Le Fantôme du Palier et la Danse des Occasions Manquées

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Un bar, pas grand monde ce soir-là, juste le murmure habituel des discussions lointaines. Dehors, sur le palier, la lumière rosâtre d'une petite terrasse non exploitable tamisait l'air. Elle était là, toute seule, une clope entre les doigts, la fumée s'élevant en volutes paresseuses dans la nuit. Elle et moi. Juste tous les deux, suspendus dans cette atmosphère étrange, à la limite du dedans et du dehors.

Je l'avais déjà croisée, c'est ça le putain de paradoxe. Non pas dans la vraie vie, ou du moins, pas de manière consciente, mais en suggestion d'ami. C'est là que j'avais vu ses photos, ces belles couvertures de magazine qui te sautent aux yeux, du papier glacé qui promet le rêve. Ses images m'intriguaient, j'avais envie de l'aborder, de voir si la version "papier" correspondait à la réalité, si l'éclat numérique se traduisait en présence. Mais dans la vraie vie, je n'avais pas eu l'occasion de le faire. Pas de rencontre "fortuite" au supermarché, pas de voisin de table au café. Juste ce visage qui apparaissait régulièrement dans mon fil, une silhouette floue dans le décor de ma vie numérique. Dans ce village de merde, tout le monde finit par croiser tout le monde, mais mon éducation, cette putain d'habitude d'être le fantôme des autres, de me sentir transparent, ça m'a toujours rendu timide comme un gamin. Incapable de faire le premier pas, de briser le silence. Comme si ma présence n'était qu'un bruit de fond, une image floue qu'on ne retient pas.

Puis, je l'ai croisée. Ce soir-là, au bar. Une occasion qui se présentait enfin, non pas sur un écran, mais juste là, à quelques mètres. Une pulsion m'a poussé. Peut-être le whisky, peut-être l'ennui chronique. Je lui ai juste demandé si elle passait une bonne soirée. C'était juste pour le premier contact, pour l'entendre parler, pour voir si ces fameuses premières secondes étaient réelles, combien de temps elles allaient durer avant que je ne me dégonfle, avant qu'elle ne me rende invisible. Elle m'a répondu. Et j'ai enchaîné, le truc le plus bateau du monde, pour me donner une contenance : "T'es pas du village où j'ai grandi, par hasard ?"

Bien sûr, je n'avais pas dit toute la vérité. Parce que des sales habitudes, j'en ai des tonnes. Je l'avais vue sur les réseaux sociaux. En vrai, là, sous cette lumière tamisée, elle ne paraissait pas si mal non plus. Moins photoshopée, plus... réelle, avec une profondeur qui n'apparaissait pas sur ses clichés filtrés. Mais j'ai pas cherché plus loin que ce petit échange. Pas de numéro, pas de "on pourrait se revoir". Juste ce bref moment, cette poignée de secondes où nos chemins se sont effleurés. J'ai simplement tourné les talons, je suis rentré boire mon verre à l'intérieur, et je suis parti. Fondu dans la masse, comme d'habitude. Le fantôme est reparti dans son néant, laissant derrière lui l'odeur du tabac et l'écho d'une occasion manquée.

La Seconde Rencontre : Le Rebond du Regret et l'Aube d'une Nuit Blanchei

Et puis, un mois après. Environ. Je l'ai revue. Au même bar, putain. Le même palier, la même lumière rosâtre. Et là, surprise. C'est elle qui est revenue me parler. Elle s'est approchée, un sourire en coin, et elle a balancé : "Tu as été un vrai fantôme." La phrase m'a percuté. Un coup de poing en pleine gueule, d'autant plus inattendu qu'elle venait d'elle. Elle a continué : "Le soir où je t'as parlé, ça m'a frustrée de t'avoir parlé froidement alors que je n'y avais pas prêté attention." Putain. Elle avait donc remarqué mon absence de réaction, mon silence, mon retrait. Elle avait même ressenti de la frustration, une émotion, alors que moi, j'avais déjà effacé l'échange de ma mémoire. J'avais agi par habitude, par ce conditionnement d'être le mec qu'on ne voit pas, qu'on n'entend pas. Je n'y avais pas prêté attention. Mais elle, si. Elle avait enregistré l'imprécision de ma présence, la brièveté de mon audace.

Mais cette fois, quelque chose était différent. On ne s'est pas arrêtés là. On a discuté pendant des heures, cette nuit-là. On a échangé sur nos objectifs personnels dans la vie, les rêves qu'on nourrissait, les murs qu'on avait rencontrés. On a déballé des morceaux de nous-mêmes, des vérités qu'on ne livre pas d'habitude à la première venue. Les mots ont coulé, les silences ont parlé. Et puis, la nuit s'est étirée, on a fini par coucher ensemble. On n'a pas dormi de la nuit. Une nuit entière à se découvrir, corps et âme, à effacer un mois de distance et des années de conditionnement. C'était un putain de grand huit émotionnel.

Au matin, le soleil commençait à percer à travers les stores, jetant des zébrures de lumière sur les draps froissés. Je lui ai demandé son numéro. Mais pas pour vivre une relation, pas avec cette idée en tête. Juste pour m'assurer qu'elle serait bien rentrée, parce que moi, j'allais bosser et je ne pouvais pas la laisser chez moi. Une sorte de politesse forcée, un reliquat de bonne éducation qui se manifestait de la manière la plus déformée. Un dernier acte de fantôme bienveillant, peut-être, mais un fantôme quand même.

La Dissymétrie des Attentes : Vitesse de Croisière et Grains de Sel

Mais très vite, putain, j'ai compris que nos attentes n'étaient pas les mêmes. Pas du tout. Mes objectifs, ma manière de voir les choses, ma putain de liberté, je l'ai formalisée de toutes les manières possibles et imaginables. J'ai mis les points sur les i, les barres sur les t. J'ai expliqué, j'ai répété, j'ai martelé. Et cette formalisation, paradoxalement, semblait l'accrocher de plus en plus. Plus je traçais les lignes, plus elle voulait les franchir.

Même la vitesse des sentiments n'était pas la même. Elle, au bout d'un mois, c'était la fête d'anniversaire de notre "relation", des "je t'aime" à tout va, des promesses lancées à la volée. J'ai accepté ces "je t'aime", évidemment. Ça fait plaisir à recevoir, ça flatte l'ego, ça nourrit cette part de toi qui a manqué de reconnaissance toute sa vie. Mais pour moi, mon rythme est plus lent. Je suis un diesel. Les sentiments, le vrai amour, ça se construit brique par brique, ça se prouve par des actes, pas par des déclarations précipitées. Je n'étais pas dans son TGV des émotions. J'étais dans mon vieux train de fret, lent mais sûr.

Et cette différence de rythme, ça a commencé à faire jaser les autres. Ces putains d'intervenants extérieurs, ils ont toujours un grain de sel à ajouter. "Ah ben, s'il ne te l'a pas encore dit, c'est qu'il ne t'aime pas et qu'il ne t'aimera jamais." Ça, je le sais, parce que ça la faisait paniquer. Elle voulait être transparente, comprendre pourquoi on n'était pas sur la même longueur d'onde, pourquoi mon cœur ne battait pas à son rythme effréné.

Je lui ai expliqué. Que j'avais besoin de temps. De créer un manque, cette absence salutaire qui permet au désir de grandir, aux sentiments de s'ancrer. Je me suis même excusé de ne pas être dans un wagon qui allait à la même vitesse que le sien. Je lui ai dit que je comprenais sa frustration, sa confusion. Mais toujours, toujours, les intervenants extérieurs mettaient leur putain de grain de sel. Et, pas une fois, mais deux fois, leurs remarques insidieuses ont fini par la remettre en question, à semer le doute dans son esprit. Comme si notre relation n'était pas une histoire entre nous deux, mais un spectacle jugé par un public impitoyable et toujours insatisfait.

C'est ça, la maladie de notre époque. On ne se contente plus de vivre nos histoires, on doit les justifier, les valider aux yeux des autres. Et si le rythme n'est pas celui de la consommation instantanée, si les sentiments ne sont pas exprimés à la vitesse d'un tweet, alors c'est la fin. La gueule de bois est là, amère, parce que tu te rends compte que même quand tu trouves une connexion réelle, la pression du monde extérieur, amplifiée par les réseaux et les jugements hâtifs, peut tout foutre en l'air.

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