Chapitre 16 : feu de tout bois - Acte IV
Hussard
Paris
14 mai 1990
Rayonnant, Hussard annonça qu’il atteindrait l’équilibre pour la fin de l’année. Pour un deuxième exercice, c’était effectivement une belle performance.
Il voulait doubler le nombre de points de vente. Coût : trois cents millions. La majeure partie financée par le cash généré par son activité. Les vingt millions de la Compagnie des Partenaires Investisseurs viendraient en complément. Mais il lui en manquait encore cinquante, et Radier ne pouvait pas les apporter.
« Reportons quelques ouvertures de supermarchés, ça devrait suffire », proposa Malta.
Hussard secoua la tête :
« Il y a une autre option : ouvrir le capital. »
Marc tourna la tête vers lui. Lentement. Les mâchoires serrées. Ce mot-là, il ne l’aimait pas !
Hussard s’empressa de préciser :
« Deux industriels de l’agroalimentaire, ainsi que la marque Loudl, m’ont approché. »
Bon c’était mieux que des financiers. Mais il restait méfiant. Par acquit de conscience, il demanda les détails.
« Loudl, expliqua Hussard, se positionne sur du hard discount : prix cassés et mise en rayon rudimentaire. Pas de robotisation, contrairement à nous, mais la suppression de certaines tâches : leurs produits sont présentés dans de simples cartons ouverts. »
Il jeta un regard en coin à Ancel, avant de poursuivre :
« Ils ont commencé à s’implanter chez nous il y a deux ans. Mais l’émergence du marché est-allemand les pousse à revoir leurs priorités. Ils sont prêts à s’associer avec nous, par une entrée au capital, ou par une fusion avec leur branche française. »
Fusion. Le mot fit grimacer Marc. Et pourquoi pas une absorption tant qu’on y était !?! Seule une prise de participation lui serait acceptable. Mais s’il voulait garder la part de Loudl en dessous de la minorité de blocage, il ne pourrait lever que 6 millions.
Quant aux deux producteurs, leur motivation était claire : sécuriser de nouveaux débouchés. Le premier était une multinationale. Le second était une PME bretonne, dotée de quelques usines produisant, pâtes, purée, conserves.
« Sur le plan industriel, est-ce pertinent pour nous ? demanda Marc sans cacher son scepticisme.
— Dona est incontournable. C’est plutôt nous qui avons besoin d’eux que le contraire. Quant à l’investisseur breton, le rapport de force est plus équilibré. Et leurs produits sont de bonne qualité. »
Marc resta silencieux, le regard tourné vers la baie vitrée. Ces alliances avaient du sens. Mais s’il voulait garder le contrôle, et il le voulait ! le problème de leur faible capitalisation restait entier. Hussard fit une dernière proposition :
« Et si on ouvrait notre capital aux trois en même temps ? Aucun ne dépasserait les 30 %. Même en diminuant votre part à 51 %, vous seriez toujours maître à bord.
— S’ils s’associent, ils auront la minorité de blocage.
— Ils n’ont pas les mêmes intérêts. En tout cas entre Loudl et les deux autres. Il suffit de s’assurer que les deux industriels pris ensemble n’excèdent pas le tiers des parts. Nous pourrions lever quatorze millions. Cela libérera quelques crédits bancaires. »
Marc se tut. Avec des associés, même minoritaires, il n’aurait plus les coudées franches. Mais Hussard avait raison : il leur fallait des fonds. Il soupira, résigné.
« Lance les discussions. Mais sans engagement ! On décidera cet été. »
Bordeaux
6 juin 1990
Roch fit signe à Perclay. Ils quittèrent la scène de crime pour descendre dans la rue.
« Encore un travail de pro », observa-t-il.
Le commentaire n'attendait pas de réponse. Son adjointe lui demanda : « Le proc’ ?
— Dans tous ses états. Le ministère lui met la pression. On en est à quatre meurtres, deux enlèvements avec mutilation… et quatorze passages au tabac. Ils veulent des résultats. »
Nathalie leva la tête vers les fenêtres du séjour qu’ils venaient de quitter :
« L’ordure qui habitait là-haut l’a mérité, dit-elle d’une voix sourde, outre sa condamnation passée, on a trouvé chez lui des dizaines de photos avec des gosses.
— Ce n’est pas une excuse et tu le sais. Il faut qu’on continue à creuser.
— L’enquête de voisinage des Bardons et de sa femme n’a rien donné. »
Le commandant soupira. C’est lui qui avait insisté pour qu’on étudie cette piste. Pour lui la personne qui avait voulu aider financièrement la mère du petit Thomas la connaissait forcément. Un amant, un ami proche ou tout simplement quelqu'un se prenant pour un bon samaritain.
« Mettons cela en veilleuse pour le moment. Focalisons-nous sur les passages à tabac, c’est leur point faible. Ils utilisent des petites frappes qu’on doit pouvoir identifier. »
Perclay hocha la tête. Elle avait une idée, mais elle voulait prendre le temps de la creuser avant d’en parler.
Arrestation
11 au 13 juin 1990
Installé sur le canapé, il regardait distraitement le journal télévisé aux côtés d’Amandine : on y relatait la capture d’un caïd du milieu, recherché depuis sept ans. Il se redressa brusquement, le cœur battant. Ce visage… Aucun doute, c’était lui. Le patron d’Antonin !
« Qu'y a-t-il ?
— Rien... Je viens de penser à un truc pour le boulot. Il faut que j’appelle Radier au sujet d’une réunion prévue demain.
— Dans ce cas, je vais me coucher. À tout de suite. »
Il attendit qu’Amandine rentre dans la chambre puis décrocha le combiné. Qu’est-ce que cette arrestation allait signifier pour la Nab ? Pour lui ? Il fallait qu’il se renseigne... Et vite !
« Serge, c’est Marc. Tu as regardé les infos ?
— Non.
— Ils viennent d’arrêter un caïd dans le Vaucluse. Jeannot Tassini. J’ai reconnu sa photo. C’est le marseillais que j’ai croisé.
— Tu en es sûr ?
— Certain. Tu sais qui c’est ?
— Attends un instant. Je reprends mes fiches. »
En début d’année, Marc avait demandé au détective d’identifier le patron d’Antonin. Celui-ci lui avait présenté plusieurs photos de chefs de clans, mais il n’en avait reconnu aucun.
Forel revint en ligne :
« Trouvé. C’est le demi-frère de Louis Pamza. Louis était l’empereur du milieu marseillais jusqu’à son décès en 1984. C’est Tassini qui a repris sa suite.
— Pourquoi n’était-il pas dans ta liste ?
— À la mort de Pamza, le gang a été en grande partie décimé et a perdu beaucoup de son pouvoir. Tassini était en fuite et je n’avais pas de photos.
— Et bien c’est lui… Et je ne sais pas quoi penser de son arrestation. »
Il fit la grimace. Tassini l’avait introduit auprès de la mafia napolitaine ; et il devait être concerné par une partie des fonds qui transitaient par la Nab. Forel répondit qu’il allait se renseigner. Marc garda une autre inquiétude pour lui : cela remettait-il en cause ses manœuvres en cours ?
Au petit matin après avoir passé une mauvaise nuit, il entra dans une cabine téléphonique et composa le numéro de Bagnol. Personne ne décrocha. Il refit de même à la pause déjeuner puis en fin d’après-midi. On lui répondit enfin : Sophie n’était pas là. Il laissa le message codé convenu.
Elle le recontacta le lendemain :
« Appelle-moi dans une demi-heure à ce numéro. »
Trente minutes plus tard, le jeune homme s’exécuta. Elle décrocha à la première sonnerie.
« Comment vas-tu ? »
Sa sollicitude était réelle : il l’avait revue deux fois depuis leur folle nuit de janvier. Les deux fois, malgré la ferme volonté de Marc de l’éviter, il avait replongé. Ils avaient repassé une nuit ensemble dans les environs de Marseille. Et une longue après-midi sur Paris lors d’un rare déplacement de la jeune femme.
« Sous le choc, mais ça va.
— Tu es inquiétée ?
— Antonin et moi ne sommes pas identifiés par le milieu.
— Bon… Et notre partenariat ?
— Tu parles de nous deux ? », dit-elle, moqueuse.
Malgré son stress, Marc sourit :
« Cela m’intéresse aussi. Mais je pensais aux affaires.
— Pour le moment rien. Le boss pourrait perdre la mainmise sur ses activités souterraines. Mais cela ne devrait pas concerner nos entreprises légales.
— Tant mieux. Et concernant l’autre volet ?
— Celui où tu es à la manœuvre avec notre soutien logistique ?
— Oui.
— Idem. Pour plus de sécurité, ne passe plus que par Julot.
— D’accord, il marqua une pause, et pour nous deux ?
— Cela dépend. Tu as envie de moi ? »
Il ressentit la morsure de la culpabilité le ronger, malgré tout la réponse lui échappa : « Oui.
— Cela tombe bien. Moi aussi ! », et en éclatant de rire, elle raccrocha.
Leipzig
19 juillet 1990
Marc termina son road-trip à travers l’Allemagne de l’Est, en dégustant son café à Leipzig, installé à une terrasse près du parc Johanna.
Les contrastes étaient saisissants entre l’espoir lié à la réunification, la pauvreté de l’offre de produits et leurs qualités, la lourdeur bureaucratique des magasins d’états et le bouillonnement de commerces à même la rue, sans aucun encadrement. Comme pour la Pologne, il avait l’impression d‘être à l’aube d’une révolution ou tout était à faire.
Il reporta son attention sur Forel. Le détective avait acheté pour quatre cent mille francs de Mark est-allemand. Grâce à la parité et après déduction des frais, ceux-ci valaient désormais un peu plus d’un million. Cerise sur le gâteau, les contrôles ayant disparus, cette somme était vierge de son passé.
Marc lui demanda de se rapprocher de Malta pour créer une entreprise immatriculée dans le pays.
Annotations
Versions