"Seuls les cailloux ignorent la peur "

10 minutes de lecture

"Seuls les cailloux ignorent la peur "

Pascale Roze

 Adam se perdait dans le vide qui s'étendait à ses pieds. Il avait choisi d'installer son bureau au dernier étage de l'immeuble qui servait de quartier général à la Krasnaya Rosa. Tout le monde pensait que c'était pour la vue imprenable qu'il y avait. Mais la vraie raison était beaucoup moins glorieuse.

 Il aimait regarder le vide. En réalité, il se familiarisait avec la sensation d'aspiration qui s'en dégageait. Ça l'aidait à patienter jusqu'au moment où il pourrait enfin sauter et embrasser pleinement sa mort. Il ferma les yeux et soupira : il avait hâte de partir.

 Chaque jour qui passait ne cessait d'accroître son sentiment de lassitude. S'il continuait d'avancer chaque matin, c'était pour sa chère Nina. Elle était devenue sa raison de vivre depuis le jour où il avait pu la serrer à nouveau dans ses bras, neuf ans plus tôt. Même si, après avoir vécu huit ans au milieu d'une meute de loups, il ne restait plus rien de la petite sœur qu'elle avait été.

 À cause de leurs dix ans d'écart, il ne lui avait jamais vraiment prêté attention avant sa disparition. Mais il se rappelait qu'elle était espiègle et pleine de vie. Elle voulait sans cesse les suivre, Sevastian et lui, et ils usaient toujours de plein de stratagèmes pour la semer. Sa mère le grondait souvent, mais pour l'adolescent qu'il avait été, s'occuper de sa petite sœur était considéré comme un acte trop ingrat. Son père le reprenait alors en lui expliquant que c'était le travail d'un chef que de veiller sur le bien-être des plus faibles.

 Après la tragique fusillade, il avait fait la promesse, sur le corps mutilé de son père, de veiller sur les dernières femmes de sa vie. Puis, il avait retrouvé sa mère dans sa voiture, encore attachée par la ceinture de sécurité, à moitié dévorée par les loups. Mais aucune trace de la petite blonde qui n'avait eu de cesse de le suivre comme un poussin.

 Du haut de ses dix-sept ans, cela fut pour lui le coup de grâce. Il s'était alors juré que tant que la preuve de sa mort n'avait pas été déposée à ses pieds, il ne cesserait jamais de la chercher. Et neuf ans plus tard, alors qu'il était encore brisé par les derniers événements, cloué dans un fauteuil roulant, elle était apparue, toute crasseuse, un bout de papier dans sa main.

 Il n'avait pas eu besoin de faire de test ADN pour confirmer son identité. Il avait su au moment où ses yeux s'étaient posés sur elle, qui elle était. Elle avait perdu tous ses souvenirs et pourtant, elle s'était jetée dans ses bras, comme si elle le reconnaissait aussi.

 Et quand il l'avait vu mettre autant d'effort pour réapprendre à parler et s'habituer à sa vie parmi les hommes, il avait repris espoir. Il avait accepté de faire les séances de rééducation qu'il refusait de suivre jusqu'à lors et avait retrouvé l'usage de ses jambes moins d'un an plus tard. 

 Son poussin s'était transformé en une louve féroce, mais ne cessait toujours pas de le suivre partout où il se rendait. Elle était devenue son ange gardien. Son espoir. Sa raison de vivre. Il était prêt à tout faire pour la rendre heureuse. Et lorsqu'elle n'aura plus besoin de lui, il partira rejoindre sa famille à son tour. Il avait bien tenté de la pousser dans les bras de ses deux meilleurs amis, mais elle les avait toujours gentiment repoussés.

******

 Le téléphone sonna, le sortant de ses pensées.

 « Hikage, que puis-je faire pour toi ?

 — Boss, il y a eu un changement de plan ...

 — Je t'écoute.

 — Nina a déserté la mission. Elle m'a laissé un message pour m'annoncer qu'elle partait et vous dire de ne pas vous inquiéter. Et depuis, silence radio. »

 Le vide se fit en lui et une peur glacée s'insinua dans ses veines. Elle était partie. Elle l'avait abandonné. Sa Svetishka*, son nadezhdalyusha* était à nouveau hors de sa portée.

 « Boss ? Boss ? Vous êtes toujours là ? »

 La voix d'Hikage perça à travers sa détresse. S'aidant de ce son, il repoussa doucement la panique qui lui enserrait les entrailles.

 « Explique-moi ce qu'il s'est passé. »

 Sa voix était rauque, essoufflée par l'effort qu'il venait d'accomplir. Parler. Il devait la faire parler sinon il sombrerait à nouveau dans le chaos de son désespoir.

 « Le plan s'est passé comme prévu. Elle a localisé la salle de stockage et posé les mouchards partout sur nos œuvres. Elle m'a envoyé la validation et quelques minutes plus tard ce foutu SMS incompréhensible. Puis l'alarme s'est déclenchée dans tout le château. Tous les invités ont été enfermés dans la salle. On nous a pris tous nos moyens de communication et on nous a fait poireauter, sans rien nous expliquer, pendant deux heures. Ensuite, on nous a finalement rendu nos téléphones pour nous expliquer que le clou du spectacle venait d'être dérobé et que cela ne restera pas impunie. Une récompense est offerte à qui mettra la main dessus. On nous a donné la photo de deux gamines en nous faisant bien comprendre que si on était vu en leur présence ou que s'ils apprennent qu'on les a vendues, cela ne se finira pas bien du tout.

 — Et tu penses que c'est ma sœur qui est à l'origine de ce vol ?

 — Qui d'autre ? Ça s'est passé juste avant qu'elle ne disparaisse mystérieusement. La question est, pourquoi ? C'est dans ses habitudes de jouer les héroïnes kamikazes ?

 — Non. Je te laisse, il faut que je réfléchisse. Si elle a accompli la première partie du plan, on n'a plus besoin de toi sur place. Prétextes d'être terriblement offensé et part dès que tu en as l'occasion. Fais attention à toi, ils peuvent considérer ta désertion comme suspecte.

 — Vous inquiétez pas, boss, il y en a d'autres qui font pareil. »

 Après avoir raccroché, il se força à réfléchir. Avec la perte de ses souvenirs, Nina était devenue apathique. Elle agissait comme un robot et ne déviait jamais des ordres d'une mission. Elle ne s'encombrait pas des sentiments et n'hésitait pas à éliminer des témoins gênants, si le besoin s'en faisait. Il savait aussi que son silence signifiait qu'il n'approuverait jamais son nouveau plan. Cela voulait donc dire que c'était dangereux, ce qui ne le rassura pas du tout. Il essaya de se souvenir des mots de la jeune femme.

 Elle avait dit qu'elle partait et qu'il ne devait pas se faire de souci pour elle. Ça, c'était la meilleure ! Qu'il ne se préoccupe pas d'elle alors qu'il ne savait pas où elle était ni ce qu'elle faisait.

 Respirer. Il devait respirer. Il s'exécuta plusieurs fois, cherchant à retrouver un semblant de calme. Mais il n'y arriva pas. Son corps fut pris de tremblements et sa respiration devint sifflante. Une main glacée semblait l'étreindre et l'air dans ses poumons se fit de plus en plus rare.

 Il tomba sur le sol et se recroquevilla sur lui-même, incapable de retenir ses larmes. Le bruit qu'il fit alerta Suzaku qui accourut à ses côtés. Il posa sa main sur son front et commença à lui murmurer des paroles apaisantes qu'il n'entendit pas, trop enfoncé dans le brouillard de son angoisse pour en saisir le sens.

******

 Suzaku ne savait plus quoi faire. Il se tenait, impuissant, à côté de son chef tout recroquevillé sur lui-même. Il ne l'avait jamais vu dans cet état et se trouva complètement désemparé. À court d'idée, il prit son téléphone dans la poche arrière de son treillis noir et composa le numéro de Sevastian. Il se leva et attrapa une couverture sur le divan qui se trouvait pas loin. Il l'étendit sur le corps frissonnant de son supérieur et attendit que décroche son ami.

 « Zaku, quelle bonne surprise, quoi de neuf ?

 — J'ai besoin de toi ! »

 Il tourna la caméra vers Adam toujours tremblant par terre.

 « Il ne se calme pas et je ne sais plus quoi faire ... »

 Le sourire de son interlocuteur retomba très vite.

 « Sais-tu ce qui a déclenché la crise ?

 — Non. Je l'ai entendu tomber et j'ai accouru tout de suite. Mais il tient son téléphone comme si c'était une bouée. Peut-être que cela vient d'un appel ...

 — Prend son téléphone et vois qui est la dernière personne à l'avoir appelé. »

 Il s'exécuta. Il eut du mal à prendre le précieux objet tant l'autre homme s'accrochait à lui. Dès qu'il lui fut retiré, il s'agrippa à sa main, lui broyant les os de sa force. Son garde du corps serra les dents, mais ne fit rien pour la retirer. Si c'était ce dont il avait besoin pour s'ancrer à la réalité, il pourrait bien lui briser chaque os qu'il l'accepterait sans broncher.

 « C'est bon, je l'ai.

 — Alors ?

 — Attends, je cherche quel est son code.

 — La date du retour de Nina.

 — J'aurais dû m'en douter... Voilà, je l'ai !

 — C'est qui ?

 — Ma sœur ... »

 Il fronça les sourcils, songeur. Qu'avait-elle donc pu lui annoncer de si terrible pour qu'il se mette dans cet état ? Les deux hommes arrivèrent à la même conclusion et scandèrent en même temps le prénom de Nina.

 « Appelle ta sœur, on doit comprendre ce qu'il se passe. S'il est arrivé quelque chose à Nina ... »

 Sevastian n'eut pas besoin de finir sa phrase. Si la petite était morte, Adam la rejoindrait dans l'heure. Sa cadette décrocha à la deuxième sonnerie.

 « Zaku ? Pourquoi tu m'appelles ?

 — Qu'as-tu dit au Krupny ?

 — Je l'ai tenu au courant des avancées de la mission et l'ai prévenu que Nina est partie faire cavalier seul pour une mission dont elle seule connaît les tenants et les aboutissants.

 — Attends, tu veux dire qu'elle a disparu ?

 — Pas disparu. Disons que d'après ce que j'ai pu rassembler comme informations, elle aurait libéré deux gamines que Karim avait l'intention de vendre pour en tirer un bon prix. Elle m'a laissé un message pour me dire qu'elle quittait la mission et de dire à Adam de ne pas s'en faire pour elle. »

 Sevastian, qui écoutait aussi, jura tout bas. Son meilleur ami faisait tout pour que sa petite sœur ne prenne pas conscience d'à quel point elle était essentielle à son existence. Si elle avait su, elle ne l'aurait jamais laissé avec un message aussi vague.

 « Tu as essayé de la contacter depuis ?

 — Oh, Sevastian, c'est vous ? Vous êtes déjà rentré ?

 — Non, il est en ligne avec mon téléphone. Réponds-lui, tu as réussi à l'avoir ?

 — Non ... Elle ne décroche plus et elle a jeté son traceur dans les ordures. On n'a plus aucun moyen de la localiser ni de la contacter tant qu'elle ne l'a pas décidé d'elle-même.

 — Bien. Essaie de savoir qui sont les petites qu'elle a pris autant de risques à sauver. La clé se trouve peut-être ici. Si tu as besoin de quoique ce soit, appelle-moi. Tu ne dois rendre des comptes qu'à moi. Ne dis rien à Adam.

 — D'accord Sevastian. Mais... Pourquoi ?

 — Quand il s'agit de Nina, notre Krupny a du mal à faire la part des choses. Maintenant, fonce. »

 Hikage raccrocha et obéit sur-le-champ. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait, mais la mine sombre de son frère ne lui disait rien de bon. Quoiqu'il se passe là-bas, si Sevastian se mettait à lui donner des ordres, c'est qu'il y avait un problème avec Adam. Elle allait laisser les deux hommes s'en charger et s'assurer de mettre la main sur sa partenaire. Après quoi, elle lui fera regretter d'envoyer des messages aussi sibyllins !

******

 « Suzaku ? Tu es toujours là ?

 — Ouai ...

 — Maintenant qu'on sait d'où vient le problème, va chercher dans l'armoire la trousse à pharmacie, tu trouveras dedans un puissant sédatif. Injecte-lui une dose dans le bras et attends qu'il reprenne ses esprits. Ça risque de prendre plusieurs heures donc mets-toi à l'aise.

 — Okay ...

 — Et Zaku ?

 — Quoi ?

 — S'il y a quoique ce soit, tu m'en informes.

 — Compte sur moi. Tu rentres bientôt ?

 — J'ai besoin d'Adam pour rentrer ...

 — Comment ça ?

 — Je t'expliquerais après, prends soin de lui et tu me rappelles quand c'est fait, je te divertirais avec le compte-rendu de mon séjour. »

 Suzaku raccrocha et obtempéra avec son efficacité coutumière. Une fois son patient tombé dans l'inconscient, il le traîna jusqu'au canapé où il l'installa du mieux qu'il put. Puis reprenant la couverture, il le borda avec. Il plaça ensuite un fauteuil à côté et rappela son correspondant.

 « Bien installé ?

 — Comme un roi ! J'ai piqué son trône, espérons qu'il ne me tue pas à son réveil.

 — Je compte sur toi pour l'éviter, y en a pas deux comme toi, qui sont capables de le surveiller et de le supporter sans broncher.

 — Effectivement. Donc, tu m'expliques pourquoi t'es toujours coincé auprès de la duchesse où tu vas continuer à esquiver encore longtemps ?

 — Je n'esquive rien. Je n'esquive rien. Mais je dois t'avouer que je m'amuse comme un petit fou ici. Isobel Lemarchand est pleine de surprises.

 — Je suis tout ouï. »

 Sevastian lui détailla son séjour. À la fin, le silence se fit quelques instants entre les deux hommes. La crise d'angoisse venait tout changer.

 « Si elle veut qu'Adam vienne pour lui remettre la rose, ça risque de poser quelques problèmes.

 — Malheureusement, oui. Mais je sais que notre rose est en sécurité avec elle. Je la revois demain, si elle refuse toujours de me la donner, je rentre et on règle d'abord le problème "Nina". J'aviserai ensuite avec Adam.

 — C'est toi qui vois, je ne suis pas sûre que ce soit une très bonne idée de revenir les mains vides. Mais si tu penses que c'est pour le mieux, fais-le. »

 Ils raccrochèrent quelques minutes plus tard. Suzaku regarda l'écran de son téléphone s'éteindre, songeur. Il repensa à tout ce qu'il venait d'apprendre et aux implications que cela aurait. Tant que Nina ne serait pas de retour, il ne devrait pas quitter son frère d'une semelle. Il allait même l'assigner à résidence, ça facilitera son travail.

 Une idée germa dans son esprit et il passa un coup de téléphone. Moins d'une heure plus tard, Adam se trouvait bien au chaud, au fond de son lit, ses fidèles employés aux petits soins avec lui, et un garde du corps transformé en ombre à son chevet. Ici, dans ce manoir ultra sécurisé, où tous connaissaient les secrets de leur maître, il ne pouvait être plus en sûreté. Prévenant le second du changement de plan, le protecteur de l'homme attendit que le soleil se lève sur une nouvelle journée.


________________________

Svetishka :  sa lumière

nadezhdalyusha : son espoir 

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Moonie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0