Chapitre sept

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Chapitre sept :

Mes yeux me font l’effect d’être collés et je dois fournir un effort remarquable pour les ouvrir. Ma tête tourne tellement que je me félicite d’être allongée sur un sol dur et froid : debout, je risquerais de tomber. Je ne sais pas quel genre de drogue on m’administré, mais elle est diablement efficace.

Je tente de remuer, et mon dos frotte contre la pierre rugueuse. Mes poignets et mes chevilles sont entravés par une corde au nœud tellement serré qu’il m’empêche presque de bouger, je ne suis pas bâillonnée. C’est déjà ça.

- Arrête. Ça ne sert à rien.

La voix qui a parlé est claire et douce, carillonnante, en contraste parfait avec la pièce glacée et plongée dans la pénombre dans laquelle je me trouve. Elle me semble vaguement familière, mais j’ai trop mal au crâne pour tenter de me rappeler où je l’ai entendue.

- Ne bouge pas, ou tu vas rouvrir tes plaies, continue-t-elle.

Effectivement, une douleur lancinante s’est logée dans mon épaule. Comme est-ce que je me suis blessée ? Est-ce que ce sont mes ravisseurs qui m’ont fait ça ?

- On est où ?

C’est la première question qui me vient. Je tente de lever la tête pour regarder autour de moi, mais elle doit être trop lourde, puis que je retombe instantanément. J’arrive malgré tout à distinguer des tonneaux empilés dans un coin, un mur de briques noires, des chaînes en métal qui pendent du plafond et quelques champignons qui poussent dans un coin – une cave rongée par l’humidité et la moisissure. Devant moi, la voix a enfin un visage : chignon défait d’où s’échappent des mèches de cheveux sombres, yeux brillants et cernés, mais pourtant, la fille n’en demeure pas moins belle. Son visage me semble familier, sans que je parvienne pour autant à comprendre pourquoi.

- Je crois qu’on est au sous-sol de chez l’Éléphant, ou dans une sorte de pénitencier abandonné.

- L’Éléphant ?

- Celui qui nous garde prisonnières. Je ne l’ai jamais vu, mais ses hommes en parlent tout le temps. Ils ont l’air d’avoir peur de lui.

L’Éléphant ? Drôle de nom.

- Il ne vient jamais ? Je demande.

Elle secoue la tête..

- Non. Juste ses subordonnés. Parfois, il y a aussi une jeune fille, qui me semble un peu plus haut placée qu’eux. Elle, elle n’a pas peur de l’Éléphant. Elle le vénère, en parle comme d’un dieu.

Je prends une grande inspiration. L’air est tellement gelé qu’il me brûle presque les poumons, mais au moins, il a le mérite de me remettre les idées en place malgré la drogue et les vertiges. Je scrute la fille avec attention, et, enfin, je parviens à me souvenir où je l’ai rencontrée. Je la revois encore me sourire en prenant le paquet, dans la ruelle, il y a un ou deux mois.

- Tu es Meh.

Elle hausse un sourcil parfait, surprise.

- Comment tu le sais ?

- Je t’ai livré un colis, une fois. Quand je suis revenue chez vous quelques jours plus tard, j’ai trouvé un homme agonisant, qui m’a demandé de te retrouver… et m’a dit ton nom… et j’ai cassé un sablier…

Je m’égare. Mon esprit embrouillé me fait divaguer, et je dois me concentrer pour rester éveillée. Le sédatif veut me faire replonger dans son sommeil doux et artificiel.

- Un sablier ? De quoi tu parles ?

- Laisse tomber, je lâche. Parle-moi de l’homme agonisant.

Elle me dévisage attentivement.

- Tu ne vas pas t’endormir, dis ? Ils s’endorment tous, à chaque fois, et ensuite ils disparaissent. Ne me laisse pas…

- Parle-moi de lui, j’ordonne en luttant contre mes paupières qui se ferment malgré moi.

- Ce doit être mon père. On a eu quelques problèmes d’argent, alors il est allé voir un homme… je crois que c’est cet homme, l’Éléphant. Bref, il y est allé, et quand il est revenu, il avait deux sacs de cinq cent mille couronnes. Pendant trois ou quatres semaines, c’était le paradis, et puis… hé, tu m’écoutes ?

Je sens que je m’endors, mais sa voix continue de me parvenir au-delà du voile blanc et cotonneux de la drogue :

- Non… ne me laisse pas. Ne me laisse pas toute seule…

Quand je me réveille, je suis toujours dans la cave humide, mais pendue au plafond par les poignet au moyen de chaînes en métal, et non allongée sur le sol. Mon épaule saigne abondamment, maintenant que je suis attachée dans cette position, et je sens le sang dégouliner le long de mon dos pour s’écraser par terre – plic, ploc, plic, ploc. Meh est toujours là. Elle a réussi à se redresser en position assise et me fixe maintenant avec de grands yeux écarquillés par la terreur.

- Alors, on a fini son petit dodo ?

Je tourne douloureusement la tête dans la direction d’où provient le son, et distingue la silhouette d’un homme, grand, épaules larges, biceps saillants visibles même dans la pénombre. À côté de lui, un autre garde nettoie une lame étincelante avec un chiffon crasseux. Si son compagnon ressemble à une armoire à glace, lui n’est qu’une misérable table basse. Pourtant, malgré sa carrure chétive, son ombre, découpée sur le sol par la lucarne qui éclaire faiblement, me semble immense et grotesque. Lavant le couteau, elle ne semble pas moins menaçante que celle de son collègue. Je fronce les sourcils. L’ombre et le corps du petit garde ne frottent pas leur arme au même rythme. Étrange. Ça doit être la drogue qui me fait tourner la tête.

Je reporte mon attention sur l’armoire à glace. Elle m’adresse un sourire si lent, si sournois, que j’en ai des frissons sur tout le corps.

- Tu es spéciale, Keya, tu le sais ça ?

Je ne réponds pas. Je n’ai rien de spécial, à part peut-être mon crâne lisse, mais je ne vois pas comment il serait au courant, puisque j’ai encore mon voile.

- Enfin, tu es spéciale pour le chef.

- Vous voulez dire l’Éléphant ?

Son sourire s’agrandit et dévoile une dentition plus trouée qu’un gruyère.

- Tu as l’air de le connaître.

Je gigote pour essayer de me libérer, mais cela ne sert à rien.

- Qu’est-ce qu’il me trouve de si spécial, cet Éléphant ? je crache.

- A pas voulu m’en parler. Normal, je suis qu’un garde. En tout cas, il te fait passer le message qu’il voit tout et sait tout. Il a des yeux dans tout la ville. C’est comme ça qu’il a su, pour le sablier.

Je repense aux deux silhouettes sur le toit, qui on regardé vers le bas quand j’ai cassé ce fameux sablier. C’est ça, oui, des yeux dans toute la ville.

- Pourquoi est-ce qu’il me retient prisonnière ? Qu’est-ce qu’il me veut ?

- Il te veut de son côté, affirme l’armoire à glace en déposant une longue de métal sur un feu rougeoyant que je n’avais pas remarqué.

- Pourquoi ?

- Je te l’ai déjà dit. Parce que tu es spéciale.

C’est faux. Je ne suis rien.

- Je ne suis pas spéciale, je rétorque.

- Peut-être, mais ça, c’est pas mon problème. Mon rôle, à moi, c’est de te rallier à la cause.

Quelle cause ? Comment ? Pourquoi ?

- Non merci, je déclare.

De l’autre côté de la cellule, la table basse ricane. Son ombre paraît encore en décalé avec son corps. Pourtant, le brouillard du sédatif s’est dissipé.

- On savait que tu dirais ça, alors on a trouvé un moyen de te faire accepter.

Son regard se tourne vers Meh, recroquevillée dans la pénombre comme si elle voulait fusionner avec le mur et disparaître.

- L’Éléphant avait l’air d’y tenir, mais son bras droit a dit que c’était pas bien grave si on l’abîmait un peu.

Il enfile des gants pour saisir la tige en métal, puis s’adresse sournoisement à son collègue.

- C’est assez chaud, tu crois ?

- Essaye et on verra bien.

C’est là que je comprends tout - et Meh également, je le vois à ses yeux qui s’agrandissent d’effroi et ses mains qui se mettent à trembler.

- Non, implore-t-elle.

- Non, je murmure en écho.

Les deux hommes sourient encore plus large au-dessus de leur instrument de torture blanchi par les flammes.

Les cris de Meh feraient exploser des miroirs.

On me reconduit dans une cellule, isolée cette fois, sans Meh et sans chaînes en métal. Elle est moins sombre, par contre : une fenêtre circulaire située au plafond déverse sur moi une lumière blafarde. Je tente de trouver une position confortable, mais la lueur de la pleine lune qui me dégouline dessus semble si collante que j’ai du mal à bouger. La lumière est collante ? Non. Ce doit encore être la drogue qui me fait divaguer. Je secoue la tête pour me débarrasser du brouillard, mais il s’insinue partout dans mon esprit – combien de temps encore vais-je devoir supporter ses effets ?

J’ai cédé. J’ai accepté la proposition de l’Éléphant. J’ai rejoint leurs rangs pour qu’ils laissent Meh, alors pourquoi est-ce qu’il continuent à me faire moisir dans un cachot ? Et surtout, pourquoi un cachot avec une si grande fenêtre ? Si j’avais la force de grimper contre le mur et de frapper assez fort contre le carreau, je n’aurais plus qu’à courir à toute vitesse loin d’ici. On dirait presque une invitation à s’échapper.

Au cour de la nuit, tandis que la lune laisse peu à peu place au soleil, les ombres changent et se déforment. Il n’y a plus de cellule, plus de fenêtre, mais seulement un noir dense et opaque. Non, rien ne change, ce sont juste mes yeux qui se ferment. Je suis trop fatiguée pour lutter contre le sommeil.

Je suis révillée par un crissement atroce. La lune est de nouveau haute dans le ciel, mais sa lueur est cachée par une silhouette sombre. Je plisse les paupières pour mieux distinguer la scène. Une silhouette sombre, donc, armée d’une scie, qui s’emploie vivement à casser la vitre au-dessus de moi, sans prendre la peine d’être discrète.

Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?

Puis le carreau se brise. Le verre émet un tintement timide, juste avant d’exploser en mille morceaux.

Je tente de protéger ma tête, et par chance, aucun éclat ne m’atteint. Une corde glisse par le trou et s’arrête à quelque centimètres du sol. Au-dessus de moi, à la surface, la silhouette me regarde fixement.

- Bon, tu montes, oui ou non ?

Deux minutes plus tard, j’arpente les rues de Banhani avec une étrange fille qui prétend s’appeler Indra. Son visage est cachée par une immense capuche sombre, mais je peux voir sa bouche dessiner un sourire amusé lorsque je trébuche sur les pavés. Pour ma défense, je ne suis pas au meilleur de ma forme : si mon épaule a arrếté de saigner, ce n’est que depuis quelques heures, et la drogue m’embrume toujours un peu l’esprit. De plus, je ne peux pas me rappeler la dernière voix que j’ai mangé ou bu.

- On va où ? je demande.

Ma langue pèse dans ma bouche, pâteuse, mais ma voix sonne comme du papier de verre.

- Tu verras.

Est-ce que je pourrais m’enfuir ? Dans mon état, sûrement pas. Et puis je ne suis pas sûre que cette fille me veuille du mal. Pourquoi me libérerait-elle, sinon ?

Au bout d’une vingtaine de minutes, nous arrivons devant ce semble être un bar abandonné. Indra pousse la porte théâtralement et me fait signe d’entrer. À l’intérieur sont regroupées en cercle une dizaine de filles, toutes encapuchonnées de noir et assises à même le sol. Je sens le regard méfiant me scruter et me transpercer jusqu’à voir mon âme.

La pièce est sombre, à peine éclairée par des chandeliers disséminés çà et là, et divers objets sont éparpillés sur le sol, tous de formes étranges et variées. Je distingue des chaises retournées sur des tables et des verres étincelants de propreté sur une étagère, ce qui confirme l’hypothèse du bar.

- C’est quoi, ça, je lance, une secte ?

- Enlève ton voile, ordonne Indra sans répondre à ma question.

- Quoi ?

J’ai un petit mouvement de recul.

- Enlève ton voile.

J’hésite. Quelle sera leur réaction, si elles s’aperçoivent que je n’ai pas de cheveux ? Vont-elles me passer à tabac ? Me jeter dehors ?

- Allez, vas-y, enlève ton voile.

Je la dévisage un moment, puis, doucement, je dénoue la bande de tissu délavé enroulé autour de ma tête – j’ai répété ce geste tant de fois, mais cette nuit, il n’a pas le même poids.

Les autres me fixent, fixent mon visage, fixent ma tête nue, fixent mon absence de cheveux qui se voit plus que tout le reste.

Et puis, lentement, timidement, une seule d’abord, puis deux, et enfin toutes les filles assises en tailleur sur le sol, portent les mains à leur capuche et la laissent tomber pour dévoiler leur crâne lisse.

Aussi lisse qu’une coquille d’œuf.

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