de calme offerts par la météo.

Elle dépose un baiser sur son front et lui, il lui prend la main avec autant de fermeté que de tendresse et l’embrasse encore, encore et encore avant de la lui rendre.

Un sourire plus tard, il essuie avec un mouchoir son visage vieilli, amoché par le temps. Il sue à grosses gouttes. Il sue toujours, quand il pense trop.

- Colette ? demande-t-il.

- Oui ? répond-t-elle.

- Tu fermeras bien la porte à clé, avec le verrou sur le côté.

Colette, ça fait dix ans qu’elle entend ça, elle sait ce qui va se passer ensuite, et ça ne lui fait pas plaisir. Parce qu’elle l’aime, son géant. Son mari.

Il se balance sur sa chaise et râle en silence. Elle, elle l’entend, mais elle ne peut rien lui dire. Dans ces moments-là, elle sait qu’il se ferme, qu’il ne peut que râler, que se plaindre en lui-même.

Alors, elle fait ce qu’il lui a demandé, et va rabattre l’écriteau « Ouvert » de la devanture avant de fermer la porte à clé. Au-dessus de la porte, on peut lire :

« Pantagruel Stroker – Boucherie et Charcuterie »

Tout ce qu’il lui a dit, à Colette, c’est que son fils a disparu il y a plus de dix ans. Parti avec une bande de sales gamins de la Porte Est, là où vivent tous les voyous et les salopards, selon lui. L’ancienne madame Stroker en est morte de chagrin un an plus tard. Et quand Colette a épousé Pantagruel, elle n’a pas pu l’aider à cicatriser de ce mal. Qu’est-ce qui avait pu pousser son garçon a partir, alors qu’il avait ici tout l’amour du monde ? Pantagruel ne pouvait pas le comprendre.

Il n’avait aucune idée d’où pouvait bien se trouver son fils. Où il avait bien pu atterrir en ce bas-monde. Comment il pouvait bien se sentir. S’il avait trouvé sa place, ou même s’il était encore en vie.

Alors, toute la journée, il n’y pensait pas. Il travaillait honnêtement, comme tous les artisans de cette ville.

C’est quand le soir arrivait qu’il succombait au vide abyssal que son fils avait laissé dans sa vie. Il se plaignait en lui-même ou à sa femme et, par peur de l’importuner, finissait par descendre l’escalier en colimaçon qui se trouvait juste à côté de la porte de sortie.

En bas, il y avait un établi et une très grande table sur laquelle étaient disposés des illustrés de zoologie ouverts à des pages très précises et des dizaines de pots de peinture.

La pièce était large, tellement large qu’elle aurait pu servir d’abri à tout le quartier en cas de siège.

C’est ici que monsieur Stroker donnait toute l’énergie qu’il lui restait à sculpter et à peindre de petits animaux.

Colette, en le voyant ainsi, ne pouvait que rester silencieuse et serrer les dents : rien ne pouvait le faire abandonner cette enfantine entreprise.

Elle n’en ressentait qu’une profonde tristesse, puisque lorsqu’il s’y mettait, cela voulait dire qu’elle s’endormirait encore sans sentir l’étreinte de son mari.

Mais il n’y avait pas que de petits animaux, depuis peu, Colette avait remarqué que son mari avait commencé la construction d’une immense structure de bois et de liège. Il avait déjà écrit une lettre dessus : « B ».

Et puis, après avoir déposé un baiser sur l’arrière de sa tête, Colette allait se coucher.

Lorsqu’elle partait, quand le silence était le plus profond qui soit et que la nuit faisait taire tout le remue-ménage de la vie, il entonnait une histoire :

« C’est une île, où vivent tous les animaux du monde. Une île perchée haut dans le ciel… Tu m’écoutes, Gulliver ?»

- Qu’est-ce que tu dis, Stroker ?

- Rien, rien, je croyais que je l’avais sur le bout de la langue.

- De quoi ?

- Le nom de l’île dont me parlait mon père.

- Tu penses que c’est important ?

- J’en sais rien, c’est possible. Tu m’as dit que je devais aller chercher loin dans ma mémoire. C’est un nom imprononçable, je saurais pas te dire.

- Et qu’est-ce qu’elle avait de spécial, cette île ?

Gulliver s’assit aux côtés de Dysill, il en avait marre de faire les cent pas.

- Elle était perchée haut dans le ciel, elle y flottait comme les nuages, et peu importe d’où l’on se trouvait, on pouvait voir chaque recoin de la terre entière.

- C’est marrant.

- Ouais, je me sens ridicule de te dire ça.

- Non, rit-elle. C’est marrant, on est amis depuis tous petits et tu m’as jamais parlé de toi.

Ce nom, c’est B …. B….

Brobdingnag.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Childéric IV ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0