Souvenirs (1ère partie)

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Ce supplice provoque le redressement de mon torse. Continuant de crier, je fixe avec dégoût la cause de ma crise. Puis soudain, un doux faisceau solaire caresse une partie de ma peau, le lieu lugubre se métamorphose en une chambre agréable, et mes jambes se reposent sur un matelas confortable. Je reste figée pendant un instant, encore choquée par l'événement vécu précédemment. Bien que ma voix ait fusionné avec le silence, je peux encore ressentir la tension des ligaments. Le dernier élément à perdurer dans ma vision est ce martyr. La lumière se diffuse timidement dans la pièce, tamisée par de fins rideaux transparents. Les murs d'un bleu marine uni, ainsi que la moquette grise reprennent progressivement de la couleur. La porte de la chambre, peinte en blanc, est incrustée dans la cloison de gauche. Mes mains agrippent encore fermement la couverture violette, bordée de ligne incolore.

Mon souffle tente désespérément de récupérer un rythme normal, tandis que mon visage sert de rampe à deux gouttes de sueur. En face se trouve un miroir oval, encadré dans une structure dorée. Je ne vois pas le reflet de mon image, mais celui d'un homme torturé. Ce côté de la salle, moins exposé à l'éclat du soleil, permet de conserver cette scène macabre pendant quelques secondes, puis mon portrait prend le dessus. Je constate une figure fatiguée, contenant des yeux en amande légèrement cernés, un nez droit et une bouche fine. Je relève les mèches de ma chevelure brune, et expire profondément. En tâtant des doigts, je vérifie l'état de ma mâchoire étroite, ainsi que ma gorge. L'ingestion de la salive m'indique que tout va bien. Pourtant, je perçois encore un trouble invisible, qui est sûrement dû à ce rêve éprouvant. Je me rends enfin compte d'avoir fait un cauchemar. Cependant, mon âme semble toujours coincée dans ce monde imaginaire.

Je me souviens de tous les détails, et surtout de la partie supérieure de son anatomie. Je peux la décrire aisément. Des frissons parcourent le long de mon dos, contrant la chaleur des premiers jours d'automne. Des orbites vides où s'échappaient un fleuve de sang me font frémir. Le nerf optique à moitié déchiré m'écœure. Les globes oculaires enfoncés dans une bouche déformée me donnent envie de vomir. Et la poitrine scarifiée m'horrifie. Ne supportant plus ces pensées, je m'assoie sur le bord du lit, exposant mon corps à la source lumineuse afin d'effacer ces hantises. Cet éblouissement me procure un grand bien. L'énergie des rayons apaise mon esprit, malgré les quatre mots qui se répètent inlassablement dans ma tête. Mes yeux pleurent de façon continue, sans m'informer de la cause. Dans ces moments-là, je pense instantanément à Céline. Si elle était présente, elle serait certainement venue me réconforter.

« Pourquoi m'as-tu abandonnée ? » réussis-je à prononcer difficilement.

Trente jours se sont écoulés depuis cet événement. J'étais effondrée en apprenant la nouvelle. Je n'arrêtais pas de me lamenter, et cherchais les raisons de cette disparition soudaine. Je ne voulais pas croire. Je ne réalisais pas cette perte inattendue. Et aujourd'hui non plus, je n'accepte pas cette destinée, mais la réalité me le rappelle chaque jour, ainsi que ce cliché pris il y a déjà deux mois.

« J'ai tellement envie que tu sois là de nouveau », dis-je, le regard rempli d'émotions.

Je tiens le cadre photo qui était posé sur le chevet, et caresse le visage de Céline avec mon pouce. Elle était la seule famille qui me restait, une personne chère à mon cœur. Je l'aimais énormément et elle me le rendait bien. Son attention, sa douceur, sa gentillesse et son affection me manquent terriblement. Je n'avais jamais compris pourquoi elle tenait autant à moi. Je devais sûrement la gêner plus qu'autre chose. Pourtant, elle avait souvent gardé sa patience, et ne s'était rarement plainte. Pourquoi ce jour-là est-il arrivé ? Qu'ai-je fait pour mériter cette solitude ? J'étais régulièrement dans son ombre, éclipsée par sa splendeur enchanteresse. Ses cheveux lisses et soyeux tombaient gracieusement derrière son dos. Son visage aux traits délicats embellissait ses grands yeux, son nez fin et ses lèvres rosées. Elle avait un corps de mannequin qu'elle soignait quotidiennement. Je n'étais pas jalouse d'elle, au contraire, c'était de la fierté qui émanait en moi.

A travers mes pupilles de petite sœur, je la voyais comme un modèle à la fois extérieurement et intérieurement. De plus, son entourage l'estimait pour son élégance et sa détermination. Un avenir radieux et rempli de réussites lui était promis. Alors pourquoi est-elle partie ? Certes, elle avait également des défauts, mais ceux-là ne pouvaient s'exprimer devant autant de qualités. Je lui montrais fréquemment ma gratitude et mon admiration. Elle m'aimait beaucoup, je pouvais aisément le ressentir. Elle tentait constamment de me mettre en avant, et de me donner de la confiance. Elle me disait que ma beauté était plus naturelle et pure que la sienne, que je n'avais nul besoin de me maquiller pour avoir du charme. Sincèrement, que ce soit la vérité ou non, j'étais heureuse de l'entendre de sa bouche, puisque son avis m'était très important. Cet appartement m'apparaît vide et triste sans sa présence. Je suis maintenant seule, livrée à moi-même. C'est douloureux, peu importe le temps qui défile.

Je n'arrive pas à m'habituer à ce calme, à cet espace qui semble volumineux. Malgré ma démotivation, je me dois de me lever et me préparer pour sortir. En marchant sur le carrelage frais de la salle de bain, une sensation bienfaisante parcourt mon corps, me faisant oublier temporairement mes soucis. Ma toilette faite, je me rends dans la pièce d'à côté, servant de salon et de salle à manger, pour me restaurer. Elle est spacieuse avec des murs d'un blanc immaculé. D'apparence noble, elle contient une cuisinière convenablement équipée, une table en bois massif, une banquette en cuir beige, ainsi qu'une télévision à écran plat. En résumé, tout pour vivre confortablement. Après avoir ingurgité des céréales baignées dans du lait, je me change rapidement, optant pour une chemisette violette à col mauve, et d'un pantalon de ville noir. Je quitte le bâtiment, éblouie par la lumière du jour, puis me dirige vers mon lieu de travail. Mes pas sont absorbés par les bruits urbains.

Née et habitant à Lyon, j'aime cette atmosphère agréable et huppée qui se dégage du sixième arrondissement. Les grandes avenues et places prestigieuses sont bordées de beaux immeubles haussmanniens, ainsi que des hôtels particuliers. Je passe devant le parc de la Tête d'Or, et mes iris sont instinctivement attirés par ce vert-orangé rafraîchissant. C'est une journée idéale pour se promener. Immédiatement, je me remémore les balades effectuées avec Céline. Cela se produit à chaque fois que je traverse cet endroit. Mon visage s'assombrit, et ma tête baisse d'elle-même. J'accélère le pas, me rendant directement au salon de coiffure. Le commerce est coincé entre une boulangerie et une boutique de prêt-à-porter, dans une rue modérément fréquentée. Malgré le béton en abondance, les arbres apportent une touche de nature appréciable. J'entre dans l'enceinte, accueillie par un décor nacré et des miroirs luisants. Les fauteuils noirs sont correctement rangés, et les accessoires proprement à leur place.

Le carrelage sombre fait ressortir cette brillance, et les spots fixés au plafond rendent l'ambiance chaleureuse. Néanmoins, ce cadre plaisant est terni par l'absence de ma sœur. Elle y avait travaillé pendant sept ans, toujours souriante et avenante. Sa réputation n'avait cessé de grandir, jusqu'au jour où elle était devenue gérante. C'était grâce à elle que notre situation s'était embellie. Elle avait lutté pour pallier ce manque de confort dans notre quotidien. Originaire du Nord-Ouest de la ville, dans un quartier modeste, elle avait déjà un fort caractère qui lui permettait de prendre son destin en main. Alors que certaines femmes auraient profité de leur beauté pour monter en grade, ou se marier avec un homme fortuné, Céline mettait cet avantage en retrait, affirmant qu'elle réussirait avec seulement ses compétences, et non avec son physique. Bien que son apparence ait probablement joué en sa faveur, elle était surtout courtisée pour ses capacités, ainsi que pour son travail rigoureux.

Après être promue responsable d'un salon de coiffure dans le sixième arrondissement, elle m'avait permis d'intégrer son équipe, et de vivre mes premiers pas dans le monde professionnel. Nous avions ensuite abandonné notre petit studio pour nous rendre dans un appartement luxueux. J'étais optimiste pour mon avenir, et je le lui devais. J'y voyais une issue prospère malgré le décès de nos parents, deux ans plus tôt. J'avais décidé d'être heureuse, de savourer ces merveilleux moments avec ma sœur. Evidemment, à cette époque, je pensais que cela ne durerait pas éternellement. Elle épouserait sûrement un bel homme, puis habiterait ailleurs. Je serais inévitablement triste, mais son bonheur passait avant tout, et j'étais impatiente de la voir dans une robe de mariée. Les cinq années qui suivaient n'avaient donné aucun signe d'un tel engagement. Pourtant, elle possédait toutes les conditions pour fonder sa propre famille : une bonne éducation, une apparence irréprochable et une situation enviable. Je remarquais les prétendants qui se bousculaient pour conquérir son cœur. Les occasions ne manquaient pas, les choix non plus. Rien ne lui était défavorable.

Cependant, elle campait sur sa position, s'accrochant à son célibat. Je m'étais mise à croire que le problème ne venait finalement pas d'elle, mais de moi. J'abordais parfois le sujet sans trop de réussite, puisqu'elle détournait à chaque fois la question, m'annonçant simplement que ma présence lui suffisait. Pour moi, c'était inacceptable qu'une femme pareille ne trouve de mari. C'était du gâchis à la fois pour elle, et pour son hypothétique amoureux. A vrai dire, je ne savais même pas si elle avait déjà eu un petit-ami. Toutefois, dans un coin de ma tête, j'avais la certitude que non et parfois, je me sentais coupable. Evidemment, elle était trop délicate pour me dire la vérité, au risque de me blesser. Elle pensait toujours à mon bien-être, au détriment du sien. Cela me frustrait de ne pas pouvoir lui rendre la pareille. Perdue dans mes pensées, je reste debout au milieu de la salle, le regard vide. Soudain, le tintement de la porte d'entrée me fait revenir dans le présent. Mon visage se tourne spontanément vers ce son, et j'aperçois Natalie, une des employés. Avec ses cheveux blonds, légèrement bouclés, elle s'approche de moi munie de son sourire communicatif.

« Salut Nina, tu es toujours la première, comme d'habitude ! Comment vas-tu ? demande-t-elle entre deux bises.
- Je vais bien et toi ? dis-je de façon diplomate.
- Je suis toujours prête pour une bonne journée de travail. »

Sous son maquillage marqué et ses airs superficiels, cette jeune femme était très amie avec ma sœur, et celle-ci avait grande confiance en elle. Ainsi, elle est la mieux placée pour occuper la fonction de superviseuse. Son professionnalisme appréciable fait partie de ses qualités. De plus, elle est celle qui me soutient le plus, n'hésitant pas à me donner des conseils efficaces. J'en ai besoin pour remplir mon nouveau rôle de gérante. Cette responsabilité m'était tombée dessus subitement, sans que je m'y sois préparée. Etant inexpérimentée dans ce domaine, je ne voulais pas tenter un tel pari. Néanmoins, Natalie m'avait encouragée à dépasser mes appréhensions, déclarant que je devais suivre les traces de ma sœur, et grâce à l'approbation générale, j'avais fini par accepter. Je me demande ce qu'elle pense vraiment de moi. M'apprécie-t-elle réellement, ou le fait-elle en hommage à Céline ?

« Il fait plutôt beau pour un temps d'automne, tu ne trouves pas ? m'interroge-t-elle depuis un petit vestiaire aménagé.
- Euh, oui, c'est plutôt étonnant...
- Bonjour, mademoiselle la gérante ! Oh Natalie, tu es déjà là ? »

Sans m'en rendre compte, Sophie se tient devant moi et tend sa joue droite pour me saluer.

« Ben oui, je ne suis pas une rêveuse comme toi ! réplique la concernée d'un ton ironique.
- Je suis plus mature que tu le crois, madame la superviseuse ! » affirme la cadette en rejoignant sa collègue.

Elle est la benjamine de l'équipe. Toujours avenante et enjouée, elle installe instantanément une bonne humeur. Sa coiffure mi-courte et son visage juvénile, lui donnent une image de lycéenne insouciante. De plus, ses quelques mèches teintées en violet alimentent davantage cette vision. Malgré cela, sa motivation apporte un vrai atout au salon. Après une quinzaine de minutes, le dernier membre de la brigade apparaît enfin. De sa démarche nonchalante, il m'envoie un signe de la main sans enthousiasme, puis relève ses lunettes rondes. Il est le plus expérimenté des trois, mais également le plus aigri. Ses cheveux mal coiffés, sa barbe de trois jours et sa mine désabusée définissent ce trentenaire au corps longiligne. Peu bavard et insociable, il compense ses défauts avec sa grande technicité.

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