J4 - Ce trouble qui subsiste encore

6 minutes de lecture

Ce matin, Antoine se leva avec un poids sur l'estomac et des bourdonnements dans les oreilles.

Maussade et encore perturbé par ce rêve qui s’effilochait et s’évanouissait dans la brume matinale. Il décida de lancer un café sur sa machine à expresso et d'écouter de la musique avant les infos de 09 H 00. Des vapeurs parfumées d’arabica se diffusèrent dans l’air humide de la cuisine. Très vite il ranima des braises dans l’insert et ajouta du bois. Derrière la vitre couverte de suie il devinait de belles flammes rouges et bleues qui s’élevaient sous l’appel d’air, entretenu par l’ouverture du cendrier.

Il ouvrit la porte donnant sur la cour et libéra Moustache qui ne demanda pas son reste. Sans doute percevait-il les humeurs maussades de son maître. En zappant sur les fréquences FM, il tomba sur une très belle chanson, So far away from L.A, interprétée par Nicolas Peyrac. L’arpège à la guitare si mélodieux et cette voix basse l’emportèrent de suite d’autant qu’il savait jouer ce morceau. Mais il faudrait qu’il s’y remette. Sa six cordes prenait la poussière dans la bibliothèque et le simple fait d’y penser lui procura quelques regrets.

Décidément, cette journée ne trouvait pas son harmonie, se dit-il à lui-même.

Les paroles l’enfoncèrent davantage : des lumières d’aéroport, une fille aux cheveux d’or, entre L.A et Frisco et plus loin ce doute qui subsiste encore. Encore de la mélancolie et des bribes du passé qui remontaient à la surface.

Il pensait encore à Simone, son ancienne collègue de la Poste, ce qui provoquait en lui ce trouble intérieur. Et à présent, les choses s’éclaircissaient. Il rêvait d'elle, et pour cause. Certaine nuit, il se rejouait le film.

Il ne l’avait pas revue depuis ce fameux dimanche où il l’avait accompagnée à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaule. Elle partait en vacances pendant huit jours aux États-Unis sur la côte ouest. Et lui n’allait pas avec elle. Il prétexta à l’époque une montagne de choses à faire, du tri de vieux dossiers, des textes à écrire, un salon du livre, visiter des amis et saluer quelques personnes à la maison de retraite.

Et puis il y avait Moustache.

Personne pour le garder.

Il n’avait pas voulu trancher. Il ne l’avait pas choisi, elle. Il n'avait pas trouvé de solutions pour éloigner tout le reste. Cela faisait cinq ans qu’il avait pris sa retraite. Il travaillait avec elle dans la même agence de Villers-Cotterêts, ils s'étaient perdus de vue depuis son pot de départ.

Parfois il se taperait volontiers dessus tant il se montrait malhabile.

Tout ce qu’il traduisait si bien par écrit entre ses personnages lui était quasiment impossible dans sa vie de tous les jours et davantage quand il fallait parler d’amour. Cela le paralysait au plus haut point. Pour lui, il ne s’agissait pas d’un simple flirt. Il avait vraiment le béguin pour elle. Le savait-elle ? Sans doute. Mais à force de ne jamais terminer ses phrases, et de lui dire tout autre chose, une fois qu'il se trouvait juste en face d’elle, forcément elle avait dû penser qu’il n’était pas sûr de lui.

Cinq petites lettres pour évoquer un mot, une émotion, un transport, une sensation, un lâcher-prise. Et ce fameux Fall in love. Et cet Automne qui n’arrangeait rien à l’affaire avec son équivalent anglais Fall. Il n’en pouvait plus de tomber. Il se rendait malade de ne pas savoir assumer ses sentiments. Alors il allait devoir se faire violence. Tant pis s’il se prenait un râteau.

Il devait crever l’abcès.

Et surtout trouver un prétexte.

Il se relança un expresso et attrapa une biscotte au passage. Ses doigts tremblaient. S’il mettait du beurre ou de la confiture, cela finirait mal. Alors autant la prendre nature avec une gorgée de café. Et cet arôme ! Requinqué, il partit dans sa bibliothèque. Il salua sa guitare en lui glissant deux caresses sur ses courses sensuelles pour enlever la poussière et s’installa à son bureau.

Il avait rédigé la veille une lettre de résiliation pour un contrat d’assurance et pensait traiter l’affaire par internet. En fin de compte, il prétexterait une panne de son ordinateur et se rendrait à l’agence pour régler la formalité sur place. Normalement, elle ne changeait jamais ses horaires, elle serait présente à son guichet, aucun doute. Elle devait prendre sa retraite cette année. Il n’avait pas eu de nouvelles pour son éventuel pot de départ. Ça ferait une entrée en matière.

Un million d’idées se bousculaient dans sa tête et il se mit à parler à voix haute.

— Un café !

Il y en avait quatre autour de la place du Docteur Mouflier en face de l’agence.

— Non ? Un restaurant ou un ciné. Les deux !

Cela permettra d’allier des échanges et des silences se dit-il.

— Une sortie à la Cité internationale de la langue française. Oui ça c’est bien !

Il remit la main sur le programme d’octobre qui semblait formidable avec plusieurs productions musicales. Il fallait juste qu’elle dise oui.

— Bon Allez. Trêve de fantasme. Tu y vas mon Antoine et t’arrêtes de mouliner ! se dit-il en se regardant dans le reflet d’une grande fenêtre tout en se donnant un petit coup de poing au menton.

Il ouvrit la porte de la cuisine à Moustache qui réclamait de rentrer et fonça dans sa penderie pour trouver une tenue décontractée. Il se rasa de près, lava ses dents et se mit un coup d’après-rasage léger. Pour les cheveux, il n’y avait plus rien à coiffer. Un peu de déodorant sous les bras.

Une chemise saumon pâle, un pantalon de ville gris clair, des chaussures basses et une veste demi-saison bleu sombre. Et son feutre. Pas mal. Le soleil qui passait par les menuiseries l’encouragea dans son choix. Joe Dassin s’insinua dans ses pensées et il se mit à fredonner.

— On ira, où tu voudras, quand tu voudras, et l’on s’aimera encore…Mais non l’amour n’est pas mort.

Il laissa Moustache dans la maison en lui disant qu’il en avait pour une heure ou deux, ce qu’il eut l’air de comprendre avec ce regard si intelligent. Il roulait en direction de la ville et le ciel lui paraissait lumineux et complice. Il se gara en zone bleue, mit le disque et d’un pas alerte se dirigea vers l’agence. Dix coups sonnaient à présent au clocher de l’église fraîchement rénovée.

Le pas décidé, un beau sourire, et sa lettre dans la main, il entra dans l’agence. Seulement quelques clients. De son regard, il embrassa tous les postes et les automates. Non, il ne la voyait pas. Arrivé à proximité de l’un des guichets, il récupéra un formulaire et remplit les mentions nécessaires d’expédition. Puis il prit une file. Julien tenait le comptoir. Une fois devant lui, il salua son collègue.

— Salut Julien.

— Ah. Salut Antoine. Ça fait super plaisir de te voir. Depuis l’temps. Ça fait quoi ? Cinq ans.

— Le temps passe vite. Même pour un retraité. C’est calme ce matin. Tu peux m’enregistrer mon recommandé.

— Avec accusé de réception ?

— Oui si tu veux bien.

— Y’a des nouvelles têtes. Des stagiaires ?

— Non c’est les derniers arrivés. La relève en somme. Ils prennent leurs marques. Mais ça va l’faire.

— J’vois pas Juju. Lionnel…

— Et non que veux-tu ! Partis.

— Déjà ?

— Et la Simone. Elle n’devait pas partir cette année ?

— Oh là ! Finalement, elle a quitté, y’a un peu plus d’un an.

— Ah quand même !

— Elle a pris une formation avec son compte personnel. Je crois qu’elle est salariée dans une association. À la MJC. Oui c’est ça. Elle s’occupe du secrétariat en mi-temps.

— Ah oui ! C’est bien.

— Tiens ta monnaie.

— Merci. Et c’est où ?

— Quoi donc.

— Son travail à la Simone !

— Ah oui. Ben Soissons, bien sûr. J’croyais que tu le savais. Bizarre qu’elle ne t’ait pas mis au courant. Pourtant il me semblait qu’y avait un truc entre vous. Non ?

— C’est vrai que j’en pinçais un peu pour elle.

— Ben tu sais ce qu’il te reste à faire ! Faut pas mollir.

— Comme tu dis.

Antoine roulait à présent sur la nationale 2.

Direction Soissons.

Il avait trop tardé.

Il avait douté.

Mais tout ça. C’était terminé.

Jacques Brel tenta une percée par traitrise avec Madeleine et les frites de chez Eugène mais Antoine étouffa les paroles en se lançant, fenêtre ouverte sur un Y a d’la joie de Charles Trenet.

Il lui parlerait et cette fois, il lui dirait qu’il l’aimait, comme un fou.

Et elle l’accepterait…

=0=

Annotations

Vous aimez lire Jean-Michel Palacios ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0