2 - Un rocher sensible

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4 février – 18 heures

Le titre brillait en haut du communiqué comme une trouvaille facile. Lauranne s’en réjouissait. Elle s’approcha de lui avec un sourire trop appuyé, les yeux glissant vers ses épaules larges, ses tempes grises, ce visage buriné que toutes décrivaient comme rassurant, solide.

Il ne manque plus que votre photo ! Docteur, lança-t-elle d’une voix claire.

Puis, baissant légèrement le ton, elle ajouta, presque complice :

— Vous pourriez passer chez moi un soir. Mon studio est bien mieux équipé que cette clinique.

Pas d’ambiguïté. Elle le draguait ouvertement. D’autres l’avaient déjà tenté avant elle : à cinquante ans, Patrick continuait d’exercer sur les femmes une attraction silencieuse. Mais lui, en cet instant, n’entendait rien de ce jeu. Le visage défait, il leva ses yeux caves sur elle ; Elle eut un mouvement de recul et n’insista pas, le laissant seul.

Dans son esprit résonnait encore la scène du matin. Une femme de soixante-seize ans, opérée d’une épaule. Elle s’était réveillée normalement. Cinq minutes plus tard, tout avait basculé. Tachycardie brutale. Tension instable, oscillant entre chute et poussée fulgurante. Puis les troubles respiratoires… et l’arrêt cardiaque.

Ses collègues anesthésistes, Max et Gérard, avaient quitté leurs salles pour prêter main forte. Mais rien n’y avait fait.

Il entra comme un zombie dans la salle de réunion. Ses pas étaient lourds, mécaniques, comme s’il marchait malgré lui vers son propre procès. La table rectangulaire l’attendait, déjà occupée. La cadre de bloc, Clémence, était assise rivée sur sa chaise, une fiche cartonnée émergeant d’un fin dossier posé devant elle : le dossier médical de la patiente. Son visage fermé, son corps raide, exprimaient une profonde gêne. Il répondit à son regard et s’assit à côté d’elle.

Peu après, Guillaume, l’orthopédiste arriva. Il s’assit sans un mot, face à Patrick. Ses mâchoires serrées, son silence glacé traduisaient une rancune sourde. C’était lui qu’avait choisi la patiente, qui avait établi la relation de confiance. C’est lui qui avait dû annoncer sa mort à son mari. À ses yeux, le décès rejaillissait directement sur son image. Et Patrick le sentait : la table creusait un fossé irréversible entre eux.

Puis la directrice entra. Violette De Virès. Silhouette filiforme, presque fragile, mais qui imposait une autorité immédiate. Son regard circula sur l’assemblée avant de se poser un instant sur Patrick. Une étincelle d’empathie, vite effacée derrière le ton ferme de l’institution. Elle s’assit à côté de Guillaume.

Max et Gérard les rejoignirent.

— Bien, commençons, dit-elle. Clémence, rappelez-nous les faits.

La cadre hocha la tête et, d’une voix enrouée, déroula la chronologie :

— Patiente de soixante-seize ans, opérée d’une coiffe des rotateurs. Réveil initial normal. Cinq minutes plus tard : tachycardie, instabilité tensionnelle marquée, alternance hypo et hypertension. Puis détresse respiratoire et arrêt cardiaque. Malgré toutes les manœuvres, après 45 minutes de réanimation, le décès est prononcé en salle de réveil.

Son affect transpirait à la succession aride de ces constats. Clémence était peinée pour Patrick. En ce moment, elle haïssait la directrice, qui lui faisait face, pour le rôle qu’elle lui faisait jouer.

— On ne meurt pas d’une coiffe des rotateurs, martela Guillaume, d’un ton tranchant. Cette patiente était en parfaite santé.

Patrick baissa la tête. Chaque syllabe le frappa comme une gifle.

— 76 ans tout de même ! ricana Max, sans mettre de formes, comme à son habitude.

À sa gauche, Gérard, son confrère, les soixante ans bien sonnés, rondouillard, triturait ses lunettes. Il fronçait les sourcils, mais ne dit rien. Lui qui se montrait impitoyable lorsqu’une infirmière anesthésiste commettait la moindre erreur, restait là, gêné, incapable d’appliquer à Patrick le même jugement frontal. Sa bouche s’ouvrit, se referma aussitôt.

La voix de Violette coupa le silence, fixant froidement Patrick :

— Docteur, vous devez bien avoir une petite idée sur la cause. C’est tout de même vous qui l’avez endormie… Il faut que j’adresse ce soir un rapport circonstancié à l’ARS. Qu’est-ce que j’indique comme cause du décès ?

L’ARS, l’Agence Régionale de Santé, autrement dit l’autorité sanitaire ! Les trois lettres tombèrent comme un couperet. Patrick sentit ses jambes faiblir, ses tempes battre. Il allait lâcher, se lever, quitter cette salle pour ne pas s’effondrer devant eux.

Alors Max, de sa situation stratégique en bout de table, se redressa, Grand, charpenté, sombre. Malgré sa brève incise, il était passé inaperçu jusqu’ici, son corps massif avachi contre la table. Il se leva, avec une lenteur calculée, prit la fiche du dossier de Clémence, empoigna un feutre noir, et d’une écriture large, il traça en travers :

Cause : Tako Tsubo.

Puis il reposa le feutre, leva les yeux, et planta son regard dans celui de Violette De Virès.

— Ça vous va comme ça ? d’une voix péremptoire cassée qui n’admettait aucune réplique. La voilà votre cause. C’est des choses qui arrivent. En réa du CHU, j’en ai vu souvent. Et en fixant son confrère avec intensité :

— C’est pas Gérard qui me contredira.

Il termina ses mots d’un regard tranchant à Guillaume, qui fit vaciller le chirurgien.

Violette resta un instant figée. Puis, sans rien ajouter, elle referma le dossier.

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