Un conte défait
un conte défait
Toute ressemblance avec des événements ou des personnes ayant existé ne serait malheureusement pas fortuite.
L'homme qui voulait tout avait ceci de particulier que tout lui semblait dû, que tout lui semblait injuste, que rien ne pouvait calmer son sentiment d'être toujours pris pour un pigeon, un dindon de la farce, un chien galeux, un porc, ou tout autre terme d'un bestiaire pouvant illustrer sa médiocrité. Il se croyait dévalué, ne savait pas l'argumenter mais au fond de son petit cœur d'animal, il le savait: lui, qui se voyait noble loup solitaire, serait constamment pris pour un vulgaire chien des rues privé du respect et de l'amour auxquels il avait droit, et il trouvait cela insupportable.
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric avait ceci de particulier qu'elle était matérialiste et que l'argent et le confort la sécurisaient. Elle avait construit un idéal de vie très normatif, très conventionnel et avait su attendre patiemment qu'il se réalise. Elle venait des bas fonds, d'une famille désargentée, presque des égouts. Elle n'avait pour elle que son air fragile suscitant la pitié pour se sortir des impasses et espérer se hisser à un rang plus enviable que celui promis par sa naissance. Fort heureusement pour elle, le destin mit sur son chemin l'homme qui voulait tout alors qu'elle venait tout juste de passer la vingtaine. Immédiatement, il fut conquis par son aura et son charme, car elle savait cacher ses misérables origines sous des conversations de qualité. Il lui dit qu'elle était la femme de sa vie, qu'elle était magnifique et que jamais il n'avait vu pareil bijou. Sans lui parler, juste en croisant son regard vert couleur de dragon, il avait su qu'il l'aimait et il se plaisait à le répéter. "Mon petit dragon, quand je t'ai vue, j'ai su que c'était toi que j'attendais". De son côté, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric flaira le bon parti. Imprudemment, l'homme qui voulait tout lui fit la confidence qu'il était fils unique et que ses parents lui avaient constitué un bon petit pactole, dont il voulait faire profiter celle qui serait la femme de sa vie. Ceci ne tomba pas dans l'oreille d'une sourde vénale, et la femme qui ne voulait pas lâcher son fric n'eut de cesse que de construire un empire sur le lit de billets que lui offrait ce richissime jeune homme. Après tout, ne l'appelait-on pas très à propos, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric? Il n'y a pas de hasard, les gens ne portent jamais leur nom pour rien.
Tous deux débutèrent une relation d'apparence harmonieuse, pourtant vite entachée par la jalousie et la possessivité excessives de l'homme qui voulait tout. En découvrant que son amoureux était jaloux, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric réalisa des évidences sur sa propre personnalité. Elle ne le savait pas, mais elle était séductrice et tentatrice, cachottière et secrète, rêveuse, bien trop rêveuse. L'homme qui voulait tout voyait tout cela en elle, il en était persuadé et l'en persuada elle aussi. Il était médiocre, elle ne pouvait l'aimer. Elle partirait pour un autre, ce n'était qu'une question de temps. Pourquoi? Parce qu'elle avait besoin d'aimer avec passion et que lui, on ne pouvait pas l'aimer, ou alors avec fadeur, et que ce funeste destin, bien qu'inacceptable, ils seraient bien obligés de l'accepter l'un et l'autre. Parce qu'elle aimait plaire, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Parce qu'elle se montrait enjouée, un peu fantasque et que cela cachait forcément quelque chose de louche, de vicieux, de tortueux. Il se persuada qu'elle aimait un genre d'hommes que lui n'était pas, des hommes torturés, brillants, écorchés. Lui était piètre, juste piètre. C'est une idée bizarre de se tirer une balle dans le pied aux balbutiements de la relation, de prendre ses peurs pour des évidences et de les laisser s'enraciner en soi. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric se disait égoïstement, car bien sûr elle était très égoïste en plus d'aimer l'argent, que si l'homme qui voulait tout avait envie de se faire mal avec ses croyances étranges et infondées, qu'il le fasse. Elle croyait, bien naïvement, que cela n'aurait aucun impact sur elle, qu'il se torturerait tout seul et qu'elle pourrait le regarder d'un peu loin, sans être éclaboussée par ses peurs. Elle ne le savait pas encore, mais elle allait pourtant finir par se noyer dans les remous bouillonnants de ses peurs à lui. Mais pour le moment, installée sur son piédestal, choyée et valorisée, en constante ascension de confiance face à un homme qui se disait tout petit face à elle, elle prenait et se remplissait de tout l'amour fou et démesuré qu'il lui offrait, en lui laissant porter seul le poids de sa trouille viscérale.
Un couple se construisit, mais d'une manière très bancale. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric se sentait aimée, confondant la possession et l'amour, car c'est bien de possession dont il s'agissait. L'homme qui voulait tout se montrait aimant, tendre, attentionné, à l'écoute, cela faisait oublier ses côtés sombres, sa colère rentrée, ses regards noirs, son besoin de contrôle, sa soif de solitude et d'isolement de plus en plus difficile à épancher. Des enfants naquirent, une, deux, puis trois filles. La maison promise fut achetée, puis revendue pour une autre, plus grande, plus belle, plus conforme aux rêves de grandeur et de faste de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric.
Dans les rouages de cette vie conventionnelle vinrent s'immiscer des grains de sable, d'abord insignifiants, puis trop gênants pour un fonctionnement optimal du système. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric avait à l'évidence bien des défauts, mais elle aimait dialoguer. Elle apprit en l'expérimentant que les concessions et la remise en question sont nécessaires à la santé du couple. Face aux crises qui se présentèrent, elle sortit son armure de combattante et tenta obstinément de guérir et de renforcer la relation qui la liait à l'homme qui voulait tout. Car elle était liée, maladivement et sans même en prendre la mesure, à cet homme. Une pauvre junkie, prisonnière de la croyance que la méchanceté ne peut et ne pourra jamais exister entre deux personnes qui s'aiment. Que l'autre, s'il vous dit une phrase assassine, blessante, ne le fait qu'avec maladresse et sans réelle malveillance. Que si l'autre, s'il ne vous épaule pas au quotidien, ne vient pas avec vous porter le fardeau de l'intendance familiale, fait juste preuve d'une insouciance enfantine, quand vous êtes rigide avec votre rythme de grande personne pas drôle. Que l'autre, s'il semble éprouver peu de plaisir à partager du temps en famille, ne peut rien contre ce besoin impérieux et vital de solitude s'imposant à lui. C'est peut être même votre faute s'il ne veut pas profiter des moments en famille. Les enfants font trop de bruit avec leurs rires, leur excitation de fin de journée. Et vous, vous êtes pénible et vous faites toujours la tronche, votre tronche de ménagère frustrée, votre tronche de femme insatisfaite, insatisfaite hier, aujourd'hui et jusqu'à la fin des temps, car c'est ainsi que vous êtes, une femme plaintive et jamais contente alors que vous avez tout pour être heureuse. Placée au milieu de votre cage dorée, privilégiée et plus choyée que toute autre femme ne le sera jamais, qu'avez-vous donc dans le crâne pour oser vous dire qu'il vous manque quelque chose, pour vous montrer si ingrate avec celui qui vous a tout donné?
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric dut se rendre à l'évidence. Elle n'était pas heureuse. L'homme qui voulait tout avait toujours eu raison à son sujet, et toutes les phrases qu'il lui avait inlassablement répétées depuis des années prenaient enfin sens pour elle. Elle ne savait se satisfaire de ce qu'elle avait, elle avait des ambitions, des envies, des projets au-delà du raisonnable. Elle n'avait droit qu'à un homme insignifiant à ses côtés alors qu'elle, femme compliquée et rêveuse, voulait aimer passionnément un homme bien plus beau et bien plus intelligent qu'il ne le serait jamais. Pourquoi s'obstinait-elle à rester alors qu'elle ne l'avait jamais aimé? Qu'elle était vide, que son cœur était sombre et que son âme était fourbe et menteuse? Elle se sentait seule, délaissée mais commençait à se dire qu'elle le méritait, parce qu'elle était une mauvaise personne, exigeante de surcroit. Il faut le dire en toute honnêteté, elle demandait trop et bien trop souvent. Trop de balades en famille, trop de soirées en amoureux, trop de soutien lorsqu'elle rentrait fatiguée du travail et qu'elle aurait voulu être dispensée d'une préparation de repas, d'un bain, d'une leçon d'histoire à réviser. L'homme qui voulait tout ne voulait surtout pas la perdre, mais ne voulait pas non plus écouter de plus d'une oreille distraite ses envies, ses besoins. Il aimait l'idée de dormir ensemble, mais il voulait aussi profiter de ses soirées seul, une fois la maison endormie, et il en abusait tant qu'il ne parvenait jamais à la rejoindre dans leur lit, et qu'il s'écroulait invariablement sur le canapé en se plaignant ensuite de l'inconfort de ses nuits. Il ne voulait pas qu'elle se fatigue dans la maison, il lui rappelait d'ailleurs bien souvent de se reposer, mais il ne voulait pas non plus trop se fatiguer lui-même. Il voulait qu'elle puisse avoir du temps pour elle, mais pas qu'elle lui vole son temps à lui. Face à cette impasse, à ce qu'elle commença à percevoir comme des incohérences insolubles, le cœur de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric flancha un jour, palpitant plus que de raison. Trop de contention et plus assez de souffle de vie dans son corps, et ce fut fini, car elle eut peur de mourir étouffée par l'angoisse. Elle décida qu'il fallait partir, en ne le voulant pas, en se sentant fautive, en se sentant trop exigeante et pas assez reconnaissante de tout ce que lui avait apporté l'homme qui voulait tout, mais en mesurant simplement que sa survie en dépendait.
Ce qui devait arriver se produisit alors, l'homme qui voulait tout et la femme qui ne voulait pas lâcher son fric parlèrent de se séparer. En apparence, le constat paraissait simple. Ils ne se comprenaient plus, comme s'ils ne parlaient plus la même langue. Trop de rancœurs, d'insatisfactions, de reproches, de délaissement, de disputes interminables et stériles avaient eu raison de ce couple à l'agonie depuis des années. Chacun dira que l'autre avait tort, on sait ce qu'il advient de l'objectivité dans ce genre de situation. L'homme qui voulait tout pensait sa femme immuablement et résolument malheureuse à ses côtés, sans jamais n'avoir voulu entendre qu'une relation s'entretient d'attentions, de présence plus que de mots lâchés pour gagner du temps. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric n'était plus capable de bienveillance, de tendresse, son regard ne s'illuminait plus ni d'amour, ni d'admiration, ce qui était insupportable pour l'homme qui voulait tout, car lui avait désespérément besoin qu'on lui porte ce genre de regard, et si possible d'une manière inconditionnelle, car il pensait le mériter. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Une fin malheureuse à une histoire qui fut heureuse, un délitement des sentiments, une lassitude, deux personnes qui se séparent à un croisement car ils n'ont pas envie de prendre ensemble la route qui leur fait face. Pourtant, c'est à ce moment précis, celui où la femme qui ne voulait pas lâcher son fric décida de partir, qu'une nouvelle page de l'histoire s'écrivit.
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric sentait que le combat l'avait épuisée. Lorsqu'elle fut sûre que le moment était arrivé de clore son histoire d'amour, elle l'annonça à l'homme qui voulait tout, qui lui dit ceci: "je suis d'accord, de toute façon c'est mieux ainsi. Tu n'es pas heureuse, je t'ai laissé du temps pour aller mieux mais ça ne va jamais. J'ai été plus que patient avec toi mais tu ne m'aimes pas, et je savais que tu partirais un jour."
Puis il lui dit ceci: "c'est toi qui partiras de la maison. Car c'est toi qui as pris la décision, c'est à toi de partir. En plus, il n'est pas question que tu t'installes dans notre maison avec ton prochain amoureux, il n'en est pas question ce serait inacceptable!"
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric considéra que ces requêtes étaient très légitimes. Elle était fautive de partir, elle était fautive de ne jamais l'avoir aimé comme il le méritait, et serait fautive d'en aimer un autre très vite.
Elle trouva un appartement et sortit de sa torpeur pour s'activer, préparer des cartons, en réfléchissant le moins possible. Elle doutait de sa décision mais elle ne voulait surtout pas que ses hésitations empêchent sa fuite. Elle prépara son départ sous le regard absent de l'homme qui voulait tout, devant son air pas concerné, son inertie dont il sortait parfois pour inspecter les cartons, en sortir quelques disques en disant "non, ça c'est à moi, ça reste ici".
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric quitta sa maison sans s'opposer mais en sentant qu'elle laissait une partie d'elle-même entre ces murs. Comme elle ne voulait pas que l'homme qui voulait tout soit dans l'embarras, qu'il se sente perdu et qu'il doive faire face à des tracas qu'elle se sentait, elle, la force de supporter, elle acheta de nouveaux lits et des bureaux pour ses filles, et ne prit rien dans la maison qui pourrait lui faire défaut, maintenant ou plus tard. Elle lui laissa la cafetière car elle savait qu'il serait content de se délecter de son café du matin, la machine à laver pour ne pas qu'il se précipite à en acheter une, le micro ondes, et les couettes chaudes pour l'hiver à venir. C'est ce qu'elle fit et ce qu'elle dit à son entourage car elle aimait passer pour un bon samaritain, mais elle se garda bien d'avouer qu'elle chercha à compenser ses menues dépenses liées à l'emménagement en volant une télévision, une boîte tupperware, un écrase ail et des torchons.
L'homme qui voulait tout s'en aperçut quand il fit l'inspection de la maison, une fois que la femme qui ne voulait pas lâcher son fric eut déguerpi. Il avait choisi de s'absenter le jour de son départ, à cet instant il croyait encore un peu en son honnêteté. C'était mal la connaître et il l'apprit à ses dépens. Après avoir montré le désastre à son meilleur ami, qui lui dit en contemplant l'immense pièce à vivre "c'est bien vide ici!", il lui répondit tristement "oui, c'est tout ce qu'il me reste". Puis, fort de ce constat d'injustice, légitimé par l'œil compatissant d'un ami sincère, l'homme qui voulait tout reprit contact avec la femme qui ne voulait pas lâcher son fric et lui dit: "j'ai besoin de l'écrase ail, parce que j'aime bien écraser de l'ail. Rends-le moi." La femme qui ne voulait pas lâcher son fric le lui rendit. Elle n'aimait pas assez écraser de l'ail pour faire des histoires inutilement.
Ensuite, il lui dit: "tu as pris le grand tupperware, mais ce sont mes parents qui nous l'avaient donné. Il est à moi. Rends-le moi". La femme qui ne voulait pas lâcher son fric lui rendit la boîte piteusement, car il faut le dire, elle avait bien conscience d'avoir tenté de substituer un objet de valeur qui ne lui appartenait nullement.
Puis il lui dit: "tu as pris des torchons. Ce sont mes parents qui nous les avaient donnés. Ils sont à moi. Rends-les moi." La femme qui ne voulait pas lâcher son fric lui avoua qu'elle n'avait pris que sept torchons, prit une photo de la pile pour prouver sa bonne foi, dit qu'il en restait une vingtaine dans la maison et qu'il devrait en avoir assez pour ses propres besoins, même en cas d'usage intempestif de torchons ou de panne de machine à laver. Alors, l'homme qui voulait tout lui dit qu'elle pouvait les garder, preuve que parfois, il ne voulait pas tout et savait s'assouplir.
Enfin, il lui dit: "tu as pris ma télé. La plus belle et la plus grande. Je veux la garder, rends la moi." La femme qui ne voulait pas lâcher son fric lui répondit qu'ils s'étaient mis d'accord, qu'il l'avait autorisée à prendre cette télé. Qu'elle avait suivi leurs accords à la lettre concernant le partage du mobilier, qu'il lui restait encore deux télés. Elle osa avancer prudemment que cette télé, elle l'avait payée aussi. Il fut très mécontent et dit que jamais il n'avait été d'accord pour qu'elle prenne cette télé là, la plus belle et la plus grande des trois enfin, comment aurait-il pu être d'accord pour quelque chose d'aussi insensé? Comme il était moins aisé de rendre la télévision de trente kilos qu'un écrase ail ou un tupperware, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric la garda, non sans sentir le poids de sa culpabilité et de sa fourberie.
Les jours, semaines qui suivirent furent éreintants. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric se sentait fatiguée, usée par des années de lutte et de tristesse. Tétanisée par ce qui les attendait, elle et ses filles. Meurtrie par ce choix qui faisait souffrir sa famille. Apeurée par la solitude à venir. En même temps, les premières semaines loin de l'homme qui voulait tout lui permirent d'amorcer des réparations vitales en elle. Finis les disputes, les conversations à n'en plus finir, le sentiment d'enlisement inextricable. Son cœur, son cerveau, son corps tout entier purent enfin trouver le repos, et ce malgré la tristesse et le vide qu'elle ressentait. Sans nul doute, ces quelques forces reprises à la faveur de l'absence de l'homme qui voulait tout dans le champ de mines de sa vie aidèrent la femme qui ne voulait pas lâcher son fric à l'accueillir à nouveau dans son quotidien, quand il y revint en force pour la détruire plus encore, avec toute sa hargne décuplée par… par on ne sait pas quoi. Colère, tristesse, frustration, sentiment d'abandon ou d'échec, déception, amour, haine. Quelles que furent les émotions de l'homme qui voulait tout au moment de la perte de son épouse, elles restèrent à jamais nébuleuses et le sont encore aujourd'hui.
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric avait eu l'habitude de la cage dorée et du piédestal. Par le passé, elle avait bien souvent mesuré la chance que représentaient ses privilèges, s'en vantant même auprès de ses amies. "Moi, mon homme m'aime à la folie. J'en ai de la chance qu'il me dise tous les jours à quel point je suis belle". Une fois, sa plus précieuse amie lui avait dit "tu es comme une lampe Berger. Il te trouve jolie, il te pose là, il te regarde. Mais tu n'es qu'un objet". La femme qui ne voulait pas lâcher son fric avait trouvé qu'elle y allait fort, avant de constater qu'il y avait un certain bon sens dans cette réflexion. Tout s'était effrité quand elle s'était enfin regardée vivre avec honnêteté et clairvoyance. Elle était la plus belle, la plus merveilleuse des femmes, dotée du plus bel esprit, du plus grand humour, mais elle était aussi la plus seule sur la place du marché, ses enfants et ses légumes sous le bras, au milieu des autres familles. Elle était la plus fatiguée, la plus muette à force de crier son désespoir de ne pas être soutenue, entendue dans ses besoins.
Lorsque l'homme qui voulait tout décida qu'il ne quitterait pas le quotidien de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric, il le fit d'abord en s'attaquant au piédestal et à la cage dorée, ces deux édifices inébranlables auxquels elle avait cru sans jamais se douter qu'ils étaient en fait soumis à une condition, celle de ne jamais partir. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric dégringola du piédestal. Une chute vertigineuse, rapide et sans paliers. Elle se croyait pleine de qualités car elle avait entendu des années durant des mots tendres accompagnés de regards amoureux. Sans préavis elle se découvrit, parce qu'un événement nommé rupture venait de se produire, horrible, vicieuse, malhonnête, menteuse. Un genre de bandit du far ouest, sans foi ni loi et dont il se faut se méfier, car elle vous poignarderait dans le dos sans hésitation. Bien sûr, les épisodes du tupperware, des torchons, de la télévision auraient dû lui mettre la puce à l'oreille sur l'image qui commençait à germer dans l'esprit de l'homme qui voulait tout, mais elle avait mis ces anicroches sur le compte de la colère post séparation. Elle dut admettre que ce portrait d'elle, qu'elle découvrait chaque jour un peu plus détestable, serait sa nouvelle identité aux yeux de l'homme qui voulait tout. Elle se voyait au pied du piédestal, se demandant comment sa bonté, son honnêteté, sa douceur, son humour avaient pu lui être ravis. Alors qu'elle regardait tout là haut, elle se rendit compte que le sol se dérobait sous ses pieds, que de la surface elle disparaissait, pour s'enfoncer très bas, au plus profond qu'on puisse aller. Là où se trouvent la raclure et les sous-hommes indignes d'être regardés, vus, aimés. Elle avait été tout, pour devenir rien, puis moins que rien. Ce que dès lors, l'homme qui voulait tout prendrait le temps de lui répéter inlassablement et avec autant de conviction et de ferveur qu'il est possible de déployer. Chaque discussion, chaque échange, chaque négociation deviendrait une occasion de lui démontrer quelle indigne personne elle était. Sa filouterie sans égales, sa propension à mentir, ses coups bas devinrent autant de bonnes raisons pour l'homme qui voulait tout de développer une méfiance à son égard, sans cesse alimentée de récits fantasmés devenant des vérités avérées dans lesquels elle ne se reconnaissait jamais.
La cage dorée lui fut aussi retirée, car elle ne la méritait plus maintenant qu'elle avait décidé d'ouvrir la porte et de s'en éloigner. L'homme qui voulait tout lui dit sans sourciller que sans lui elle n'était rien. "Sans mon argent, disait-il, sans celui de mes parents, tu n'aurais rien eu. Tout ce que tu as eu dans la vie, tu nous le dois". Il trouvait normal de lui dire ces mots là, elle acceptait qu'il les lui dise. Une fois, deux fois, trois fois il répéta que tout était à lui et que rien n'était à elle. La maison, un mirage. Sa présence entre ces murs, une illusion, voire un sacrilège. Elle n'y existait plus, ne devait rien revendiquer, ni l'investissement financier certes moindre, ni l'attachement qu'elle avait pour ce lieu, chéri, choyé et empli de ses rêves candides. Le paradoxe fut que l'homme qui voulait tout dut vivre dorénavant dans une maison dont le moindre recoin était marqué par la présence de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric. Les murs qu'elle avait peints, dont elle avait choisi les couleurs vives qui emplissaient de joie et de clarté la maison tout entière. Ce tableau immense de chats colorés trônant dans le salon et dont la naïveté et la poésie contrastaient bizarrement avec la noirceur de celle qui avait choisi de le suspendre là. L'atmosphère rêveuse et enfantine, l'imaginaire sans limites, tout rappelait qu'ici avait vécu une femme créative. Un peu plus tard, lorsqu'elle se sentirait un peu plus forte, ce serait ce qui permettrait à la femme qui ne voulait pas lâcher son fric de s'élever, de se rebeller contre son statut de paria. "Qu'il le veuille ou non, se disait-elle avec une satisfaction revancharde, j'existe car j'ai marqué de mon empreinte indélébile le lieu où il vit. Je n'aurais pas fait mieux en urinant aux quatre coins de la maison". N'oublions pas qu'elle était d'une nature vulgaire, et que ses réflexions intimes l'étaient tout autant.
Un seul homme avait le pouvoir de l'élever au rang de déesse ou de lui faire mordre la poussière, et c'était bien lui. Grâce aux mots qu'il avait patiemment assemblés comme un joli bijou, brillant, clinquant et aveuglant. Grâce aux mots qu'il prononçait aujourd'hui, empreints de fiel et de hargne. Il faut le dire, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric eut beaucoup de mal à lutter contre les attaques répétées de l'homme qui voulait tout. Il n'est pas aisé de se découvrir vile, mauvaise et sournoise dans les yeux de celui qu'on a aimé. Ses qualités muaient en vices dès qu'elles passaient sous les rayons X de l'homme qui voulait tout. Très économe, prudente, elle devenait une experte en blanchiment d'argent. "Tu as beaucoup d'argent de côté, lui disait-il. Comment as-tu fait pour en avoir autant? Tu as plus d'économies que moi alors qu'on gagne le même salaire, c'est pas normal. Cela me prendra peut-être toute une vie, mais je trouverai comment tu t'y es prise". Il entreprit d'éplucher méthodiquement trois années de relevés de compte, cela l'occupa un moment mais il ne trouva rien de probant. Cependant, son flair de fin limier ne le trompait pas, et il savait, preuve ou pas, qu'elle l'avait arnaqué. Il n'en démordit jamais, et revint fréquemment à l'assaut. "Tu as été en congé parental, disait-il, tu es partie en week-end, en voyage, tu t'es payé un tatouage, tu ne peux pas avoir plus d'argent que moi, c'est impossible". La femme qui ne voulait pas lâcher son fric fut bien soulagée qu'il oublie de mentionner les nombreuses autres frivolités qu'elle aimait s'offrir: shampoing, pâtisseries du dimanche, robes d'hiver et robes d'été, culottes en coton, plantes d'intérieur qu'elle laissait mourir, bonbons gélatineux, stylos aux couleurs pastel, peinture, livres jamais lus, gaufrier, parapluie… Mais à peine avait-elle débuté son énumération mentale que les assauts recommençaient: "j'ai trouvé! Les allocations familiales tombaient sur ton compte, c'est comme ça que tu as fait. Je me suis bien fait avoir". Il avait donc trouvé… Sa fortune venait et viendrait toujours d'un trésor qui susciterait dès lors toutes ses convoitises, celui de la Caverne d'Ali Cafba.
Dès lors, prendre le trésor et s'accaparer la richesse de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric devinrent l'obsession de l'homme qui voulait tout, car il était ainsi fait, il voulait tout. Pour lui, elle était bien trop chanceuse et s'en sortait trop bien. Il imaginait que la dégringolade allait l'achever, la rendre faible et triste et pourtant elle vivait toujours, sans lui. Son cœur battait, elle tenait, s'accrochait, semblait même épanouie parfois. Que fallait-il faire pour qu'elle s'écroule? Pour qu'elle soit pauvre, aigrie, malheureuse, seule et folle à la mesure de ce qu'elle méritait? L'homme qui voulait tout voulait plus que tout au monde qu'elle s'effondre et qu'elle ne s'en relève pas. Cela aurait soulagé sa peine et sa frustration, du moins le pensait-il au plus profond de lui. Il attaqua avec acharnement toutes les failles de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric. Il fallait qu'elle souffre, qu'elle regrette et qu'elle paye. Il commença par être un père exemplaire, proposant sorties, bonne humeur et plats mijotés à ses filles, tout ce dont aurait rêvé la femme qui ne voulait pas lâcher son fric, tout ce qu'elle lui avait réclamé sans succès des années durant. Il poursuivit en clamant haut et fort son désir de rompre rapidement tout lien avec la femme qui ne voulait pas lâcher son fric, d'en finir avec cette horrible mégère pour enfin être heureux, mais en laissant volontairement s'éterniser les démarches juridiques. Ainsi il avait tout, une maison qu'il s'était approprié, et dont elle n'était propriétaire qu'à la réception des factures ou impôts, et ce de longs mois durant. Il poursuivit en refaisant sa vie, en installant dans la maison une femme qui le prit en charge et le dorlota comme il le méritait et qui remplaça comme un pion interchangeable la femme qui ne voulait pas lâcher son fric. Et évidemment, puisqu'il voulait lui ravir le trésor de la caverne d'Ali Cafba, il ne cessa jamais de lui parler d'argent, de celui qu'elle lui devait, de la part du magot qui lui revenait, au point que ce sujet devint bientôt l'unique sujet de toutes leurs conversations. Il est vrai qu'avec l'argent de la caverne d'Ali Cafba, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric vivait comme une reine. Elle pouvait payer vêtements et chaussures à ses filles, ainsi que des mets exquis: fromage et dessert, biscuits et parfois, des sushis. Lui ne pouvait leur offrir que du potage, il se voyait contraint de guetter les bonnes affaires du rayon fruits et légumes, et il s'indignait de cette nouvelle injustice. Il logeait dans un château à cinq chambres qu'il ne pouvait chauffer correctement, et vivait comme un malheureux, ne pouvant ni manger à sa faim ni offrir vacances et loisirs à ses filles. Et tout ça par la faute d'une seule personne: la femme qui ne voulait pas lâcher son fric.
De son côté, la femme qui ne voulait pas lâcher son fric tenta de rester enjouée, confiante et sereine. Elle ne lui montrait pas, mais évidemment les attaques de l'homme qui voulait tout l'atteignaient et la blessaient. Elle avait trop de naïveté en elle pour comprendre cette violence et y faire face sans souffrir profondément à chaque humiliation, intimidation, reproche ou provocation. Mais elle savait aussi avec certitude que se montrer fragile devant lui sonnerait son arrêt de mort, et qu'il lui fallait résister. Que les épreuves s'accumulent, que ses états d'âme fluctuent, que le désespoir l'envahisse, il lui fallait tenir bon.
Elle vécut pourtant des épreuves qui auraient pu la faire sombrer. Son chat l'avait accompagnée dans sa nouvelle vie. Ce chat était magique. Le regard profond qu'il posait sur elle était toujours plein d'amour et de réconfort, un attachement inconditionnel le liait à elle. C'était un chat sans aucun vice et d'une intelligence rare. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric se disait que pour qu'un chat aussi exceptionnel l'aime autant, l'ait choisie pour être sa maîtresse, son élue, c'est qu'elle devait être une bonne personne. Arrivée dans son nouveau logis, elle fut prise d'une angoisse terrible que ce chat l'abandonne. Elle craignait cette éventualité car elle croyait que sans lui, elle s'effondrerait. Il l'aidait à surmonter l'absence de ses filles, lui apportait sa tendresse, une présence fusionnelle, comme s'il avait senti qu'elle prendrait des forces dans ces nuits collés l'un à l'autre, dans ses ronronnements apaisants, dans ses regards qui captaient sa peine et semblaient toujours lui dire "je suis là, ne t'inquiète pas". Son chat mourut pourtant quelques mois après son emménagement, brutalement et sans aucun signe de maladie. Elle prit sa disparition comme une punition, dont elle ne comprenait pas le sens. Des pensées excessives l'assaillirent. "Je suis seule, se disait-elle, personne ne m'aidera à supporter le silence et le vide que je ressens". Plusieurs nuits durant, elle dut dormir avec une bouillotte brûlante sur les côtes, pour lui rappeler illusoirement la présence du chat magique. Elle dut admettre qu'elle s'effondrait un peu plus, qu'elle perdait pied. Et pourtant, ce qu'elle avait redouté n'arriva jamais. Car la peine ne fut jamais assez intense pour l'ensevelir et lui donner envie d'abandonner le combat. La mort du chat magique constitua dès lors un repère. Chaque élan de tristesse et d'angoisse, chaque déconvenue, imprévu ou douleur, chaque attaque de l'homme qui voulait tout étaient-ils aussi fort que ce désespoir là? Non, jamais rien ne fut aussi éprouvant que cette épreuve, que cette tristesse pourtant surmontée. Ainsi, le chat magique resta magique au-delà de sa mort, car le perdre la rendit finalement plus forte. Et elle aimait cette leçon.
Le combat de la femme qui ne voulait pas lâcher son fric s'avéra titanesque. On raconte qu'à l'heure où s'écrivent ces lignes, il n'est pas encore terminé, qu'il fait encore rage, qu'il reste épuisant, qu'il ne s'arrêtera qu'au moment où la femme qui ne voulait pas lâcher son fric fera enfin la paix avec elle-même, qu'elle se pardonnera de s'être perdue dans une relation dangereuse pour elle et qu'elle se regardera avec l'indulgence qu'elle mérite. Au moment où elle décidera qu'elle peut recevoir un amour simple et sans la moindre touche de malveillance. Elle se trouvait chanceuse car un immense champ de bonté l'entourait et l'aidait à doucement trouver le chemin vers la réparation. Des amis et une famille, prêts à la remettre en selle, à l'envelopper, à la faire rire aussi souvent que possible. Un père, protecteur et valorisant, qui lui disait derrière chacun de ses mots de réconfort "tant que tu ne seras pas assez forte, je serai derrière chacun de tes pas car c'est le rôle d'un père". Des filles, dont elle devinait la fierté pour la femme et la mère qu'elle était. Si elle se voyait si indigne dans le regard de l'homme qui voulait tout, elle restait dans les yeux de ses enfants une déesse imparfaite, sujette à leurs moqueries tendres, à leurs marques d'amour sincères et leur valorisation dénuée de la moindre arrière pensée. Et lorsque les doutes, les regrets ou la tristesse devenaient trop lourds à supporter il lui suffisait de les regarder vivre gaiement et rire autour d'elle pour que tout s'évapore. Car cet élan qu'elles avaient, cette joie, leurs envies simples, étaient autant de cadeaux qui renforçaient jour après jour une décision prise la peur au ventre, avec l'angoisse de détruire à jamais tout enthousiasme chez ses enfants.
De son côté, l'homme qui voulait tout rencontrait des difficultés à tout obtenir. Le trésor de la caverne d'Ali Cafba demeurait imprenable malgré ses tentatives d'intimidation pour le dérober. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric ne voulait pas lâcher son trésor, ni son espérance en des jours meilleurs, et cela faisait enrager l'homme qui voulait tout. Les frustrations et la somme des injustices noircissant la très longue liste des injustices de sa vie ne lui laissaient aucun repos. Il souffrait dans son corps, dans son âme et étouffait de colère jour après jour. Dans un dernier élan d'autorité, de contrôle, il dit à la femme qui ne voulait pas lâcher son fric que jamais elle ne devait écrire une histoire qui parlerait de lui, qu'il ne le voulait pas, qu'il le lui interdisait. La femme qui ne voulait pas lâcher son fric, sans ressentir la moindre culpabilité, se dit qu'écrire cette histoire là serait son plus bel acte de résistance.
La femme qui ne voulait pas lâcher son fric fit couper ses cheveux quelques jours après son départ de la cage dorée. Sa chute fracassante du piédestal les avait en effet couverts de poussière et de boue dont elle voulut effacer les traces d'un coup de ciseaux. Elle décida qu'elle ne les couperait plus, qu'ils deviendraient le signe visible de la nouvelle femme qu'elle allait devenir. Elle regarda pousser ses cheveux, les vit dépasser ses épaules et lui signifier que le temps passait tranquillement, millimètre après millimètre. Un centimètre pour un pas de plus qui l'éloignerait de cette histoire douloureuse. Des cheveux de plus en plus longs à regarder comme un fossé qui se creuserait entre elle et le plus triste des contes défaits.
Annotations
Versions