11. Audacieux

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« Bien, cette séance tant attendue est déclarée ouverte. Comme vous vous en doutez, nous allons régler aujourd’hui la question de la trahison, après deux mois et demi de recherches. Constantin, je te laisse le loisir de t’étendre sur le sujet.

-Merci bien, Auguste. L’enquête n’a pas été aisée, mais je suis heureux qu’elle ait pris si peu de temps. Comparé au cas Germanicus, ce n’est pas grand-chose. Tout d’abord, je vais lister les Confidens qui furent innocentés le plus rapidement : Auguste, sans surprise, moi-même, Théodose, Néron, Marc-Aurèle, Commode, Vespasien, Theodora et Titus. Reste Trajan, Agrippine, Hadrien et Tibère. Et je mettrais ma main à couper que ça vous étonne.

-Effectivement, confirma le paladin au regard clair. J’ai senti qu’on me testait par moments, mais qu’on doute d’Hadrien…

-Je pense comprendre, sourit l’intéressé. Je suis si aimable que ça peut paraître suspect, surtout dans ces moments-là.

-Je ne l’aurais pas mieux dit, acquiesça l’unificateur. Cependant nous savons que tu es fidèle. Puis vient Tibère, qui s’est révélé être tout simplement trop efficace. Il est en fait au-dessus de tout soupçon. L’affaire, désormais, se corse… »

L’ambiance déjà lourde qui pesait sur la salle devint écrasante. Des flux de tension saturant le plan éthéré émanaient des murs bleu froid, tandis que la table noire semblait reluire de toute l’animosité du monde. Malgré l’absence de toute substance nocive dans l’air, certains montraient d’infimes difficultés à respirer.

« Les sages se croient omniscients, mais moi seul saurait dire comment va finir cette mascarade, déclara pensivement le quatrième Confidens en levant les yeux vers le plafond.

-Oh ? Eh bien, éclaire donc notre lanterne, lui lança venimeusement sa voisine.

-Chaque chose en son temps, Agrippine, s’amusa-t-il. Je ne voudrais pas précipiter la fin de cette réunion, cette pénombre est bien agréable. Vespasien peut en dire autant, si je ne m’abuse.

-En effet, il en découle une atmosphère très confortable. Je vois que tu es devenu quelqu’un de bien de bien, Trajan.

-Ça fait sept ans qu’on travaille ensemble, il était temps que tu l’admettes », le taquina-t-il d’un ton badin.

De nouveau le silence se fit, chargé de non-dits et de regards incertains. Agrippine se mordait intérieurement les lèvres, tant par agacement que, malgré elle, par un frisson de crainte.

« Ça se présente mal, pensa-t-elle nerveusement. J’ai beau être la rusée, il paraît si calme qu’il doit préparer quelque chose. Ce fichu casque ne m’aide pas à le cerner, pour ne rien arranger. Coupable ou pas, s’il parvient à se dédouaner, le jeu d’élimination me désignera comme la traitresse. Je ne peux pas terminer ainsi, ce serait trop bête. »

Alors qu’elle raisonnait à toute vitesse, Trajan se tourna vers elle :

« Tu me parais fatiguée. Me faire des avances à tout bout de champ consommerait donc une telle quantité d’énergie ?

-Tu t’amuses, mais sous ton heaume tu dois bouillonner psychologiquement comme les autres, répondit-elle en se composant son habituel air moqueur.

-C’est mignon de te voir si naïve. Mais merci de t’en faire pour moi. Sur un autre sujet, honorable princeps, ne pourrions-nous pas avoir quelque chose à boire ? Je sens que notre numéro six ne va pas tenir sans s’hydrater un peu.

-Je n’y vois pas d’objection. Vespasien, ton thé noir je te prie.

-À vos ordres, Auguste, sourit-il les yeux fermés.

-Attendez, les arrêta le chevalier au harnois argenté. Serait-il possible qu’Hadrien nous serve plutôt son chocolat vanillé ?

-Accordé. »

Une tasse apparut devant chacun des Confidens, puis se remplit d’elle-même. Le contenu différait légèrement selon la personne, le jeune homme ayant appris à s’adapter aux préférences personnelles sans même se concentrer sur chaque individu. Il profita du temps de répit pendant lequel le niveau du liquide montait pour faire le point sur la situation.

« Trajan n’est de toute évidence pas dans son état normal, songea-t-il en promenant son regard brun sur l’assemblée. Ça ne lui ressemble pas de plaisanter de la sorte, ni d’être tout simplement aussi bavard. Il semble avoir une idée derrière la tête, mais je n’ai pas la moindre piste pour deviner laquelle. Il ne pourrait pas être le traître, si ? Je sais que c’est idiot de ma part de rejeter cette idée sans accepter de la considérer, mais mon admiration pour lui est trop grande. Ce serait ça, d’idéaliser son héros ? Suis-je vraiment tombé si bas que je ne peux pas regarder la réalité en face ? »

Un tintement métallique le tira de ses pensées. Le maître-mage au casque de phénix jouait avec une pièce d’or le plus naturellement du monde, et ne semblait absolument pas affecté par le malaise ambiant. Après l’avoir lancée en l’air une demi-douzaine de fois, il jeta un œil à la boisson de sa voisine.

« Tiens, tu as eu droit à du lait d’ânesse, remarqua le paladin d’un ton léger. Moi, ajouta-t-il en se penchant vers la sienne, je n’ai eu que quelques résidus d’amande, mais ça sent diablement bon. »

Après avoir considéré l’expression subtilement suspicieuse de la jeune femme, il eut un bref rire :

« Tu regardes ça comme si je venais de t’annoncer que c’était empoisonné. On peut échanger si tu préfères. Si je suis le traître, je mourrai sur le coup, et sinon, nous aurons simplement apprécié des goûts différents de l’ordinaire.

-À ta guise. J’ai bien envie qu’il y ait une dose léthale d’un seul coup.

-Allons, pour un peu je croirais que tu me détestes », ironisa-t-il.

Tous prirent une gorgée, après quoi la précédente situation d’attente revint de plus belle. Pas un son ne vint la troubler pendant plus d’une minute, jusqu’à ce que Tibère prenne la parole à la surprise générale :

« J’ai beau être un marionnettiste de talent, jamais je n’ai vu quelqu’un agir de la sorte dans une telle situation. Surtout quand on est habituellement réservé. Quel as gardes-tu dans ta manche, Trajan ?

-Je ne joue pas aussi haut, et c’est déjà suffisant. Mais disons que je suis heureux que le dénouement arrive enfin.

-Pour être honnête, je ne vois absolument pas ce que c’est. Et pourtant, j’ai dirigé cette enquête du début à la fin.

-Vous vous êtes tous fourvoyés, et moi aussi jusqu’à il y a peu. Les Confidens ne contiennent pas un traître, mais un élément usé à mettre au repos. Et pour être honnête, je viens de me rappeler que le cyanure a une odeur d’amande. »

En entendant ces mots, sa voisine se crispa soudainement, puis s’effondra sur la table. L’épéiste soupira d’aise avant d’ajouter :

« Oui, j’ai empoisonné ma propre tasse. »

Auguste leva un sourcil interrogateur et prit la parole avant que qui que ce soit d’autre ne puisse le faire :

« Je ne crois pas abuser en te demandant de plus amples explications.

-Bien entendu, je comptais de toute manière les donner. Je me ferai dans ce cas plus précis : j’ai laissé ma tasse s’empoisonner. Il n’y a avait aucune substance nocive dedans, mais en instillant le doute sur la présence de poison, puis en sous-entendant que j’avais tendu un piège, j’ai conduit Agrippine à se persuader qu’elle allait mourir. Son propre cerveau l’a tué, tant elle ne pouvait concevoir une autre issue que celle-ci.

-N’avait-elle pas la force mentale d’y résister ?

-Pas après ces deux mois, et mon comportement savamment réfléchi à l’avance. Je me suis montré sûr de moi, laissant supposer que rien ne pouvait m’arriver. Je l’ai vaincue à son propre jeu en usant d’ironie et de légèreté dans mon attitude. J’ai imprégné son esprit de l’idée selon laquelle j’étais meilleur qu’elle, et que quoi qu’elle fasse, j’avais déjà deux coups d’avance. Alors, quand je me suis arrangé pour que nos boissons soient spécifiquement celles d’Hadrien et non celles de Vespasien, puis que j’ai parlé d’amande et enfin de cyanure, j’ai achevé de la condamner.

-C’est assez surprenant, sachant que nous parlons ici d’une négociatrice particulièrement douée.

-En effet. C’est justement sur ce point que je voulais attirer votre attention : elle s’est rouillée bien plus vite que prévu, et n’était plus capable d’accomplir ses mission comme avant.

-En bref, elle n’était plus un atout mais un poids, si j’ai bien compris ce que tu me dis. Mais qu’en est-il de la crise des marchands ? Sans traître, comment l’expliques-tu ?

-C’est en fait l’œuvre de quelqu’un… qui souhaite remplacer Agrippine. Une autre femme, plus jeune, et bien plus puissante. Je dois cette découverte à trois facteurs : un, ma fréquentation de l’intéressée, deux, un doute sur la véracité de la trahison à cause et à l’insu de cette personne, trois, la boule de cristal de Néron.

-Plaît-il ? régit le savant avec étonnement. Tu t’es servi de mon orbe ?

-Sa connexion aux lampes mais surtout aux miroirs m’a bien aidé. Grâce à un sort, j’ai pu l’observer à distance, sans te gêner dans ton travail.

-Intelligent… mais encore faut-il savoir…

-… qui regarder ? compléta-t-il. Facile. Du moins, à partir du moment où j’ai réussi à faire ressurgir les anciennes visions.

-Comment as-tu fait ? l’interrogea-t-il avec un regard brûlant d’intérêt.

-Plus tard. Toujours est-il qu’en repassant la journée de la révolte en alternant les points de vue, on finit par tomber sur ce que l’on cherche : le quartier général du cerveau des opérations. Qui est aussi la jouvencelle cherchant à se substituer à notre numéro six.

-Curieux hasard, réagit Theodora.

-Pas tellement, quand on se rend compte que c’est cet évènement qui a démarré l’enquête. Nous avons affaire à quelqu’un de particulièrement intelligent : notre conclusion fut que le soulèvement était une diversion dans le plan d’un traître, exactement comme elle l’avait prévu. Mais pour revenir à mon propos, j’ai eu un certain coup de chance : une large glace ornant un mur de sa chambre m’a permis d’observer toutes ses manigances. Je ne me suis pas privé d’user de cette source d’informations en or.

-Tu aurais donc pu à tout moment la faire arrêter, constata Auguste.

-C’est exact, princeps. J’ai cependant jugé qu’elle serait plus utile à la place d’Agrippine.

-Que tu as donc conduit à mourir dans cette optique.

-Certes oui.

-L’apprécies-tu plus que feu ta collègue ?

-Cela va vous étonner, mais non. J’ai agit pour le bien de l’empire, aucunement pour le mien.

-Très bien. Voyons donc de qui il s’agit. Où est-elle ?

-Je l’ai faite patienter dans l’atrium.

-Qu’elle vienne. »

Les portes d’ébènes s’ouvrirent sous l’effet d’un sort. Quelques bruits de pas résonnèrent sur les marches de marbre qui y menaient, puis une jeune femme apparut. Elle était vêtue d’une riche robe pourpre et portait des bijoux en or qui s’accordaient parfaitement avec sa chevelure blonde. Un sourire se dessina sur ses fines lèvres roses.

« Eh bien Trajan, tu m’a l’air en pleine forme aujourd’hui. Aurais-tu trouvé l’amour ?

-J’aimerais te répondre que oui afin que tu me laisses en paix avec le sujet, mais ce n’est malheureusement pas le cas.

-Si tu as besoin de conseils, n’hésite pas. Et au pire, tu sais que je suis là pour toi.

-Je me passerai de tes services, merci. »

Depuis son siège, Auguste considéra brièvement la nouvelle venue, puis l’appela :

« Bienvenue parmi nous, mademoiselle Dovia Lampone. Ou devrais-je dire… Lucilla l’insensée, sixième des treize Confidens ? »

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