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Jean-Louis emprunta le long couloir qui traverse le bâtiment administratif, l’antre du pouvoir comme il se plaisait à le nommer. Des enfilades de bureaux occupés par des secrétaires, des femmes pour l’écrasante majorité. Il se posta devant la porte de celle qui était dévolue au directeur. Elle leva les yeux des écrans de son ordinateur et observa Jean-Louis. Marina était une femme aux traits fins, à la voix douce. Elle travaillait là depuis des années et en avait vu passer des directeurs. Une montagne de dossiers s’entassait en permanence sur son bureau. Malgré toute sa gentillesse, elle n’aimait pas beaucoup les professeurs. Elle les considérait comme des individus assistés, presque des enfants qu’elle se faisait un devoir d’accompagner dans leurs démêlés administratifs. L’institution avait l’art de rendre la moindre chose compliquée et le passage au numérique n’avait fait qu’aggraver la situation. Lorsque Jean-Louis lui expliqua qu’il avait besoin de voir Royer de toute urgence, elle afficha une mine attristée.
— Vous êtes malade ?
— Non, pas du tout. Je veux juste voir M. Royer pour une raison personnelle.
— Ça ne va pas être possible, il est au téléphone et ensuite il est en rendez-vous. Envoyez-lui un mail ! Il vous répondra dès que possible. Vous le ferez, ce sera plus simple. Dès que je l’aurai en ligne, je lui parlerai de votre visite. Allez.
Jean-Louis tourna les talons et arpenta le couloir. Il s’arrêta devant la porte du bureau de Royer, bien décidé à entrer. Il l’entendit parler à travers la porte. Il repensa à Ryan et à ce qu’il allait dire à Royer. Il s’attendait à ce qu’il l’écoute à peine. Il frappa à la porte légèrement puis avec de plus en plus d’insistance. Il l’entendait toujours parler, indifférent aux coups. Peut-être n’avait-il rien entendu. Jean-Louis saisit la poignée de la porte, l’ouvrit sans grande délicatesse et entra dans le bureau. Il vit Royer, le téléphone collé à l’oreille et faisant des moulinets avec sa main gauche, le regard fixé vers la fenêtre. Il ne remarqua pas Chemin, debout devant son bureau, qui demeurait immobile, attendant la fin de la conversation téléphonique.
— Je ne vous ai pas entendu entrer, Jean-Louis, je n’ai pas trop le temps, qu’est-ce que vous voulez ?
— C’est au sujet de Ryan.
— Je vous coupe tout de suite, je sais ce que vous allez me dire, que vous n’êtes pas d’accord. C’est une décision collégiale. J’ai validé une décision prise en réunion, je n’ai pas décidé cela tout seul, vous l’imaginez bien.
— Il y avait certainement bien d’autres solutions avant d’en arriver là, j’en suis persuadé. Seulement…
— Écoutez, et je vais en rester là, je connais bien la situation de ce garçon. Et je connais bien aussi tout son parcours chez nous. Il a eu sa chance. Il rebondira ailleurs. C’est pour son bien. Ne prenez pas les choses trop à cœur.
— Je ne crois pas un mot de ce que vous racontez. D’ailleurs votre décision ne respecte pas les textes officiels. Je n’étais pas présent au conseil de discipline.
— Soyez gentils, prenez un peu de recul. Maintenant je vais devoir vous demander de partir. J’ai une réunion à préparer. Bonne journée M. Chemin.
Jean-Louis s’attendait à entendre les arguments de Royer. La première fois qu’il l’avait entendu, c’était dans le grand amphithéâtre du lycée, lors de la prérentrée. Il s’était lancé dans un discours fleuve de plus d’une heure. Un discours assommant. Un discours de politique générale. Tel un chien montrant les crocs pour défendre son territoire, il avait asséné quelques avertissements à peine déguisés à ceux qui ne fileraient pas droit. Son besoin d’asseoir son autorité devant la centaine d’enseignants qui l’écoutait, il l’avait exprimé de la manière la plus grossière qui soit. Une phrase avait retenu l’attention de l’assemblée et pas seulement celle de Chemin. Il disait vouloir faire de l’établissement un modèle en matière de réussite de tous, y compris en allant à rebours des habitudes de chacun. De quelles habitudes parlait-il ? Qui était visé par cette phrase assassine ? L’assemblée se crispa, un bruit de voix enfla. Royer sembla fier d’avoir fait réagir la foule. Malgré ses appétits de changement, Royer ne bousculera nulle habitude et pas davantage celles des autres que les siennes. Quand il était apparu sur la scène pour sa première rentrée, il avait fait bonne impression. L’allure joviale, un ventre proéminent, sans doute la cinquantaine finissante, une barbe bien taillée et des yeux d’un bleu océan, il offrait au regard des rondeurs rassurantes. À l’épreuve de l’exercice du pouvoir, le chef d’établissement s’était révélé sec et cassant lorsque la situation lui déplaisait. Jean-Louis n’avait pas le souvenir d’avoir rencontré un homme aussi insaisissable que Royer. On peut avoir l’air plein de douceur et se montrer intransigeant. L’image que l’on donne de soi peut être diamétralement opposée à ce que l’on est au plus profond de soi. Chemin en faisait l’expérience si souvent en observant ses élèves. Que Royer ne revienne pas tout de suite sur sa décision concernant Ryan ne le surprenait pas. Jean-Louis ne quitta pas le bord du bureau du directeur et demeura immobile, attendant une parole. Puis il quitta les lieux sans prononcer le moindre mot.
Il entra dans la salle des casiers, constata que le sien était vide. L’endroit était désert. Ce n’était qu’un lieu de passage souvent plongé dans la pénombre. Il traversa la cour. Des grappes d’élèves attendaient l’heure d’aller rejoindre leur salle. Il aperçut Ryan Guiomar, en jogging alors que le règlement intérieur l’interdisait, ultime provocation de sa part. Il discutait avec des élèves de sa classe. Il souriait et racontait sans doute avec force détails la réunion qui avait conduit la veille à son exclusion. Que faisait-il là ? N’avait-il pas interdiction formelle de revenir mettre les pieds dans ce lycée qui l’avait banni à jamais ? Peut-être venait-il chercher des affaires qui lui appartenaient. Chemin songea que si un jour, il perdait son travail, il ne pourrait pas remettre les pieds dans le lycée qui avait été son lieu de travail pendant tant d’années. Il s’avança vers Ryan, sans un regard pour le conseiller d’éducation qui surgissait de son bureau.
— Tu vas me suivre Ryan. J’ai quelque chose à te dire.
— Monsieur Chemin, mon professeur préféré ! Vous allez bien ?
— Suis-moi. C’est important.
Le jeune adolescent suivit Chemin, jetant quelques regards amusés aux garçons avec qui il discutait. Chemin marcha devant lui, poussa des portes, traversa des couloirs, et ouvrit la porte d’une classe. Comme par réflexe, Ryan prit place sur une chaise au premier rang tandis que Chemin resta debout.
— Je ne sais pas comment te dire cela mais tu ne quitteras pas ce lycée aujourd’hui tant que Royer n’aura pas annulé ton exclusion. Écoute-moi, je trouve ce qui s’est passé pour toi injuste. Ton exclusion est inacceptable. Et je vais tout faire pour la faire sauter.
Ryan regarda son professeur, un sourire aux lèvres, le même qu’il avait toujours. Le même sourire qu’il avait peut-être affiché lors de son conseil de discipline. Chemin avait un collègue qui avait le même comportement. Toujours souriant. Cela agaçait parfois Chemin, d’autant qu’il ne le trouvait pas très fin dans ses remarques lors des conseils de classe. Peut-on en vouloir à quelqu’un qui sourit ? Tout dépend des circonstances. Ryan souriait tout le temps, cela faisait partie de son caractère. Mais j’imagine que devant Royer, cela n’avait pas joué en sa faveur.
— Vous savez, cela n’a pas d’importance pour moi, Monsieur. Ils m’ont viré, je m’y attendais. Je vais faire autre chose. Ne vous en faites pas pour moi.
— C’est là que quelque chose d’anormal s’est produit. Un élève ne devrait jamais s’attendre à être viré, tu ne crois pas ? En tout cas, je ne suis pas d’accord avec cette décision. Et ta maman, comment elle a réagi ? Elle était à ton conseil hier soir ?
Ryan plongea les yeux vers la surface de la table. Le visage de sa mère lui revint à l’esprit, comme si elle était là, dans la pièce. Elle est assise sur le canapé, un mobilier au tissu sale et fatigué par les années. Lorsque Ryan rentre du lycée, à une heure proche de l’heure du repas, elle est avachie sur ce canapé misérable. Il s’est habitué à sa voix cassée, à ces mots qui sortent déformés de sa bouche, à ses phrases incomplètes. Une bouteille de vin aux trois quarts vide devant elle. Elle ne serait jamais venue au conseil. D’ailleurs elle ne sort plus beaucoup, sauf pour aller faire des courses dans la supérette en bas de l’immeuble. Elle ne répond plus au téléphone et surtout pas quand c’est le lycée qui appelle. La mère de Ryan est devenue au fils des années une épave, comment pourrait-il vivre sa vie autrement que dehors, dans la rue, avec des potes, jusqu’à tard le soir ? Fuir cet appartement qui sent la moisissure et les odeurs de transpiration, c’est une question de survie pour Ryan. Il ne l’a pas encore formulé ainsi mais ça viendra plus tard, quand il retournera son passé dans sa tête. Avec le temps, on finit souvent par réécrire son histoire, occultant un épisode, en exagérant un autre. Mais peu à peu se dessine un récit plein de sens.
— Non, ma mère n’est pas venue. De toute manière elle n’aurait pas su quoi dire.
— J’ai une solution pour toi. Mais tu dois me faire confiance. Je sais bien que la vie n’est pas rose pour toi, surtout à la maison. Mais tu vas faire ce que je te dis et tu seras sauvé. Tu continueras les études et tu trouveras une meilleure vie.
— Mais vous allez faire quoi ? De toute façon, c’est mort !
— C’est exactement le mot qui convient. Je savais que tu étais très intelligent.
Lentement, Jean-Louis sortit le pistolet qu’il avait dissimulé au fond de son cartable. À la vue de l’engin, Ryan sembla plonger dans l’admiration avant de regarder son professeur avec une certaine inquiétude.
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