Chapitre 2: famille recomposée

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Nous gagnâmes rapidement le croisement et prîmes la direction du sud, à destination de Whateley Street, là où se trouvait notre agence. Ou plus exactement, mon agence : la Heldmann Vigilance Agency, que j’avais ouvert il y a près de trois ans.

Officiellement, nous étions une simple agence de sécurité louant nos services à des particuliers. Néanmoins, dans les bas quartiers de New-London, communément appelés la «Fosse», il se murmurait aux coins des rues et dans les pubs que, si vous aviez besoin d’une escorte, qu’un de vos proches manquait à l’appel, que la justice vous crachait au visage ou que des petites frappes vous cherchaient querelle, la H.V.A. était l’endroit où vous deviez vous rendre.

C’est grâce à ce bouche-à-oreille publicitaire que la plupart de nos clients passaient notre porte. Madame Blackwell ne faisait pas exception. Le père d’une autre victime avait chuchoté notre nom une fois qu’ils eurent perdu la bataille juridique.

Après avoir dédié mes jeunes années à jouer à l’homme de main zélé pour des politiciens et des investisseurs, j’avais fini par claquer la porte. Écœuré par leur mépris de classe, leur déni de la réalité et leurs excès pervers, j’avais décider qu’il était temps de changer de vie et de décor. Je m’étais donc mis à mon propre compte et avais résolu d’employer mes compétences à venir en aide à ceux qui pouvaient se le permettre dans ce cloaque fétide.

Cette activité n’avait rien de glorieuse ou de chevaleresque. C’était un job salissant, bancal d’un point de vue pécuniaire et où la mort régnait, dissimulée dans chaque ombre et chaque recoin. Cela étant, l’équipe que j’avais constitué et moi-même éprouvions une certaine fierté à l’idée de faire quelque chose d’utile. Nous gagnions notre vie en réglant les problèmes des autres. Mais le maître-mot était et restait toujours la discrétion. Travailler en dehors du cadre légal nous condamnait à une vie de clandestinité. Ce qui nous convenait très bien, à vrai dire.

Nous marchions tous les trois dans un dédale de petites rues qui se croisaient et s’entre-croisaient. Un labyrinthe de béton et de lampes mourantes dans lequel les patrouilles et les drones de surveillance étaient rares. Mes deux employés se tenaient l’un à côté de l’autre, légèrement derrière moi et bavardaient à voix basse.

La pluie n’avait pas cessé une seule seconde. Un lamento sinistre faisant office de fond sonore au décor de ciment et d’acier froid dans lequel nous déambulions. Les bouches d’égouts débordaient par endroits et les caniveaux se remplissaient peu à peu de détritus, papiers d’emballage, canettes de bières et, par endroit, d'un cadavre de rat.

Pendant un bref instant, mon attention fut attirée par quelque chose flottant près d’une grille d’égout. Un petit sac à main rouge à boucle dorée. Étrange... Ce n’était pas le genre d’objet que l’on jetait aux ordures après usage et il semblait en bon état.

Soudain, je fus tiré de ma réflexion.

— Lothar ? Ho, Lothar ? dit Tobias.

— Quoi ?

— Avec Jo, on se posait une question. Qu’est-ce qu’un mec comme Bosman pouvait bien faire dans ce quartier pourri ? Ils n’ont pas de kimchi dans les Hautes Tours ?

J’exposai alors mon hypothèse sans me retourner.

— Ils peuvent se bâfrer des spécialités de tous les pays du monde, là-haut. En revanche, une denrée plus rare à trouver dans les niveaux supérieurs, ce sont des gamines que personne n’acceptera d’écouter. Il devait se faire escorter jusqu’à sa prochaine victime.

— T’aurais accepté d’être son garde du corps s’il t’avait engagé avant les familles ? demanda Joanna.

— Pour qui tu me prends ?! rétorquai-je en la regardant par-dessus mon épaule. Si on prend la peine de se renseigner sur les clients, c’est justement pour éviter ça.

— OK. Alors imagine que tu ne découvres que c’est un sale porc qu’après avoir accepté le deal, relança-t-elle.

Je pris quelques secondes pour réfléchir avant de répondre.

— J’imagine que j’aurais demandé à Érika de contacter les victimes. Je leur aurais proposé de leur ramener sa tête. Ensuite, je l’aurais fait venir au bureau. J’aurais inventé un prétexte pour le faire descendre à la cave avant de lui mettre une balle dans le crâne. Ou quelque chose dans le genre.

— C’est pas si mal, comme plan, commenta Tobias en riant. Et ça nous aurait évité ce putain de déluge.

Un autre éclair traversa le ciel à l’instant où nous rejoignîmes enfin Whateley Street. La rue, perdue au cœur d’une ancienne zone industrielle, se terminait par un cul-de-sac peuplé de plusieurs bâtiments. La plupart, en vieilles briques rouges noircies par le temps et la pollution, étaient abandonnés depuis longtemps.

Vestige du Londres historique enfoui dans une fourmilière surpeuplée et répugnante. Parmi ces bâtisses délabrées, la seconde sur la droite, portant le numéro 4, se démarquait des autres : ses murs étaient constitués des mêmes vieilles pierres et ne s’élevait que sur trois étages. Mais c’était la seule dont les fenêtres n’étaient pas brisées et où l’on pouvait voir la lumière émise depuis l’intérieur.

C’était là le siège de mon agence. Le bâtiment qui nous servait à la fois de lieu de travail et de résidence.

En nous rapprochant de notre destination, nous passâmes devant un grand panneau publicitaire holographique. Celui-ci vantait les mérites d’une boisson énergétique à grand renfort de slogans simplistes et de jeunes femmes en tenues légères.

Un groupe d’individus en haillons crasseux jetaient des détritus sur l’hologramme, tout en beuglant des insanités à l’encontre des mannequins en image projetée. Nous passâmes derrière eux, évitant leurs projectiles et leurs crachats.

— Ils ont conscience que lancer des trucs sur un hologramme ne sert à rien ? demanda Joanna en se moquant ouvertement de ces idiots.

— Je paris que non, répondit Tobias sur le même ton. Quand t’es con à ce point-là, t’agis à l’instinct. Demande à un chien s’il est conscient que courir après une bagnole ne sert à rien, ce sera exactement pareil.

La comparaison était peu flatteuse, mais tristement juste. Quelques mètres de plus et nous atteignîmes enfin le numéro 4. Sur ma droite, à hauteur de visage, était accroché au mur une plaque en acier rectangulaire. Sur celle-ci, une inscription avait été gravée au chalumeau : «H.V.A. Laissez-nous faire le travail pour vous.» Ce slogan était à la fois suffisamment ambigu pour ne pas éveiller les soupçons, tout en étant bien assez clair pour ceux qui comprenaient le langage en vogue dans la Fosse. Je tournai la poignée et nous entrâmes. À l’intérieur, la lumière et la chaleur contrastait avec l’obscurité et la tempête du dehors. Je retirai mes gants et ma veste que j’accrochai au porte-manteau.

En me retournant, je vis mon administratrice, Érika Yakovna, assise à son bureau. Sur la chaise en face d’elle était assis un homme à l’aspect négligé, à la barbe touffue et aux vêtements rapiécés.

Tobias et Joanna retirèrent également leur poncho. Le premier descendit au sous-sol pour ranger son fusil sniper à l’armurerie. La seconde prit directement la direction de l’escalier situé en face, légèrement à gauche, de la porte d’entrée et monta à l’étage.

Érika et l’homme à l’apparence miteuse cessèrent leur discussion et regardèrent dans ma direction. La barbe mal rasée, les joues creuses, le teint blême et les yeux rouges de ce dernier étaient autant de preuves de son existence faite de privations et de déceptions.

Il s’appelait Wade Blackwell, le père de Lucia Blackwell, la première pauvrette sur laquelle Bosman avait posé ses sales pattes. D’un mouvement bref de la tête, je signifiai à mon agente que le contrat avait été rempli.

— C’est fait, monsieur Blackwell. Désirez-vous voir la preuve en photo pour vous en assurer ? dit-elle au client.

L’homme secoua la tête d’un air timide.

— Non... non, merci, bredouilla-t-il. Je... vous fais confiance.

— À votre guise. Cela fera donc 500 marks, comme convenu.

D’une main tremblante, il sortit de sa poche une pile de petites plaquettes rectangulaires et plates d’environ huit centimètres sur cinq. Des plaques de Queenmarks : la version physique de la monnaie en vigueur.

Quelques centaines de marks n’étaient pas une grosse somme, surtout pour un assassinat. Mais j’avais accepté de revoir nos tarifs à la baisse pour ce cas. Cela nous permettrait au moins de subsister jusqu’au prochain contrat. En espérant que celui-ci ne se fasse pas trop attendre.

Érika prit les plaquettes, les passa sous un petit scanner qui détectait les faux et remercia notre client. Puis, tous deux se levèrent et se dirigèrent vers la sortie. Je fis un pas de côté et ouvrit la porte à l’attention de Blackwell. Alors qu’il prenait congé, il s’arrêta à ma hauteur. D’une voix sanglotante et sans oser me regarder dans les yeux, il me dit dans un quasi-murmure :

— Merci, monsieur Heldmann. Pour Lucia et pour nous tous.

— Rentrez chez vous et soignez prudent, monsieur Blackwell, répondis-je simplement.

Je passai ma main dans son dos et l’enjoignis à nous laisser. Je le regardai un instant descendre les marches du perron de sa démarche claudicante avant de fermer la porte à clé. Du revers de ma manche, j’essuyai les gouttes de pluie que je sentais ruisseler sur mon front.

— Tout s’est bien passé ? demanda Érika.

— Oui, une affaire rondement menée. On a eu deux dommages collatéraux inévitables. Mais rien de grave.

— Ni preuve, ni témoin, c’est le principal.

L’espace d’une seconde, ces cercles rouges brillants dans la nuit me revinrent en tête. Déjà, l’image était floue dans mon esprit. Je tentai de rationaliser. Des drones de surveillance auraient émis leurs bruits de petits moteurs caractéristiques. Et j’avais beau avoir roulé ma bosse dans tous les coins et recoins de la ville, je n’avais encore jamais vu un clochard aux yeux brillants. Ce devait sans doute être un simple reflet ou une illusion d’optique, rien de plus.

Je sortis le monocle de ma poche intérieure et le tendis à mon employée. Elle le brancha à son terminal Multi-Net et fit apparaître sur son écran holographique la photo de Bosman que j’avais prise après son exécution.

— Menée dans les règles de l’art, en effet, dit-elle en voyant l’image du cadavre.

Son expression était totalement neutre. Aucune trace de dégoût ou de satisfaction morbide. Les images gores auxquelles elle était régulièrement exposée à cause de nous ne semblaient pas la perturber le moins du monde. Son indéfectible esprit cartésien et pragmatique faisait passer l’efficacité et les résultats avant tout le reste. Ainsi, elle acceptait sans sourciller nos méthodes parfois barbares.

Malgré son tailleur bleu marine, ses petites lunettes et son chignon parfait, Érika n’avait rien de la petite secrétaire innocente et cruche. Véritable cerveau logistique de mon équipe, elle maniait avec autant d’aisance l’aspect administratif de la H.V.A. que le fusil à pompe qu’elle cachait sous son bureau.

Une fois qu’elle eut fini de compléter le rapport du dossier Bosman, elle s’adonna à un rituel ancien qu’elle seule devait encore pratiquer régulièrement dans cette partie du monde : à l’aide d’une vieille imprimante laser, elle empreignit l’entièreté des données sur des feuilles en papier et les rangea dans un classeur en carton, comme autrefois. La première fois que je l’avais vu procéder ainsi, je lui en avais demander la raison. Sa réponse m’avait tout simplement bluffé.

— Plus personne ne pense plus à vérifier les documents papiers, de nos jours. Tout est systématiquement numérisé. Je mets au défi quiconque d’essayer de hacker une feuille A4.

C’était si simple que ça en devenait génial, comme idée. En ces temps où la bêtise avait enseveli l’esprit humain comme une coulée de goudron poisseux et collant sur un sol fertile, chaque once de vivacité d’esprit devait être cultivée avec soin. Concernant les classeurs, tous étaient cachés dans un coffre en acier scellé d’un cadenas numérique et dissimulé sous son lit. Elle et moi étions les seuls à connaître la combinaison pour l’ouvrir. Cette intelligence, mêlée à la polyvalence dont elle avait fait montre depuis qu’elle nous avait rejoint, m’avait poussé à la nommer numéro deux de l’agence. Mon bras droit, si j’ose dire.

Une fois les photos, témoignages, déclarations et détails du dossier imprimés, elle détruisit toutes les traces numériques. Elle jeta ensuite un œil à l’horloge accroché au mur. Celle-ci indiquait 19h56.

— Tu penses qu’on peut fermer ?

— Oui. Ça suffit pour aujourd’hui, répondis-je.

Elle finit de ranger son bureau, éteignit son terminal et nous montâmes au premier.

Après une douche tiède au débit irrégulier, je passai une tenue plus confortable et gagnai la mansarde du deuxième étage. La salle était spacieuse et éclairée par plusieurs lampes de plafond. La moitié droite était consacrée à l’espace cuisine/salle à manger. L’autre partie avait été aménagée avec plusieurs fauteuils et canapés ; ainsi que ce que je considérais comme mon plus précieux trésor : une vieille bibliothèque sur laquelle étaient entreposés quelques dizaines d’ouvrages.

Les murs étaient d’un blanc jaunit par les années et on pouvait y voir plusieurs taches d’humidité, notamment autour des fenêtres. La vue qu’elles offraient n’avaient pas le moindre intérêt. Au dehors, de ce côté de l’immeuble, on ne voyait que les gigantesques murs des entrepôts abandonnés qui entouraient le cul-de-sac de Whateley Street.

Érika, Tobias et Joanna étaient assis autour de la grande table. Ils se détendaient autour d’une partie de 421 et quelques bières synthétiques. J’allai moi aussi me chercher une bouteille dans le frigo et m’assis dans l’un des fauteuils à coté de la bibliothèque. En face de moi était assis mon vieil ami : le docteur Eugène Maret.

Ancien chirurgien de renom tombé en disgrâce, il avait été chassé des Hautes Tours à cause une erreur médicale ayant coûté la vie au fils d’un gros bonnet. En dépit de cet incident, son talent pour extraire les balles et suturer les plaies nous avait sauvé la mise un certain nombre de fois.

À cet instant, il était plongé dans sa lecture tout en dégustant sa bière. Je lus sur la couverture «Moby-Dick», un classique s’il en était. En effet, ce bon docteur et moi-même partagions une passion pour les auteurs des XIXème et XXème siècles.

Je parcourus du regard notre bibliothèque et récitai en pensée les auteurs qui s’y côtoyaient : Tolkien, Lovecraft, Conan Doyle, Dickens, Melville, Hugo, Rimbaud, Abnett, King. Que des grands noms ayant marqués leur époque.

De nos jours, il y avait bien longtemps que plus aucun livre n’était imprimé. Les quelques imprimeries qui subsistaient n’avaient pour commande que des tracts publicitaires et des étiquettes pour des produits divers et variés. La demande d’ouvrages sérieux s’étant totalement effondrée au fil des années, l’offre avait fini par disparaître. C’est la raison pour laquelle je chérissais chaque livre comme un bien d’une grande valeur. Des reliques d’un passé moqué par les masses. Un passé où l’imagination, la qualité, l’espoir et la beauté avaient encore leur place.

Je portais à nouveau mon attention vers le chirurgien qui n’avait pas bougé d’un pouce depuis mon arrivée.

— Vous êtes à ce point happé par votre lecture, docteur ? demandai-je avec ironie. J’aurais pensé que vous voudriez savoir comment notre contrat s’est passé.

Sans même relever les yeux, il me répondit.

— Je constate avec joie qu’aucun d’entre vous ne semble avoir besoin de moi. J’en déduis donc que tout s’est déroulé sans accroc, mon cher Lothar.

Il posa son regard sur moi et me fit un demi sourire, sous-entendant un «n’est-ce pas ?». Je lui rendis son sourire en guise de confirmation avant de changer de sujet.

— C’est au moins la troisième fois que vous le relisez. Qu’est-ce qui vous obsède à ce point, dans ce roman ?

— L’obsession est justement le thème central de cette histoire, comme tu le sais. Le cheminement psychologique d’un homme traumatisé et aveuglé par sa soif de vengeance a quelque chose de tout à fait passionnant. La douleur, le sentiment d’injustice ou d’impuissance peuvent réduire notre champ de réflexion à tel point que nous finissons par ne plus voir que ce que nous identifions comme la source de notre souffrance. Une quête de justice personnelle peut ainsi se muter en vendetta autodestructrice. Je ne peux pas m’empêcher de dresser certains parallèles, si tu vois ce que je veux dire.

— Oui, je crois que je vois où vous voulez en venir, répondis-je. Mais ce que nous accomplissons n’a rien d’une quête personnelle ou d’une obsession. Nous sommes des fixeurs, pas des justiciers ou des chasseurs de monstres mythiques.

Le bon docteur Maret avait parfois tendance à romancer les choses plus que de raison. Comparer la H.V.A. et nos contrats au capitaine Achab et sa baleine était absurde.

— En es-tu vraiment sûr ?

— Honnêtement, je ne me sens pas d’humeur à rentrer dans ce genre de débat philosophique, Eugène. Certes, il nous arrive de traquer et d’abattre ce que nous pourrions appeler des «monstres». Mais, comme je vous l’ai déjà dit par le passé, j’estime que notre boulot est plus proche de celui d’un plombier que d’un héros : Les gens ont un problème, ils nous appellent, on règle le problème, ils payent, point final.

Il n’insista pas et ses yeux retournèrent aux pages jaunies.

Quelques manches de dés, une seconde bière et un sandwich plus tard, je décidai qu’il était temps pour moi d’aller me coucher. Je souhaitai la bonne nuit à mes employés et gagnai ma chambre.

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