J12 - Un feu de bois
Un soir tard, Antoine veillait dans son salon, le regard perdu au milieu des flammes qui dansaient dans l'insert. Comme à son habitude, Moustache dormait sur ses vieilles pantoufles en partie déchirées. Sans doute se rassuraient-ils l'un l'autre par cette proximité.
Il refusa l'invitation de Simone à participer à un Loto avec des copines à elle, dans le village voisin de Puiseux-en-Retz, organisé par l'association locale. Il souffrait de ses articulations et surtout il avait le bourdon, ce que comprit fort bien sa compagne.
Il lisait un ouvrage ayant appartenu à son beau-père et offert par des proches. Malgré son divorce, Antoine garda d'excellentes relations avec la famille de son ex-épouse. Mais, avec le temps et la distance, les coups de fils et les messages devinrent plus rares.
Il perdit son ex-épouse Agnès, décédée d'un cancer du sein. Sa belle-mère Jeanne suivit peu de temps après, pendant la période de confinement lors de la pandémie du Covid. Il resta Jacques qui tant bien que mal poursuivit seul sa route. Mais le bon Dieu et sans doute l'Ankou décrétèrent que son heure venait d'arriver. On prévint Antoine et il put assister à l'enterrement en toute simplicité.
Des frères et sœurs et des amis organisèrent un petit buffet dans la maison de Jeanne et de Jacques. Une fille unique décédée, pas de petits-enfants, cette branche de la famille allait s'éteindre. Antoine salua toutes les personnes présentes et prit le temps de partager un mot gentil avec les proches.
À un moment donné, il s'éclipsa du regard des personnes présentes et vint s'asseoir dans un fauteuil tout craquelé par l'usure, en pensant à ce vieil homme qu'il apprécia tant.
Comme un signe, la pendule de la comtoise avait interrompu son balancement.
L'imagination d'Antoine prit alors possession des lieux et l'entraîna dans une période récente de la vie de Jacques, avec une facilité déconcertante.
Il sentit une drôle d'impression, celle d'un voyage dans le temps.
*
Assis dans un fauteuil fatigué qui grinçait au moindre mouvement, Jacques repensait à sa vie, le regard perdu devant le feu de la cheminée dont les flammes dansaient sur le verre usé de ses lunettes. Un plaid à carreaux couvrait ses jambes lourdes.
Des larmes roulaient sur son visage ridé et s'immisçaient dans les plis de sa chemise au col élimé. Une douce odeur de tabac à pipe flottait dans l'air et se mélangeait à celle du malt d'un whisky.
Un livre à la couverture de cuir sombre — plusieurs fois relu et dont le titre, Le vieil homme et la mer d'Ernest Hemingway, luisait en relief sous l'éclairage changeant — chevauchait l'un des accoudoirs. Arnold, le seul et dernier chat de la maison, ronronnait en boule sur les genoux de son maître.
Le balancier d'une grande comtoise donnait la mesure du temps qui passe. Elle semblait interpréter, si on y prêtait attention, cet air très connu de la chanson Les vieux de Jacques Brel et ce leitmotiv à l'inquiétant refrain :
" Qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend. "
Tout cet univers s'imprégnait de l'odeur insidieuse du bois de chêne. Ce dernier, dans une ultime bataille, se consumait en flammes bleutées et rouge orangé dans l'âtre de la grande cheminée de pierre ornée de beaux chenets en fonte.
De la sève suintante s'échappait parfois en produisant des bulles qui crépitaient en finissant dans la cendre. Les bûches relâchaient leur essence, témoin d'une âme ancienne datant d'une époque où elles se dressaient fières dans les houppiers des chênaies et couvraient le sol de la forêt de leur ombrage.
Jacques, malgré son grand âge, n'oubliait rien. Hypnotisé par le spectacle du feu, il repensa à son ancien et dur métier de charbonnier en forêt de Brocéliande avec la réalisation de fouée¹ au moment de l'automne. On dressait une cheminée centrale de forme triangulaire autour de laquelle on constituait la motte ou meule de charbon de bois.
Le bois ramassé, derrière le passage des bûcherons, provenait des essences de bouleau, de chêne bien sûr et de hêtre. Cette vie itinérante s'organisait en famille dans des maisonnées de circonstances, des sortes de huttes constituées de branchages et de terre baptisées loges. Le charbon s'obtenait par cuisson à l'étouffée une semaine durant.
Tout le monde s'imprégnait de bois brûlé et cette odeur tenace et forte accaparait les souvenirs de Jacques. Elle lui permettait de repenser à sa femme Jeanne et il évitait ainsi la déprise. Il la revit, dans sa belle robe estivale, et lorsque tous deux, main dans la main, promis l'un à l'autre, ils franchirent les flammes aux Feux de la Saint Jean.
Une pensée pour sa fille unique Agnès lui traversa l'esprit. Malgré un mariage avec l'Antoine et un malheureux divorce, elle ne refit pas sa vie. Il ne pourrait donc pas chouchouter des petits-enfants.
Parfois un vent de terre agitait au dehors les genêts et couraient par les sentes bordées de talus. Se heurtant à la pierre en granit de la longère, il glissait sur l'ardoise et s'en prenait alors à la fumée qui s'échappait de la cheminée, comme une envie irrépressible de respirer l'âme de la maison.
À l'intérieur, dans son isolement relatif, Jacques entendait ce vent gémir en provoquant un puissant appel d'air par le conduit de fumée. Il imaginait bien volontiers à un fantôme, qui résidant dans le manteau de l'âtre, se réveillerait et voudrait conter ses mémoires.
En essuyant d'un revers de main, ses joues humides, le vieil homme s'étonna de son imagination toujours aussi vive. Il s'amusa d'entendre cet invité inattendu qui, d'habitude si peu disert, revenait en hurlant lors des jours de fortes marées et de tempêtes.
*
Il fallait qu'il se lève !
Il ne devait pas rester ainsi toute la journée à respirer cette odeur de feu de bois à laquelle il s'attachait depuis si longtemps comme à une amie. Elle agissait sur lui tel un baume, un somnifère.
Il dérangea son greffier chartreux à poils longs.
Celui-ci miaula en s'étirant de toute sa longueur, non sans sortir ses griffes qui s'accrochèrent un instant dans le velours côtelé du pantalon de son maître. Une fois libéré de l'animal, le vieil homme put retrouver son autonomie, se redresser et saisir son fidèle bâton de marche.
Il devait entamer sa balade journalière, cette sorte d'activité de résilience qui l'empêchait de sombrer. En effet, il visitait son épouse qui patiente l'attendait au cimetière, sous un marbre mauve et des fleurs en novembre. Il s'obligeait ainsi à ce rendez-vous régulier de peur qu'elle ne le lui en tienne rigueur.
Au moment de franchir le seuil de la maison, il entendit, venant de la cheminée, du bois éclater sous l'effet de la chaleur. Suivirent des sifflements dans le conduit comme si le feu voulait le suivre dans son périple. Jacques s'en alla par la lande, accompagné de la douce odeur de sa demeure, du parfum humide des poils du chat, du tabac à pipe, des vapeurs de whisky et bien sûr des bûches se consumant dans l'âtre.
Jacques passa le centre-ville du hameau. Il salua avec amabilité des voisins qu'il croisait toujours avec un mot gentil, une blague ou juste un signe de la main portée à la visière de sa casquette qui coiffait son crâne dégarni. Tout en marchant, il raviva dans la bouche un goût mélangé de café et d'alcool en sollicitant sa salive. Cela lui permit de révéler à nouveau les odeurs de marc et de malt.
*
Son cerveau lui rappelait sans cesse des souvenirs, grâce à l'emprise de ses sens et bien que son corps vieillisse. Cependant sa vue baissait. La peau de ses mains calleuses éloignait chaque jour un peu plus la facilité qu'il lui restait à se saisir d'objets du quotidien. À cela s'ajoutait l'arthrose de ses articulations. L'écoute, le goût et surtout l'odorat veillaient encore.
Les odeurs représentaient de précieux messagers attachés à sa mémoire. Parfois, il allait dans la grande armoire bretonne de sa chambre à coucher et se plaisait à enfouir son visage dans les chemisiers de Jeanne qui lui révélaient une fois encore son délicieux parfum, toujours présent et pourtant indicible.
*
Il entra dans le cimetière et vint s'asseoir au bord de la pierre marbrée. Il arrangea ou redressa des plantes en pot, renversées par ce vent si irrespectueux. Puis fort de tout son petit monde, il se mit à parler à Jeanne et celle-ci du fond de sa tombe, très patiente l'écouta, ravie de pouvoir respirer, une nouvelle fois, le bois de la cheminée.
=O=
¹ La fouée : pour la transformation du bois en charbon, les charbonniers édifiaient des meules, parfois des charbonnières ou des fourneaux et le plus souvent des "fouées".
La fouée désigne aussi une petite boule de pain, cuite au four et fourrée encore chaude de rillettes, de grillon, de champignons, de mogettes ou de beurre, selon les régions. Issue du terroir gastronomique de l'ouest de la France on la connaît sous le nom de fouace angevine en Anjou.

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