Clara

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Je suis né le vendredi treize décembre mille neuf cent quarante-six, un jour propice à la chance d’après la légende populaire. Mon père possédait un château, cadeau empoisonné hérité d’un lointain ancêtre, le conte Edouard De Beaumont. Il avait épousé Jeanne, la fille unique de François Rosière, un entrepreneur ayant fait fortune dans l'après-guerre.

Ce mariage de convenance avait permis à mon père d'accéder à un poste à responsabilités dans l'entreprise familiale et surtout de lever l'hypothèque prise sur le château.

Ma mère était douce et attentionnée, mais je garde peu de souvenirs de nos moments partagés.

Elle nous a quitté un matin d’octobre, emportée par une pneumonie lorsque j'avais sept ans.

Le jour de l’enterrement, nous avons marché côte à côte avec mon père dans le sillon du corbillard sans échanger la moindre parole. La cérémonie dans la petite église de notre village avait attiré une multitude d’amis et de voisins attristés par le décès brutal de ma mère. Je n’oublierai jamais les hommes en noir au visage grave portant le cercueil jusqu’au caveau ni le claquement sec des cordes sur le bois verni et les milliers de pétales de rose que j’ai lancé dans le trou sombre et froid qui abritait la dépouille de ma mère.

Puis, mon père s'était remarié six mois plus tard, l’annonce de son mariage m'avait contrarié et révolté, comme une ultime trahison faite à la mémoire de ma mère.

Je ne supportais pas Isabelle, la nouvelle madame De Beaumont qui était froide et capricieuse et ce sentiment réciproque avait obligé mon père à m'envoyer en internat à l'autre bout du pays.

Je ne rentrais que pour les vacances de Noël et passais tout l’été au camp des Embruns en compagnie d'autres enfants de mon âge.

En m'éloignant du château, Isabelle était loin d'imaginer qu'elle me faisait le plus beau des cadeaux.

Je gagnais en autonomie et en force de caractère et devins rapidement populaire auprès de mes camarades de classe.

Mes années d'internat sont peuplées de merveilleux souvenirs et de moments inoubliables que je garde jalousement au plus profond de ma mémoire.

J'ai traversé l'adolescence avec assurance, multipliant les conquêtes éphémères et sans lendemain. Mon diplôme de juriste en poche, j'intégrai le cabinet d'avocats Raylor et fils où je finis après plusieurs années de travail acharné par accéder au poste de directeur adjoint.

C'est à cette époque que je rencontrai les deux cousines, de caractère et de physique diamétralement opposés. Il y avait la douce Clara, brune avec de grands yeux bleus dans lesquels j'adorais me perdre et me noyer. Elle était petite, menue, réservée et d'une beauté à faire pâlir Vénus en personne.

Marion, sa cousine était blonde avec de grands yeux noirs qui vous dévisageaient de manière effrontée et insistante. Elle était trop grande pour une femme, avec un nez de boxeur et une énorme bouche qui débitait un flot ininterrompu de paroles à longueur de journée. Sa voix de crécelle et son rire haut perché finissaient par repousser définitivement les quelques âmes charitables qui essayaient de s'intéresser à elle. Je n'ai jamais compris comment Clara avait supporté la présence de cette envahissante cousine pendant toutes ses années d'enfance.

A la faveur du bal du quatorze juillet, j’invitai Clara et son inséparable cousine qui lui servait de chaperon. Cette soirée fût un des plus beaux moments de ma vie. Je me souviens encore des douces effluves du parfum de ma chère Clara et des quelques paroles que nous échangeâmes ce soir-là.

La tête emplie de ces doux souvenirs, je perdais l’appétit. Chaque instant passé loin de Clara me mettait au supplice car pour la première fois de ma vie, j’éprouvais un amour absolu et infini.

C’est donc sans surprise que nous annonçâmes nos fiançailles pour l’automne.

A l’aube de mes trente-cinq ans, j’étais un homme comblé, avec une bonne situation et un luxueux manoir qui ne tarderait pas à accueillir une ribambelle d’enfants turbulents.

J’épousai Clara l’année suivante, un jour inoubliable pendant lequel je flottais sur un petit nuage. Pendant la cérémonie, je surpris sur le visage des hommes une lueur d’envie, lorsque leurs regards rencontraient la frêle silhouette de Clara dans la magnifique robe de mariée qui sublimait sa beauté.

Maître Raylor m’accorda un mois entier de congés que je mis à profit pour voyager et découvrir de nouvelles contrées. Nous embarquâmes à Cherbourg sur le Queen Elisabeth II pour rejoindre New York, une ville majestueuse que nous visitâmes avec émerveillement.

Chaque jour était riche en découvertes culturelles et culinaires. Clara rayonnait de plaisir, se comportant comme une enfant, avide de connaissances et de nouveaux défis.

Nous avons vécu un vrai conte de fée et c’est la tête emplie de rêves que nous avons repris le chemin de notre vie.

J’ai recommencé mon travail au cabinet d’avocats, me plongeant dans une routine sordide et insipide, je côtoyais de riches clients qui souhaitaient échapper à la justice. Mes plaidoiries réussissaient souvent à les tirer d’un mauvais pas, mais je ne tirais nulle gloire de ces victoires remportées par la tromperie et la fourberie. J’avais atteint l’apogée de mon métier, maniant le mensonge comme nul autre et contribuant à accroitre la renommée du cabinet Raylor et fils.

Mais mon esprit était ailleurs, perdu dans des contrées lointaines que j’aurais tant voulu rejoindre, je m'imaginais en explorateur intrépide et téméraire, luttant contre vents et marées pour atteindre des terres encore inexplorées.

Victime de mon malhonnête succès, j'enchainais les contrats, accumulant une fortune colossale dont je ne pouvais même pas profiter.

Nous étions mariés depuis sept ans déjà et nous n'avions toujours pas d'enfants, j’avais l'impression d'être jugé par mes amis, je sentais leurs regards insistants et imaginais les interrogations dans leurs conversations. Il ne me manquait plus qu'un enfant pour atteindre le but ultime de toute vie humaine et cette pensée qui me hantait quotidiennement tourna bientôt à l'obsession. Je parlais à Clara de ce désir, ce qui eut pour effet de la contrarier la faisant fondre en larmes. Le sujet étant sensible, je décidais de ne plus l'évoquer devant elle. Je souffrais en silence, accumulant les heures de travail loin de mon domicile.

Clara consulta un médecin, qui calcula les heures et les jours où nous devions essayer de concevoir un enfant. Cette façon scientifique et contraignante de gérer notre couple était perturbante mais elle nous permit néanmoins d'arriver à nos fins. Trois mois plus tard, Clara m'annonça avec un sourire rayonnant qu'elle attendait un bébé.

Nous passâmes deux mois merveilleux, cherchant des prénoms tous plus originaux les uns que les autres pour notre futur enfant. Ce serait un fils, Clara en était certaine.

Mais un soir au retour du travail, je la trouvai en larmes étendue sur le sofa du salon, elle avait fait une fausse couche.

Cette période de ma vie reste encore aujourd'hui entachée de remords, Clara se mit à enchainer les grossesses, passant de la joie aux larmes à chaque fausse couche.

Je décidai de l'emmener en voyage à Paris pour lui changer les idées, elle apprécia ce dépaysement qui sembla la sortir de sa mélancolie.

Sur les conseils de Marion, Clara consulta un gynécologue renommé qui lui prescrit des médicaments à prendre tout au long de sa prochaine grossesse.

Maître Raylor décéda cette année-là d'une mauvaise grippe, il avait pris soin auparavant de déposer un acte notarié me léguant son cabinet d'avocats et me propulsant contre mon gré à la tête de sa société.

Clara était de nouveau enceinte et pour mettre toutes les chances de son côté, elle resta alitée durant huit mois interminables pendant lesquels j’exauçais ses moindres désirs. Grâce aux médicaments prescrits, elle mena sa grossesse à terme. Et par un pluvieux matin d’octobre, Marie la femme de chambre vint me chercher au cabinet d'avocats, le travail avait commencé et le médecin était déjà au chevet de Clara. Je quittai précipitamment mon bureau pour accueillir cet enfant tant désiré. L'accouchement fût long et douloureux, Clara était épuisée par ces heures de lutte et de souffrance, j'aurais tant voulu être dans la chambre à lui tenir la main et l'encourager de paroles réconfortantes. Mais Marie veillait telle une sentinelle incorruptible et m'empêcha de voir mon épouse.

Je dû patienter cinq heures durant, tournant en rond dans le salon avant d'avoir le droit de pénétrer dans la chambre.

Clara était étendue sur le lit, épuisée, le visage aussi blanc que le drap sur lequel elle reposait.

Elle avait fait une hémorragie interne et le médecin ne pouvait rien faire pour la sauver. Je serai sa petite main douce et froide dans la mienne, elle ouvrit les yeux et me souris. Je t'ai enfin donné un fils, me dit-elle, je suis si heureuse. Et dans un dernier souffle, elle murmura, Louis, le prénom qu'elle avait choisi, je retenais mes larmes et fis même l'effort de lui sourire. Son visage était apaisé, elle semblait dormir, le médecin s'approcha pour constater le décès.

Marie me tendit le bébé qu’elle portait dans les bras et je le regardai épouvanté, détournant rapidement le regard. C’était ça ce fils tant désiré ? Un bébé avec le visage bleuâtre et allongé, sorti du ventre maternel à l'aide de forceps.

Lors de l'accouchement, le médecin avait endommagé irrémédiablement le petit cerveau.

Il ne parlerait jamais, ne marcherait jamais et ne pourrait jamais se nourrir seul. Je regardais ce petit être difforme, cet enfant tant attendu que je n'arrivais pas à aimer.

Pendant les mois qui suivirent le décès de Clara, je sombrai dans la démence et commençai à boire. L'alcool m'aidait à oublier et à occulter le vide de mon existence. Marion vint s'installer au manoir contre mon gré pour s'occuper du bébé, je n'avais même plus la force de discuter et fini par tolérer sa présence.

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