Chapitre 17 : Essouflement - Acte IV
Non
Aire d’autoroute Lille - Paris
11 octobre 1990
Kermarrec fixa le détective : « Impossible ! Déjà pour Bardon, nous étions limites : j’ai dû faire appel à un mercenaire qui me connaît. Mais là… frapper le même jour une centaine de pédophiles. Trop de renforts à prévoir. Il y aura des fuites. Je ne marche pas. »
Forel hocha la tête. La réaction du commandant n’était pas une surprise ; et la capitaine Carrel partageait manifestement son avis.
« Je lui remonte notre réponse. »
La Cicatrice
36 Quai des Orfèvres, Paris
12 octobre 1990
Perclay remercia ses inspecteurs : ils avaient fait du bon boulot. Elle se leva et se dirigea vers le bureau du commandant.
Ils avaient fait fausse route. Le meurtre de Bardon était bien lié à la leçon qu’il avait reçue quelques mois avant qu’il ne tue sa femme. Mais à l'époque ce n’était qu’une famille parmi celles visées par les passages à tabac qui avaient été ordonnés dans les régions de Lille et de Lyon. Pour punir, et surtout effrayer, les maris et pères violents. Bardon ayant ensuite commis l’irréparable, il avait été exécuté pour l’exemple. Et Et Poena était né à ce moment-là...
Roch hocha la tête : le raisonnement se tenait. Restait à identifier le ou les commanditaires. La Cicatrice était désormais sous surveillance et la découverte de son adjointe leur donnait une nouvelle piste à remonter : « Trouve qui a accédé à nos fichiers ou à ceux de la protection de l’enfance pour identifier les victimes des passages à tabac d’avant l’affaire Bardon, avec un peu de chance, à l’époque ils n’ont pas cru bon de camoufler leurs investigations. »
Perclay acquiesça. Pourtant le mot victime s’appliquait mal à ces monstres. Elle repensa au petit Thomas, soigné dans un établissement spécialisé. Elle allait profiter du week-end pour lui rendre visite. Cela lui ferait du bien. Et à elle aussi.
Encore non
Siège du groupe CFIA
16 octobre 1990
Marc aborda son dernier point :
« La banque doit ouvrir un nouveau pays. »
Un silence lourd accueillit ses propos. Malta observa les membres du comité. Figés. Il se décida :
« Nous n’en avons plus les moyens. »
D’un geste agacé, son patron balaya l’objection : « Avec les nouveaux investisseurs, notre situation s’est nettement améliorée. Nous pouvons le faire. »
Le juriste échangea un regard avec les autres participants. Il soupira intérieurement. C’était encore à lui de répondre.
« Pas en l’état actuel. »
La mâchoire de Marc se contracta. Malta le vit se redresser, combatif : « Explique-toi !
— Prenons la branche informations, dit-il posément. Nous ne disposons que d’un an pour faire remonter ses fonds propres à la moitié de son capital social, donc pour trouver cent cinquante millions. À condition de ne pas faire de nouvelles pertes. »
Sans laisser le temps à son patron de contre-attaquer, il continua : « Pour les autres activités, cela va mieux. Mais là aussi, à condition de commencer à générer des bénéfices. Et nos banques ne peuvent plus nous prêter. »
— En clair tu veux qu’on gèle notre expansion ? grinça Marc, vous partagez tous cet avis ? »
Un à un les membres du cabinet opinèrent. La situation restait trop critique pour continuer à investir. Malta vit que son patron était sur le point d’exploser. Il tenta un dernier argument :
« Et l’Allemagne l’Est ? Si tu veux t’y lancer, il faut préserver tes capitaux . »
Il le savait : si Marc devait faire des renoncements, cela ne devait surtout pas être en RDA. L’histoire ne l’attendrait pas.
« Très bien, Marc sembla cracher ces deux mots, on stoppe notre croissance. Une seule exception : Bruno, regarde ce que tu peux ouvrir comme nouvelles surfaces commerciales. En t’autofinançant. »
Hussard acquiesça de la tête. Il poursuivit : « Et toi André. Étudie combien il faudrait pour lancer l’Espagne. Je sais ! clama-t-il en levant la main, pour le moment ce n’est pas faisable... Je veux jute avoir une idée de ce que cela donnerait. »
La séance terminée, Marc resta seul dans la salle, l’air buté. Malta hésita une seconde, puis revint sur ses pas et s’installa dans un fauteuil face à son patron.
« Il y a une chose dont nous n’avons pas parlé. Le pacte que tu as avec la Suisse. »
Marc leva un sourcil, encore trop agacé pour s’exprimer autrement.
« Pendant deux ans, tu as le droit de leur racheter leurs actions à prix coûtant. Passé ce délai, le contrat prévoit une hausse de prix de 10 % par an, pendant quatre ans.
— Et ensuite, l’accord devient caduc. Je sais. »
Le juriste le regarda dans les yeux. Avait-il intégré ce que cela voulait-dire ?
« Dans quelques mois, la deuxième année sera terminée. »
Marc grogna : « Je n’ai pas les moyens de faire cet achat. Même en partie.
— Tu vas perdre de la marge de manœuvre… Tu as vu les dernières critiques de Leonardo et de Pitter. Ils s’inquiètent du devenir de la Nab. »
Marc balaya la remarque : « Foutaises. Puisque comme tu viens de le dire, à partir de l’an prochain, si j’achète leurs parts, ils font une plus-value. »
Malta baissa légèrement les yeux, et lâcha sa bombe :
« À condition que tu puisses le faire un jour. Ils ont de sérieux doutes. »
Marc grimaça. Le juriste sentit que son argument avait porté. Leonardo challengeait de plus en plus certaines orientations prises… En fait, toutes celles qui étaient susceptibles de reporter l’apparition de bénéfices.
« Le coup de frein que nous venons de décider les rassurera.
— Je le souhaite. Si la Suisse veut reprendre la main, nous perdrons nos sources de financement… »
Son patron termina pour lui, mécaniquement :
« …et le groupe CFIA s’écroulera. »
Toujours tendu, Marc regagna son bureau. Les réticences de ces collaborateurs étaient légitimes… mais ils ne comprenaient pas… Il fallait accélérer, encore et encore.
Sa proposition de frappes multiples par Et Poena était partie du bilan remonté par la capitaine de police. Sans compter les passages à tabac, ils avaient mené six actions punitives... avec d'horribles mutilations. Et pourtant... la baisse des violences familiales dans les quartiers visés s’était estompée en quelques mois. Quant à la pédophilie… l’impact de leurs opérations semblait nul.
Il fallait frapper plus fort.
Devant le refus de l’équipe, il ne lui restait plus qu’une alternative : développer ses affaires, gagner du poids. Avoir enfin les moyens de changer les choses.
Démantèlement
36 Quai des Orfèvres, Paris
Samedi 10 novembre 1990
« Ainsi, grâce à l’efficacité de nos forces de l’ordre, nous avons porté un coup magistral à Et Poena […]. Ce démantèlement prouve que cette organisation soit-disante éprise de justice n’est, au final, qu’un ramassis de petites frappes, de criminels. »
Roch, le regard toujours fixé sur le téléviseur, laissa dériver ses pensées.
La mise sur écoute de La Cicatrice et de ses lieutenants avait fini par payer. Antonio, le bras droit, avait reçu un appel codé mentionnant dix heures. Le lendemain, à l’heure dite, il avait utilisé une cabine téléphonique. Dans la foulée il avait monté une équipe de gros bras. Leur cible : une pourriture déjà signalée plusieurs fois aux services sociaux pour violences familiales.
Roch avait voulu faire croire que l’interpellation du groupe en flagrant délit était due à l’appel d’un voisin… Mais la mèche avait été éventée par la presse dès le lendemain. Une fuite interne de plus !
Il se souvenait encore de sa colère quand il avait lu le journal. Il n’avait pas été long à prendre sa décision : « On les cueille !»
La Cicatrice et son adjoint avaient été arrêtés sans tapage médiatique. Coriaces, ils n’avaient rien lâché. Mais la position d’Antonio s’était vite fragilisée : une des petites frappes l’avait chargé, et avait balancé plusieurs complices. Tous avaient été interpellés et cuisinés dans la foulée. La stratégie du commandant était simple. Accumuler suffisamment de preuves pour faire craquer l’adjoint… et remonter jusqu’aux commanditaires.
Il avait de nouveau été pris de court ce matin même : une nouvelle agression avait eu lieu, à Grenoble cette fois. La presse s’était emparée de l’affaire et avait pointé du doigt l’impuissance du gouvernement. Il n’en fallait pas plus : le ministre et le procureur avaient organisé une déclaration télévisée pour vanter leur récent coup de filet contre le gang responsable de ces attaques.
Roch éteignit le poste et s’étira. La semaine avait été longue, et malgré les interférences politiques, couronnée de succès. Mais si ces arrestations étaient spectaculaires, ils n’étaient pas remontés jusqu’aux commanditaires.
Son adjointe frappa et entra dans son bureau :
« Antonio est à point : il va lâcher son boss.
— Très bien, il marqua une hésitation, dis-moi, à propos du flag…
— Oui ?
— Vous n’êtes pas intervenu dès le début de l’agression ? »
Nathalie lui jeta un regard expressif.
Il secoua lentement la tête : « Fait attention à toi Nath, cette pente est dangereuse. »
Son adjointe resta muette. Elle se retourna pour sortir, et la main sur la poignée, lâcha d’une voix basse et tremblante :
« J’ai revu le petit Thomas. »
Elle marqua une pause.
« Pour lui, on protège des monstres qui détruisent leur famille. »
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