Chapitre douze : Souvenir de Zhi

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Chapitre douze : Souvenir de Zhi

Je slalome entre les étals. C’est moi la plus rapide ; plus rapide que Hai, plus rapide que Anoulak, plus rapide que Pyrrha, plus rapide que tout mes collègues. Plus rapide que tous ceux qui sont venus avant et tous ceux qui viendront après. Pas parce que je possède un quelconque talent, non, simplement car j’ai deux motivations : l’argent, et rendre Ganesh fier de moi. Les autres n’en ont qu’une – gagner assez pour survivre.

Ganesh, c’est l’homme au sari rouge doré qui m’a repêchée de la rue, puis recueillie chez lui. Quand je l’ai rencontré, il était endetté, sur la paille, sortant d’une faillite aussi monumentale qu’inexplicable – je ne sais rien de plus, c’est tout juste s’il m’a parlé d’une étrange femme chauve aux particularités variées, et de toute façon, ça ne me regarde pas, même si je suis extrêmement curieuse à ce sujet – et malgré cela, il m’a tout de même sauvée. Et maintenant, grâce à moi, il est devenu bien plus qu’un pauvre type fauché. Il m’a parlé de son projet d’entreprise de livraisons, je l’ai aidé à concrétiser ce qui n’était autrefois qu’une simple idée. Il m’a présentée à des ivrognes, des truands et des voleurs, j’ai transformé sa petite poste tranquille en trafic secret. Il a fait de moi ce que je suis aujourd’hui, il m’a offert ma vie dans un écrin de velours et je l’ai acceptée. Je suis la fillette avec des tresses, la silhouette cachée derrière le vieil homme. Mais ce vieil homme viendra à mourir, et ce jour-là, je serai prête à prendre la relève.

Je me démène toujours pour être sa coursière préférée, son homme de main favori. Pour qu’il me choisisse toujours quoi qu’il arrive, moi et personne d’autre. Parce qu’ici, j’ai appris que je pouvais être quelqu’un, grâce à Ganesh. Grâce à mon protecteur.

Je mémorise le nom de chaque garde, chaque livreur, chaque avenue. Chaque commerce, chaque marchand, chaque rue, je connais tout par cœur, que ce soit la ville ou ses habitants. Oh, bien sûr, il y a bien un ou deux crève-la-faim qui moisissent dont je ne me soucie pas, mais je sais tout ce qu’il y a à savoir sur chaque personne et chaque lieu important. Je pourrais réciter le prénom des enfants, du conjoint et des parents de chaque employé. Je suis la meilleure, la première de la classe, et aucun Bao précieux ne pourra m’enlever ça. Plus maintenant.

Notre trafic est bien rôdé : un prêt, trois mois pour rembourser. En cas de retard, trois sabliers en forme d’éléphant en guise d’avertissement, à trois jours d’intervalle chacun, déposés sur le pas de la porte. Et après le dernier, un massacre, mais personne ne s’en rend jamais compte, puisque nos emprunteurs ne sont rien – des carcasses vides et affamées sans aucun proche. Ou alors, il nous suffit de les faire disparaître, eux aussi.

La Salle aux Sabliers, comme nous l’appelons, se trouve derrière une porte dérobée, elle-même cachée par une étagère. C’est là qu’on entrepose l’argent à prêter, ou celui volé après l’assassinat d’un emprunteur. C’est là aussi que se réunit notre petite équipe de prêteurs sur gages : le voleur, le tueur, le secrétaire, Ganesh, et moi.

Oui, notre trafic est bien rôdé, tellement bien rôdé que nous n’avons bientôt plus besoins de livrer des paquets inoffensifs, et nous concentrons uniquement sur les sabliers – évidemment, les coursiers n’en savent rien.

Je suis la plus rapide, la préférée de Ganesh, la meilleure, la première de la classe, et rien ni personne ne pourra me reprendre ça. Parce que c’est à moi.

Je fume tranquillement au fond du hangar, m’attardant après les dernières livraisons de la journée, quand j’entends le bruit caractéristique de l’étagère qui coulisse sur le sol. Je sursaute et tâte la poche de ma tunique pour y sentir la bosse réconfortante de ma dague. Qui peut bien pénétrer dans la pièce secrète, à cette heure ? Je crispe les doigts autour du manche pour les empêcher de trembler. Je serais prête à tueur quiconque découvrira nos manigances, mettant en péril nos vies et nos secrets.

Mais je n’en ai pas besoin : ce ne sont pas des cambrioleurs, mais Ganesh et Pyrrha, ma collègue de livraison. Mon protecteur m’avait dit qu’on pourrait recompter l’argent ensemble, mais je pensais qu’il avait oublié. Visiblement, non. Il avait juste prévu de le faire avec quelqu’un d’autre, au final.

- Je vais y aller avec Pyrrha, ce soir, déclare froidement Ganesh en réponse à mon regard interrogateur.

Je baisse les yeux et me mords les lèvres pour refouler les larmes qui me montent aux yeux.

- D’accord.

Je regarde l’ombre de Pyrrha s’effaccer et se fondre dans celle de la Salle aux Sabliers.

J’écrase ma cigarette sur le sol et me laisse glisser le long du mur. Pourquoi elle et pas moi ? Une larme se fraie un chemin entre mes cils et s’écrase sur le col de ma tunique. Pourquoi elle et pas moi ? J’ai appris le nom de chaque garde, chaque boutique, chaque rue, jusqu’à la couleur de chaque brique et de chaque pierre. Je cours plus vite que tous les livreurs réunis, je détiens tous les records et je gère le trafic d’une main de maître, peut-être même mieux que Ganesh lui-même, alors pourquoi elle et pas moi ? Il est où, il est quand, le pas de travers qui m’a fait perdre sa confiance ?

Depuis la cale, les filles assoiffées, le masque de chat et la marche dans le désert, depuis que Ganesh m’a trouvée, je n’ai plus jamais eu ni faim, ni soif, ni peur. Pour lui, mon presque-père, tout m’est supportable, même la chaleur moite et étouffante de Banhani, même les grands airs de Anoulak, même la mauvaise humeur de Hai. Même les hommes qui sifflent quand je passe devant eux dans la rue, ceux qui me rappellent la nuit de mon arrivée ici. Pourtant, ici, dissimulée dans la pénombre de hangar, je me sens terrorrisée à l’idée de perdre ma place au profit de quelqu’un d’autre. Comme chez moi ; lorsque je craignais qu’on ne m’autorise plus à manger, avant que cela n’arrive.

Le pire, dans tout ça, c’est que j’aurais dû m’en douter. Depuis quelques jours, je voyais bien qu’il s’intéressait à Pyrrha et qu’elle était plus rapide que d’habitude. J’aurais dû savoir qu’il voudrait la rallier au trafic.

Je me rappelle le trajet en bateau le long du fleuve Shuiliu, il y a déjà plusieurs années, la soif qui m’habitait et l’instinc animal qui m’a saisie lorsqu’on nous a enfin apporté de l’eau. Je me souviens de la sensation, qui est encore marquée au fer rouge dans ma peau.

Mon corps se rappelle et se souvient, il se cache derrière une étagère, il attend que Ganesh soit sorti avec Pyrrha, puis il attrape la fille par le poignet et plaque une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Il sort la dague de ma poche et regarde la lame s’enfoncer dans la chair tendre de Pyrrha, de son ennemie, de celle qui a faillit prendre sa place. Encore. Et encore. Et encore, et encore, et encore, et encore, jusqu’à ce que la jeune fille ne soit plus qu’un tas de chairs nues et baignées de sang. Puis il recule dans l’ombre.

Je retire la dague de sa poitrine et l’essuie son mon pantalon.

J’ai trop cédé ce qui m’appartenait à des petits Bao en sucre filé. Maintenant, je refuse.

Je suis la plus rapide, la préférée de Ganesh, la meilleure, la première de la classe, et rien ni personne ne pourra me reprendre ça.

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