Au Nom de l'Espoir
Le monde changeait trop vite pour elle.
Chaque jour voyait poindre une nouvelle idée révolutionnaire, et en face de cette idée naissait alors la réaction la plus violente. Anaëlle avait l’impression que cette époque était celle d’une spirale de changement prisonnière de la stagnation effrayée. La jeune femme était assise dans son canapé, les yeux rivés sur un film qu’elle avait vu une centaine de fois et le dos tourné à la fenêtre d’une réalité terrifiante. Pendant les longues années de sa jeunesse, Anaëlle s’était confortée dans l’idée que ces films d’une violence extrême et démesurée n’étaient plaisants qu’en raison de leur vérité fantasmée et impossible. Elle faisait alors la distinction entre réel et virtuel, et ignorait ou oubliait l’usine derrière les rêves.
Mais pas ce soir. Ou plutôt pas cette année, pour être honnête. Car sa jeunesse première était terminée, et ses premiers pas dans la vie active avaient soufflé ses illusions avec la force tranquille d’une tempête annoncée. Anaëlle n’avait pas fini de rêver, ça non ! Mais ses rêves avaient pris d’autres formes, d’autres couleurs, d’autres horizons. Ils s’étaient teintés d’indignation, de colère et de convictions. Elle n’était pourtant pas à plaindre, loin de là ! Son appartement était bien placé et confortable. La jeune femme avait gravi les échelons jusqu’à une place que beaucoup enviaient ou critiquaient à égales mesures. Sa vie pourrait être si belle, si prometteuse…
Anaëlle ne s’était pas rendu compte de ce qui allait lui être demandé. Le monde changeait trop vite pour elle. Dès sa venue dans cette ville, elle avait vu la grogne ramper dans les recoins méprisés de la vie, dans les quartiers malmenés et les zones que tous préféraient oublier. Personne n’y faisaient vraiment attention alors, car ces soucis étaient à des années lumières des préoccupations des autres. Après tout, n’est-il pas plus facile d’ignorer les problèmes des autres, d’ignorer ce qui ne nous concerne pas ? Puis, petit à petit, l’épidémie s’est répandue et a commencé à contaminer le reste du troupeau. Des promesses souillées, des idées vaines, des projets vaseux et des principes d’autres temps ne surent convaincre le bétail de demeurer en l’état, et la frustration s’est vite muée en une rage qu’aucun vaccin ne pouvait prévenir. Alors Anaëlle avait de plus en plus été sollicitée et s’était retrouvée au front avec ces idées.
Et sans y faire attention, les siennes furent elles aussi contaminées.
Elle qui avait toujours une longueur d’avance sur son avenir, qui avait planifié et accompli tant de grandes choses dans sa propre vie, n’avait pu endiguer le flot de questions, de réflexions, d’interrogations, de pensées contradictoires, d’espoirs désespérés et de convictions bouleversées, qui désormais s’immisçaient en elle avec la fureur de la peur. La peur en un avenir incertain, en un demain trop lointain, en des chemins inhumains. La peur d’avoir accompli tant de grandes choses en vain. Cette peur la forçait à réagir, dans le réflexe naturel de l’instinct de survie d’une société qui courrait trop vite pour éviter les murs qu’elle dressait sur sa propre route.
Anaëlle se tenait assise dans son canapé, à regarder un film qu’elle connaissait désormais par cœur. Son œil était distrait, sa véritable vision posée sur la cécité de beaucoup d’autres. La citadine n’était pas arrogante, ni prétentieuse. Mais sa lucidité formait sa force, et lui avait permis d’en discuter avec d’autres collègues et amis. Ensemble, ils avaient pu façonner leurs pensées dans un mélange que certains qualifiaient d’explosif, mais que d’autres verraient comme un baume sur leur loyauté irritée, comme un idéal à partager.
De ce mélange était sortie l’Idée. Ils ne lui avaient pas vraiment donné de nom, car la passion de se savoir juste, bienveillant, de côtoyer la Raison n’avait pas besoin d’autre nom que celui de Bon Sens. Une grande manifestation avait été prévue, et ils seraient présents. Qui avait lancé l’idée ? Était-ce Anaëlle ? Peut-être. Qui était à l’origine du projet, qui avait fait quoi, ce n’était plus important. Il fallait désormais songer à l’avenir, à ce qu’il convenait de faire, aux méthodes qui allaient être employées et au symbole de leur action.
C’était un symbole d’espoir, de rapprochement entre les causes, d’union face aux pensées trop faciles, aux amalgames irréfléchis, au refus de réflexion. Leur action allait sauver, protéger, et aider à construire une pensée de paix, et non de haine ou de rejet. Assise dans son canapé, devant un film qu’elle ne voyait plus, Anaëlle rêvait désormais de ralentir le monde qui ne réfléchissait plus.
***
Anaëlle se préparait devant son casier. Ses amis étaient là, eux aussi. Tous étaient nerveux, tendus, même ceux qui n’étaient au courant de rien, aveuglés qu’ils étaient par leur confiance envers ceux qui réfléchissaient pour eux. La jeune femme frémit lorsqu’elle empoigna l’arme qui lui brûlait les doigts. Pendant une seconde interminable, elle se mit à douter de son geste. Un frisson d’horreur parcouru son échine en repensant à la veille. Aux décisions, aux contestations, mais surtout aux regards tantôt atterrés, tantôt enthousiastes, quand ils n’étaient pas totalement indifférents. On venait de leur ordonner la violence la plus extrême, et pourtant certains des leurs semblaient y voir une autre tâche à accomplir, comme un bureaucrate cocherai une case avec la précision d’une machine, sans même penser à ce que ce gribouillage impliquerait dans le monde réel.
Mais Anaëlle reprit vite son espoir chancelant en main. Tous n’étaient pas comme ça. La plupart d’ailleurs. Beaucoup avaient conscience qu’une limite venait d’être franchie, ou menaçait d’être franchie si aucune action n’était menée. L’intrigante savait alors que son plan marcherait, car les cœurs de ses amis battaient plus ou moins tous à l’unisson. En tout cas aujourd’hui. La jeune femme empoigna alors son arme tandis que ses acolytes prirent les leurs. En peu de temps, tous étaient équipés et rejoignaient la grande cour.
Des ordres étaient aboyés et l’odeur irritante des pots d’échappement rugissants fouetta son visage pourtant cagoulé. Etrange. Anaëlle se serait crue terrorisée, tremblotante ou bien excitée, mais elle ne ressentait rien de tout cela. Elle était déterminée. Concentrée. Forte. Sa décision avait été prise. Elle ne reculerait pas le moment venu. La camionnette qui les abritait, ses amis et elle, tremblait plus qu’eux tous réunis. Jusqu’à son arrêt brutal.
Ils descendirent avec la célérité des réflexes durement acquis par les années d’entraînement. En moins d’une minute, tous furent en position, alignés et préparés. Autrefois, ce sentiment avait été grisant. Anaëlle avait été fière des symboles qu’elle arborait, fière de l’union qui les rassemblait elle et ses collègues, fière d’agir au nom de la justice. Plus maintenant. Plus après les récentes instructions transmises par ceux qui se prenaient pour Raison et Sagesse.
Les autres se tenaient devant eux.
Une masse ondulante et désordonnée, aussi changeante que les reflets de l’océan. Cette marée n’avait pas de nom, comment aurait-on pu la nommer ? Anaëlle y voyait les mille couleurs de l’être humain : colère, passion, vigueur, force, courage, lâcheté. Il y avait des érudits et des ignorants, des penseurs et des idiots, des partisans et des sans-fiefs. Cette masse ne pouvait avoir de nom, car cela revenait à tenter de comprendre la nature même du chaos. Pour certains des collègues d’Anaëlle, la réflexion s’arrêtait là. Cette masse était un danger, c’était tout. Mais pour elle, et pour de plus en plus des siens, cette masse certes criarde était pourtant liée par un désir profond de justice dans un monde qui courrait trop vite pour elle.
D’un côté, le vacarme inégal de la colère ; de l’autre, le silence pesant de l’attente. Anaëlle eut l’impression que l’ordre ne viendrait jamais. Qu’ils resteraient là, immobiles, inflexibles, comme un tableau grave représentant la tristesse d’une époque. Puis, aussi sèchement que le claquement d’un fouet, il apparut dans son horrible tranquillité.
- En joue !
Tel était leur signal. De trop nombreux fusils se dressèrent promptement, dans un cliquetis qui ne ressemblait que trop à celui de machines. La mort froide attendait son heure, tapie dans les gueules d’acier du devoir autrefois juste. Anaëlle et ses amis étaient tout sauf des machines.
Ils s’avancèrent d’un pas. Puis d’un autre. Et encore d’un autre. Leurs armes demeurèrent endormies. D’un geste commun, leurs casques se fracassèrent au sol, bientôt suivis par leurs cagoules. Lorsque Anaëlle se retourna pour faire face à ses collègues perplexes, elle en oublia presque la foule interrogative qui se tenait désormais derrière elle. Elle n’était que nervosité, tension, mais aussi détermination. Un sentiment de certitude l’envahit lorsque les regards terrifiés se posaient sur elle. Personne n’aurait pu prévoir un tel acte, à part les instigateurs eux-mêmes, et celles et ceux qui avaient la force de dire non aux brutales extrémités. Anaëlle sut qu’ils avaient réussi lorsqu’elle aperçut les canons des armes vaciller en même temps que les certitudes de ses collègues.
- Qu’est-ce que vous foutez ? hurla son supérieur, la voix teintée de colère.
Anaëlle prit le temps de répondre, et ses mots furent alors portés par la fierté du devoir accompli.
- Nous ne prêterons pas la main à faire le mal que nous condamnons. Nous ne sommes pas les agents de l’injustice. Nous sommes, et resterons à jamais les agents de la paix.
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