Le jugement - l'écriture - l'autocensure

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J'ai décidé, pour ce texte, hormis les choses vraiment inavouables, de n'opérer aucune censure. Je dirai tout, le gênant comme le plaisant, le gratifiant comme l'absurde, le croustillant comme le barbant. Je dirai tout, son contraire, son adjacent et son colinéaire. (J'suis allé chercher loin pour celui-là. En vertu de la loi de non-censure et d'association libre, je me dois de vous révéler ici que je dispose d'un bac scientifique, ce qui n'est pas pour peu contribuer à mon équivoque prestige.) La censure, dans le langage de mes névroses, j'appelle ça le jugement. Depuis que j'ai un peu de conscience (je ne parle pas de conscience morale, mais bien de conscience réflexive) et que je cherche le moyen de mener, non pas la belle, mais la bonne vie (paradoxal n'est-ce pas, pour quelqu'un qui ne parle pas de conscience morale ; mais je ne rentrerai pas comme ça de but en blanc dans mes considérations sur l'essence "technique", "pratique", du bien), j'ai reconnu comme indispensable de ne pas juger. Rien du tout, ni personne. Il m'est venu une phrase, récemment (ça m'arrive, parfois) : "juger, c'est regarder deux fois". Selon cette maxime, il s'agirait d'affûter son esprit afin d'être capable de vivre adéquatement sans avoir besoin de "regarder deux fois", c'est-à-dire de savoir quoi faire, quoi penser, quoi être (quoi tout, en somme), du premier coup, en un éclair, sans toutes les tortures et errements de la délibération. Seulement, comme tous les impératifs auxquels on ne peut immédiatement répondre, cela est devenu une sorte d'obsession - un "trouble de la conscience réflexive", pourrait-on dire - et l'intention, louable, s'est dégradée. Si bien qu'à chaque fois que je juge, que je condamne (c'est la même chose) quelqu'un ou quelque chose, je me dis : "il ne faut pas !" Mais il est trop tard, cette proscription n'est qu'un jugement de plus, et cela ne fait que me persuader de mon inaptitude à appliquer mon principe, me persuader de ma perdition assurée. Je soupçonne même cet exercice (condamner la condamnation) de produire l'effet inverse à celui escompté : me faire juger encore plus ; comme si la part de bonne volonté et de bonne intention en moi s’était engagée à me fournir encore plus d'occasions de pourfendre ma mauvaise habitude et de réaliser mon idéal, ne pas juger.

Jusqu'à maintenant, je crois avoir fait preuve de beaucoup d'autocensure en matière d'écriture. Je la déguisais sous les aspects d'une discipline, d'une ligne de conduite que j'estimais nécessaire à la grandeur, à la hauteur de vue que je visais. Je ne faisais pas une phrase, un vers sans le passer au tamis de mon ambition, ou du moins de l'idée que je m'en faisais, car hormis la pure abstraction en quoi consiste pour moi cette grandeur, et dont j'ai un sentiment très net, je n'ai jamais vraiment su comment l'atteindre. C'est pourquoi, aujourd'hui, j'ai décidé d'y renoncer. J'ai décidé d'écrire comme bon me semble, comme un fou, sans me retourner. Cette "discipline" a bien pu produire quelques heureux effets, mais au prix de quelles restrictions, de quelles étroitesses ? Ne pas juger est possible, mais si on conçoit ce "projet" en de tels termes négatifs, alors on ne fait que s'arrêter, ruminer, et finalement on se flétrit. Comment concevoir "ne pas juger" en termes positifs ? Tout jugement est une condamnation à mort. On envoie au gibet telle émotion, telle pensée qui, tout récriminables qu'elles paraissent, n'en sont pas moins vivantes, n'ont pas eu moins d'élan que les autres, jugées acceptables. En conséquence, "ne pas juger", c'est promouvoir la vie, quelle qu'elle puisse être, quelque obscure, mystérieuse qu'elle nous paraisse.

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