La pluie
Je me promenais dans la ville quand il est arrivé une chose incroyable.
Il faisait beau, c'est pourquoi j'avais décidé d'aller marcher un peu. Je ne sors pas beaucoup en général, je travaille de chez moi, je me fais livrer mes courses. On peut dire que je suis assez introverti, je pense. Je n'aime pas croiser des gens, je ne sais jamais quoi faire. Faut-il regarder ses pieds, dire bonjour, sur quoi poser ses yeux ? Faut-il les ignorer ? Comment éviter que les petits vieux ne viennent me parler ? Où est-ce que je vais déjà ? C'est la panique dans ma tête. Dans ces moments-là, je ne sais même plus quoi faire de mes bras, de mes jambes, de mon corps, et je trébuche inévitablement. Donc, j'évite de sortir, c'est beaucoup plus simple.
Mais aujourd'hui, j'avais envie de prendre l'air. Je me disais que ça faisait bien six mois que je n'avais pas mis le nez dehors et que ça me ferait du bien. Je le regrette un peu.
Enfin, je me promenais donc tranquillement, en regardant soigneusement mes pieds, quand j'ai entendu des cris d’étonnement. Au début, je les ai simplement ignorés. En effet, si je levais les yeux, il était certain que j'allais croiser le regard de quelqu'un et que j'aurais été obligé de communiquer, et je ne suis pas très doué pour ça. Mais quand des cris horrifiés se sont fait entendre, la curiosité a pris le dessus et je n'ai pas eu d'autre choix que de regarder autour de moi. Les gens s'étaient stoppés, les parents agrippaient fermement leurs enfants, les couples s’étreignaient, crispés. Tout autour de nous, des objets sombres tombaient massivement. Mon premier réflexe a été de regarder le ciel, mais il n'y avait aucun nuage en vue, rien que du bleu et le soleil qui brillait tout à fait normalement.
Une chose sombre a atterri directement sur moi. Je l'ai attrapée avant qu'elle ne tombe au sol. Ce n'était pas très lourd. Quand je l'ai vue, j'ai été plutôt étonné. Je ne savais pas trop quoi en faire, alors je l'ai posée délicatement par terre, et elle est partie en se dandinant tranquillement. Et là, jetant encore un regard autour de moi, alors que les gens avaient commencé à courir pour s'abriter, ici sous un arbre, là sous un porche, j'ai réalisé ce qu'il se passait. Il pleuvait des canards. Incroyable.
C'est comme ça que ça a commencé. À ce moment-là, on parlait de dizaines de canards. Certains s’écrasaient pitoyablement sur les routes, et on voyait leurs cous tordus, leurs pattes formant un angle étrange.
Évidemment, comme tout le monde, je me suis précipité chez moi. Outre le fait que des canards qui tombent du ciel soient un phénomène extrêmement terrifiant, personne ne voulait prendre le risque de s'en prendre un sur le coin du museau. C'est tout de même costaud, un canard.
Quand je suis arrivé à la maison, j'ai allumé la télé et j'ai cherché la chaîne d'infos en continu. J'ai mis du temps à la trouver, parce que je ne la regarde jamais. Les infos m'angoissent, et à mon humble avis, cette chaîne se sert de la peur des citoyens pour faire grimper l'audimat.
Mais il faut avouer que quand il se passe un truc comme ça, c'est pratique, on a envie de tout savoir. Il y avait déjà des journalistes dehors, protégés par des parapluies qui n'étaient certainement pas assez solides, qui expliquaient que personne ne savait grand-chose, et qu'il n'y avait pour l'instant pas d'explication à cette pluie de canards, mais qu'il ne fallait surtout pas changer de chaîne parce que des experts étaient en route vers le studio et qu'ils sauraient ce qu'on devait faire.
Je les ai sagement écoutés, et en attendant ces scientifiques, je suis allé regarder par la fenêtre. Mais j'ai vite arrêté, parce que les canards qui avaient mal atterri me dégoûtaient un peu, avec leurs boyaux à l'air et leurs yeux vitreux. Je suis allé me faire une tisane, parce que ça me calme toujours, et je suis retourné devant la télé. Les experts étaient arrivés et disaient que c'était inexplicable, que dans aucun livre d'histoire ou religieux il n'y avait une référence à des "duckrains". Apparemment, un journaliste avait employé ce terme et tout le monde l'avait repris. Je me suis dit qu'il allait être promu, et j'avais raison. Aujourd'hui, c'est lui qui présente le journal de 20h. Il n'est pas très doué, si vous voulez savoir ce que j'en pense, mais c'est vrai qu'il est très fort pour trouver des formulations qui marquent.
En tout cas, les experts disaient maintenant que c'était la faute des politiciens, qui n'avaient pas agi pour le climat, et que la nature se vengeait. Ça ne m'a pas semblé très scientifique, mais bon, je n'y connais pas grand-chose, et c'était une explication comme une autre. C'est d'ailleurs celle qui a été gardée, même si les religieux ont essayé de se l'approprier en disant que c'était leur dieu qui communiquait.
Finalement, ce jour-là, il a été comptabilisé qu'il avait plu des milliers de canards. Une partie ne s'en était pas sortie, mais la majorité était tombée sans encombre.
Très rapidement, la question du "pourquoi ?" a laissé la place à l'interrogation suivante : "Que faire de tous ces canards ?". Au début, le gouvernement a appelé à la générosité des personnes qui avaient un jardin, pour qu'elles adoptent un ou plusieurs animaux. J'en ai moi-même adopté quatre, qui s'appellent Joie, Amour, Soleil et Pluie. Je voulais transformer cette période stressante en quelque chose de positif. Et le dernier, ça m'a juste fait rire.
En tout cas, au bout de quelques jours, on s'est vite aperçus qu'adopter trois ou quatre canards ne suffirait pas. Même si quelqu'un en avait pris une centaine pour en faire un élevage, il en restait tout de même plusieurs centaines en liberté. Ils commençaient à être envahissants, à piller les poubelles et à laisser leurs déjections partout. Les équarrisseurs ont été appelés à l'aide, mais ils ramassaient déjà les cadavres des pauvres animaux et n'avaient pas le temps de courir après des canards vivants.
Alors les gens qui travaillaient aux abattoirs s'y sont mis, et ensuite les bouchers, les fermiers du coin, et même les bûcherons. Ils sont tous allés dans les rues et ont décapité les canards sans relâche, un par un. Ça a bien duré deux ou trois jours. Plus personne ne sortait.
Finalement, un matin, les rues furent vides. C'était fini, enfin.
L'après-midi, les employés de mairie, avec l'aide des pompiers, lavèrent les rues, les murs qui avaient été éclaboussés, et ce fut le retour au calme.
Le premier jour, personne n'osa mettre le nez dehors, tout traumatisés qu'on était. Et puis, petit à petit, les parents allèrent au parc avec leurs enfants. Ça faisait bien longtemps qu'ils ne s'étaient pas dépensés. Puis ce fut le tour des couples qui voulaient faire des promenades romantiques. Ensuite, les personnes âgées trouvèrent le courage d'aller au café et à l'épicerie, histoire de sociabiliser.
Au final, une semaine après, le monde était retourné à la normale. Et moi ? Je pensais à ma mère qui me disait toujours : "À force de rester enfermé, le jour où tu sortiras, il pleuvra des canards !"
Je ne sais pas d'où sort cette expression, et je me demande si tout ça est lié.
En tout cas, aujourd'hui, je sors un peu plus. Juste au cas où.
FIN
Annotations
Versions