Chapitre quatre : l'opération
Chapitre quatre : l’opération
Trouver Baba Ibis n’est pas si difficile. Comme mes sœurs exercent leur métier dans des quartiers particulèrement propices à leurs activités et qu’elles sont plutôt jolies, elles ont pour clients la moitié des malfrats de la ville.
- Tu connais un certain Baba Ibis ? je demande un soir à Narih.
Elle arque un sourcil parfait et me jette un regard interrogateur.
- Pourquoi ?
- Pour le travail, je réponds, tentant de rester dans le vague.
Elle continue de me dévisager.
- Le travail ? Quel genre de travail tu fais pour vouloir parler à Baba Ibis ? Tu te lances enfin dans le business, petite sœur ?
Je réprime un haut-le-corps et m’agace :
- Tu le connais, oui ou non ?
Elle soupire, avant de lâcher :
- Oui. Il vit près du Grand Marché, dans un ancien théâtre. Étrange, esseulé, mais au moins, il a de quoi payer. Et puis sa compagnie ne m’est pas tout à fait désagréable… Fais juste attention à ses gardes du corps, ils ne se montrent pas aussi gentils. Ils n’ont pas l’habitude de demander leur avis aux femmes.
Je lui marmonne un merci qu’elle n’écoute pas, trop occupée à trier les babioles fragiles qu’elle vient de s’acheter avec son paiement quotidien. Franchement… Elle ne pourrait nous aider, Maharat et moi, à économiser ? À nous trouver une maison, avec de vrais murs et un vrai toit – notre rêve depuis notre arrivée ici. Il faut croire que non.
J’attends une nuit après mon service pour me rendre chez Baba Ibis. Le Grand Marché se repère de loin, situé tout au centre d’un amas de bidonvilles. Il recèle toutes sortes de choses : nourriture, humains, animaux, vêtements… Par contre, je ne savais pas qu’il y avait un théâtre abandonné à côté, même avec toutes mes livraisons, qui m’ont fait sillonner la ville. Je n’aurais jamais soupçonné son existence si ma sœur ne m’en avait pas parlé – pourquoi construire un tel bâtiment dans une cité qui meurt de faim et de soif, et qui se satisferait bien plus d’un puits d’eau potable ? Mais quand je le vois enfin, je me demande comment j’ai pu le louper.
Il se dresse devant moi, immense et creusé dans une roche sableuse – mais pas jaune sale, plutôt couleur soleil levant. Je distingue des balcons, des fenêtres en verre teinté, des escaliers. Si je tends l’oreille avec assez de concentration, je peux presque percevoir les airs d’opéra qui y résonnaient autrefois. Le bâtiment tout entier semble avoir une histoire propre, des secrets cachés entre deux piles de décors et des souvenirs englués sous les toiles d’araignées. Et moi qui croyais qu’il n’y avait rien de beau à Banhani… Peut-être que si je prêtais un peu plus attention et que j’observais autour de moi, je parviendrais à déceler la douceur sous la crasse des usines et la fumée du charbon.
La porte principale – qui paraît mesurer près de trois fois ma taille, ce qui a pour effet de me faire me sentir encore plus minuscule –, en bois massif orné de gravures, refuse de s’ouvrir et je dois faire le tour du théâtre pour trouver l’entrée des artistes. J’appuie lentement sur la poignée et me glisse par l’entrebâillement. Ce n’est pas verrouillé – étrange. Je sors une dague de sous ma ceinture, celle que je garde toujours sur moi en prévision d’éventuels dangers, et m’enfonce prudemment dans la pénombre.
Le silence semble telle lourd que je m’entends cligner des yeux et il fait noir comme dans un four. Il n’est pas difficle de se rendre compte que je suis attendue – moi, ou quelqu’un d’autre. Je crispe les doigts autour du manche de la dague pour m’empêcher de trembler, sans succès. Je sens une respiration me frôler la nuque et me baisse instinctivement.
Je ne sais pas me battre, mais j’ai été acrobate dans le cirque de ma famille pendant plusieurs années, et je riposte tout de suite d’un coup de dague dans les côtes lorsque mon agresseur me frappe à l’épaule avec ce que je pense être une matraque. Je saute sur mes pieds, et, entraînée par le mouvement de ma roulade, je percute mon adversaire de plein fouet et retombe lourdement sur le dos. Je grimace et l’autre gémit de douleur. L’idée de lui avoir fait mal me réjouit et me redonne l’énergie de me relever une nouvelle fois pour lui administrer un troisième coup, mais il s’exclame :
- Keya, arrête ! C’est moi !
Merci, très utile. Quand les gens disent « c’est moi », ça ne m’informe pas du tout de leur indentité. J’enfonce ma dague dans sa chair tendre, rageusement, et trace une ligne bien droite sur sa pommette.
- Arrête, je te dis !
En se tortillant pour que je le lâche, il parvient à alllumer une torche, et je distingue enfin son visage.
- Hai ? je lâche, éberluée.
- Je t’avais dit d’arrêter, gromme-t-il en essuyant le sang sur sa joue.
Je fronce les sourcils, essayant vainement de comprendre la situation. J’oscille entre le soulagement d’avoir un semblant d’allié dans ce terrritoire inconnu, et la contrariété qu’il m’aie administré un coup de matraque, alors qu’il savait que c’était moi.
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- C’est pas tes affaires.
Là, dans la pénombre à peine éclairée par la torche du théâtre abandonné, je retrouve le garçon que j’ai rencontré il y a bientôt six mois, celui qui me foudroyait du regard et me traitait de démon. Ses yeux lancent de tels éclairs que je m’étonne presque de ne pas m’en carboniser. C’est bizarre : il se montre plutôt gentil avec moi, depuis quelques semaines. Pourquoi un changement d’attitude si soudain ?
En tout cas, je tiens la réponse à au moins une de mes questions : si la porte d’entrée n’était pas fermée à clée, c’est parce qu’il l’avait déverrouillée avant moi. Mais comment a-t-il fait pour me reconnaître dans le noir ?
Il pousse un meuble et ouvre la porte cachée derrière. Comment savait-il qu’il fallait déplacer cette armoire ? De plus en plus intriguée, je le suis furtivement. J’entends le verrou tourner derrière moi quand il referme le panneau de bois.
Dans cette nouvelle pièce, il y a nettement plus de lumière et beaucoup moins de poussière. Des tables de jeu flambant neuves ainsi que des tabourets molletonnés trônent dans un coin. Un bar où brillent d’innombrables bouteilles se dressent fièrement sous les fenêtres, laissant à peine de la place à un établi sur lequel sont empilées diverses armes. Je compte les dents d’une scie ensanglantée et frissonne.
Les deux gardes assis à une des tables de jeu laissent tomber leurs cartes et se lèvent d’un même mouvement lorsqu’ils nous aperçoivent.
- Regardez qui voilà, lance le premier, une armoire à glace avec un ridicule chapeau à plume. Le jeune maître.
- Et il a de la compagnie ! s’extasie le second, plus petit mais pas moins costaud, en posant les yeux sur moi.
Hai soupire et ordonne, désignant une autre porte au fond de la pièce :
- Dégagez. On doit passer.
- Pas de problème, déclare Chapeau-à-plume. Dépose tes armes sur la table, et écarte les bras et les jambes.
Le livreur se débarrasse d’un couteau, d’une bague contenant probablement du poison, de deux fléchettes et de sa matraque – celle avec laquelle il m’a frappée tout à l’heure. Je regarde Chapeau-à-plume lui tâter le corps et extirper trois nouvelles lames de ses vêtements, avant de les aligner sur la table à côté des autres. Puis il se tourne vers moi, un sourire carnassier aux lèvres. Je me rappelle les paroles de Narih : ils n’ont pas l’habitude de demander leur avis aux femmes. Je frémis en devinant ce qui m’attend.
- À ton tour, princesse.
Il s’avance dans ma direction, visiblement très content de lui. J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais la terreur vertigineuse qui s’est emparée de moi rend ma langue aussi lourde que du plomb.
- Touche-la, Dhule, et je te ferais regretter d’être né, menance Hai, l’air sombre.
Dhule recule avec un grognement et son camarade lance :
- T’as de la chance que le patron t’aime bien…
Mais mon ami ne prend même pas la peine de lui répondre, m’agrippe le poignet et m’entraîne derrière la deuxième porte. Nous nous situons maintenant dans une sorte d’antichambre, face à une troisième porte, équipée d’un verrou haut-de-gamme à code. Il lâche, avec une pointe de dédain :
- Ne me remercie pas, surtout.
- Je n’avais pas besoin de ton aide, je réplique, même si c’est faux. Je pouvais m’en sortir toute seule.
- Non, tu n’allais rien répondre et tu allais le laisser faire tranquillement. Tu étais paralysée par la peur, je l’ai vu dans tes yeux. Ce n’est pas parce que tu es une fille que tu es moins capable de te défendre que les hommes, et il serait temps de leur fourrer ça dans le crâne, à ces deux idiots.
Il se met à tourner rageusement - comme s’il passait sa frustration dessus – le verrou, rond et gravé de toutes sortes de symboles, dans un sens puis dans l’autre, et le battant s’ouvre dans un grincement. Comment savait-il la combinaison ? Pourquoi semble-t-il si bien connaître cet endroit ? Et pour quelle raison les deux gardes l’ont-ils appelé « le jeune maître » ? Plus nous avançons à travers les portes aux cadenas tarabiscotés, et moins je comprends quelque chose à la situation.
Nous traversons une vingtaine de portes sans croiser personne. À chaque fois, Hai déverrouille grâce à un code mystérieux, ouvre, referme, verrouille à nouveau puis recommence, mais nous ne croisons ni gardes, ni serviteurs, ni même rats. Cet endroit est extrêmement propre et bien entretenu, mais, plus étonnant encore, chaque porte est construite dans un matériau plus précieux que la précédente – or, émeraude, saphir, rubis, cristal… Un étalage de richesses aussi étrange qu’inutile : une porte en cristal paraît si facile à enfoncer. Mais je me demande surtout où le rénovateur de ce théâtre, délabré à l’extérieur, a trouvé l’argent. Je me rappelle que Hai avait affirmé que Baba Ibis était dur en affaire – ce qui l’a probablement aidé à se bâtir une petite fortune.
Nous arrivons enfin dans une espèce de laboratoire brillant de propreté, où bouillonnent toutes sortes de liquides colorés et où s’entassent des bocaux d’organes humains ou de cristaux scintillants.
- C’est ici que Baba Ibis passe le plus clair de ses journées, déclare Hai.
Il se passe une main dans les cheveux puis se tourne vers moi.
- Écoute, quoi qu’il te dise… sache que tu as toujours le choix. À moi, il m’a demandé un prix impossible, mais qui sait, il se montrera peut-être plus clément avec toi.
Il monte des escaliers, cachés derrière un rideau dans un coin de la pièce, et disparaît. Où donc va-t-il ?
Je me retrouve seule dans un lieu inconnu, et l’unique personne que je considère plus ou moins comme un ami vient de m’abandonner à mon sort. Pour un peu, j’en rappellerais Hai – mais ma fierté m’ordonne fermement le contraire.
Je trouve un tabouret et m’y assieds pour attendre Baba Ibis, qui décide de me faire patienter presque deux heures. À ma gauche, une pièce creusée dans un mur s’illumine régulièrement dans un grand bruit d’explosion et de meubles fracassés. Quand il en ressort enfin, il a les mains noires de suie et un regard satisfait – il vient probablement de finir une expérience.
Il ne ressemble pas du tout à ce que je m’imaginais : je me figurais un vieil homme, approchant de la soixantaine, replet et le regard vicieux. Mais il n’en est rien. Baba Ibis est jeune, guère plus de cinq ans de plus que moi, les cheveux longs et soyeux, attachés à l’aide d’un cordon, la silhouette athlétique, les yeux en amande vert brillant. Je remarque qu’il dissimule le bas de son visage sous un masque en tissu sombre, comme un chirurgien cacherait sa bouche.
- Keya, c’est ça ? fait-il en s’essuyant les mains à l’aide d’un chiffon. Tes sœurs m’avaient dit que tu viendrais.
Il me dévisage longuement, depuis mes bottes en cuir de chameau à mon voile violet délavé. Il le désigne d’un geste du menton et ordonne fermement :
- Enlève ça.
- Pardon ?
- Enlève ça. On ne cache pas qui on est ici.
Je me mordille la lèvre pendant quelques instants, aussi hésitante qu’interloquée, puis obéis. Comment est-il au courant que je n’ai pas de cheveux ? Et comment ça, « on ne cache pas qui on est ici » ? J’ai bien l’impression qu’il vient de me traiter de démon – il n’aurait peut-être pas tort, d’ailleurs : d’abord ma famille, puis l’homme agonisant… je commence à croire que je porte vraiment malheur.
- Et, oui, je sais que tu es chauve, enchaîne-t-il. C’est rare, mais pourtant j’ai déjà vu quelqu’un comme toi, il y a bien longtemps…
Son regard se perd dans le lointain, comme s’il se laissait aller à un souvenir plus doux – ou plus dur, à en juger par l’expression qu’il affiche ensuite. Puis l’instant passe.
Baba Ibis chausse de drôles de lunettes qui agrandissent ses yeux jusqu’à leur donner une taille grotesque, puis se penche sur une grenouille morte et lui ouvre le ventre d’un trait net de scalpel – où donc s’est-il procuré une grenouille ? Il n’y en pas à Banhani. Il doit avoir de l’influence pour faire venir des produits de loin – et l’odeur qui monte jusqu’à mes narines noie dans une nausée la réplique que je préparais.
- Tu as une question à me poser, il me semble.
Je hoche la tête.
- Des informations à vous demander, plutôt. Qu’est-ce que vous savez à propos d’une jeune fille nommée Meh, très jolie, vivant dans les quartiers commerçants, et qui a disparu il y a quelques semaines.
Mes paroles, franches et claires, le font sourire sous son masque, je peux le voir à son regard.
- Je sais des tas de choses, mais je ne te dirai pas tout. Sois plus précise.
Je réfléchis intensément. Qui est Meh – au fond, je ne sais pas grand-chose d’elle, je ne suis même pas sûre qu’elle soit cette fille que j’ai aperçue, même s’il y a de grandes chances pour que ce soit le cas –, qui l’a enlevée et pourquoi, sont mes interrogations principales. Mais Meh pourrait sûrement y répondre elle-même, si seulement j’arrivais à la retrouver.
- Où est-elle ?
- Ça, je peux y répondre, assure le jeune homme avant de me jauger à nouveau.
Il appuie son menton au creux de ses mains, lâche son scalpel, attend un long moment, l’air profondément concentré, et déclare.
- Ta rate. C’est tout ce dont j’ai besoin en échange.
- Pardon ?
- Ta rate. C’est un organe. On peut vivre sans. Il me suffirait de t’opérer, l’enlever, et la mettre dans un bocal. Ensuite, tu aurais juste un médicament à prendre pendant deux ou trois jours. Tu pourrais même te reposer dans la chambre de mon locataire, si tu veux. Je suis sûr que ça ne le dérangerait pas.
Son locataire ? Il doit parler de Hai.
Je ne m’y connais pas en anatomie, je ne sais pas à quoi sert la rate et si je peux vifre sans comme Baba Ibis l’affirme. Je ne suis pas certaine qu’une inconnue nommée Meh mérite qu’on m’opère pour elle. Je n’ai aucune raison de faire confiance aux talents de chirurgien de cet homme masqué.
- J’ai parfois réclamé à certains de prendre la vie d’un proche pour accéder à leur requête, lance-t-il, ou bien une partie de leur âme, ou encore une denrée rare qui nécessite de parcourir des millions de kilomètres. À toi, je te demande ta rate, j’offre de te faire l’opération et de te donner des antibiotiques ainsi qu’une pièce pour te reposer, sans frais supplémentaires. À ta place, j’accepterais sans hésiter.
Je considère un instant sa tirade, pesant le pour et le contre. Il n’a pas tort. Hai m’a répété qu’Ibis était dur en affaires, mais il se montre étrangement raisonnable avec moi. Je prends une grande inspiration et lâche d’une traite, pour ne pas me laisser le temps de changer d’avis :
- C’est d’accord. Opérez-moi.
Baba Ibis m’a fait boire un élixir pour que je ressente pas la douleur, mais je reste consciente.
Allongée sur sa table d’opération, éclairée par la lueur blafarde et incertaine de ses lampes à huile et la tunique relevée pour dévoiler mon abdomen, je commence à comprendre ce qu’a pensé la grenouille quand elle se trouvait à ma place. Et comme avec la grenouille, il ouvre mon ventre avec son scalpel. Son anesthésiant semble assez efficace : je ne grimace même pas.
Je ferme les paupières pour ne pas le voir trifouiller mes entrailles, en ressortir ma rate, la placer dans un bocal et me recoudre bien serré, telle une vieille chaussette trop usée. Il s’y connaît ça se sent à la façon dont il se déplace pour chercher un instrument et au goût de l’air autour de nous. Quand il a enfin terminé, il m’ordonne de m’asseoir, m’administre un nouvel élixir, probablement le médicament dont il m’a parlé, et m’indique que l’anesthésiant va cesser son effet d’ici peu et qu’il doit m’emmener dans un endroit où je pourrais me reposer. J’essaie d’acquiescer, mais ma tête est lourde et mes oreilles bourdonnent trop pour que je puisse entendre ce qu’il me raconte ensuite. La douleur, intense et cruelle, éclot soudainement dans mon ventre, se propage dans tout mon corps, si bien que je suis obligée de me plier en deux. Je me sens chuter un avant et percuter le sol carrelé dans un bruit de sourd.
C’est à ce moment-là que je m’évanouis.
Quand j’ouvre à nouveau les yeux, je suis couverte de sueur sous une mince couverture, étendue sur un parquet en pin. Par la minuscule fenêtre qui éclaire la pièce, je peux voir la pleine lune et les étoiles scintillantes malgré les fumées dégagées par la ville. Je panique aussitôt. Quand je me suis endormie, c’était l’aube, ce qui veut dire que j’ai manqué une journée entière de livraisons. Espérons que Ganesh ne m’en veuille pas pour ça…
- Réveillée ? s’enquiert une voix.
Je tourne la tête et dévisage Hai, qui me regarde d’un air nonchalant par-dessus un livre dont je ne parviens pas à déchiffrer le titre – il me faut un moment pour me rappeler ce qu’il fait ici, et pourquoi je suis là, puis tout cela me revient.
- Quelle heure est-il ? je réponds.
- Minuit passée. Ne t’inquiète pas, j’ai dit à Zhi que tu étais malade et elle a convaincu le patron que tu reviendrais demain, et de ne pas te renvoyer. Elle a toujours su s’y prendre, avec lui.
L’énorme poids qui pesait sur ma poitrine disparaît d’un seul coup et je respire mieux.
- Toujours mal ? demande le livreur après une courte pause. (Je hoche la tête) Bois ça. Ce sont tes médicaments.
J’avale frébrilement le contenu vert émeraude du flacon qu’il me tend et me sens immédiatement plus en forme. Ce n’est rien comparé à la douleur d’hier, qui m’a fait tomber les pommes, mais tout me semble brumeux, confus et cotonneux. Grâce à l’élixir, mes pensées s’éclaircissent.
Je me passe une main sur le crâne, réflexe que j’ai puisque je ne peux pas la passer dans mes cheveux, étant chauve, et sursaute en sentant ma peau nue sous mes doigts.
- Où est mon voile ?
Hai rougit légèrement, gêné d’avoir vu ma tête nue – dans cette culture où les cheveux sont sacrés, cela doit sembler extrêment choquant, et probablement répugnant. Si lui paraît mal à l’aise, ce que je ressens est mille fois pire. Je viens de lui prouver que je suis vraiment si particulière, si différente. Que je mérite cette insulte qu’il me crachait autrefois à la figure à chaque fois que nous nous croisions, comme une gorgée d’eau trop aigre qu’on ne peut se résoudre à ravaler.
- Comme tu ne l’avais pas remis après l’opération, je l’ai plié et laissé à côté de ta couverture…
Moins embarrassée que mortifiée, je me redresse, tâtonne pour le trouver, et l’enroule autour de mon crâne aussi vite que je le peux. Il pense sûrement que je suis une abomination, un monstre. Non, pas un monstre : un « démon ». Je me dégoûte. Pourquoi est-ce que je ne suis pas comme les autres ? Ou, à défaut de l’être, pourquoi est-ce que je ne parviens pas à faire semblant et à le cacher ?
- Désolée, je marmonne, sans oser lever le regard vers lui.
Je m’attends à une pique, une phrase dégoûtée, une oeillade méprisante, même si son comportement a changé depuis quelques temps. Mais il se contente de bafouiller :
- Pas besoin de t’excuser. C’est rien.
Cette fois-ci, je le fixe droit dans les yeux, interloquée. J’ouvre la bouche pour ajouter quelque chose, mais tout ce qu’il y a à dire résonne déjà dans le silence.
J’informe Hai que je devrais rentrer chez moi et je descends les escaliers, me retrouvant donc le laboratoire de Baba Ibis.
Il est accoudé à son plan de travail, observant attentivement ce que je suppose être ma rate, c’est-à-dire une forme molle et incolore flottant dans un liquide brunâtre. Je réprime une nausée et lance à brûle-pourpoint :
- J’ai fait ce que vous m’avez demandé. Maintenant, donnez-moi la réponse à ma question.
Il pivote son siège face à moi.
- Où est Meh, c’est bien ça ? (J’acquiesce silencieusement) Elle se trouve sous un entrepôt des quartiers industriels, celui que se situe le plus près du port. Maintenant, déguerpis. Dhule t’accompagnera à travers les portes, pécise-t-il d’un geste du menton vers le garde.
Je le dévisage un instant, étonnée qu’il réponde avec autant de détails, puis je suis Dhule dans les couloirs. Je récupère ma dague dans la salle aux tables de jeu, avant de m’enfuir en direction de chez-moi, dans le gigantesque quartier-bidonville où je vis qu’on appelle Mueang Payok.
Je me rappelle la conversation que Ganesh a surprise entre Hai et moi, celle qui parlait d’enfreindre le règlement. J’ai également raté la journée d’aujourd’hui. Est-ce qu’il compte me punir, demain ?
J’ai mal dans le ventre, mais je ne suis pas sûre que ça ait quelque chose à voir avec mon opération.
Ch
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