2. Se réfugier dans le passé 

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Mon esprit vagabonde et se réfugie alors dans le passé, treize années auparavant, ce fameux 15 juin 2009, lorsque nos deux âmes se sont rencontrées.

Tout juste dix-sept ans pour moi et nous ne nous sommes plus jamais quittés. J'ai immédiatement été séduite par ce garçon brillant et séduisant. Un ami commun avait décidé d'endosser le rôle d'entremetteur pour nous présenter. Je m'en souviens encore comme si c'était hier. Mon esprit quitte cette chambre d'hôpital maudite prête à revivre cet instant magique.

Joël s'avance vers moi à la sortie du lycée, flanqué d'un séduisant jeune homme. Quelque peu gênée par la présence de ce bel inconnu et après les échanges de présentation conventionnels, mon regard croise le sien. Grand, brun, peau mate, aux grains de beauté multiples, les yeux marrons, arborant un sourire timide mais sincère, des dents blanches alignées et une silhouette athlétique. Je devine sans difficulté que le sport a une place importante dans sa vie. Je rougis lorsque mes yeux s'attardent sur ses bras musclés et rejoignent les siens.

Démasquée.

Alexandre s'approche de moi et me tend une joue pour me faire la bise. Prise de court, mais je dois l'avouer déjà sous le charme, je me laisse faire. Nos joues se frôlent, un courant électrique parcourt instantanément la totalité de mon corps. Je sens son parfum de musc poivré légèrement sucré. Mon cœur s'affole dans ma poitrine, mes joues s'empourprent. Les mots me manquent, je reste bêtement muette et honteuse. Même pas fichue de me présenter sans l'intervention de Joël. Heureusement, Alexandre est plus loquace et nous commençons à discuter. Je découvre alors Alexandre Martin, dix-neuf ans, passionné d'histoire. À l'université en première année de licence en histoire de l'art à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il ambitionne de poursuivre vers un master de l'art et archéologie, puis un doctorat. Je n'ai encore jamais rencontré un garçon susceptible de s'intéresser à l'histoire. J'étais impressionnée.

Je rêve avec lui de sa passion, partant à travers ses mots sur des terrains inconnus pour découvrir des vestiges empreints de mystère à déchiffrer. Il me parle d'archéologie et des arts grecs ainsi que de l'art romain, sans que plus rien n'existe autour de nous. Nous faisons connaissance, et discutons, perdant toute notion du temps.

Alexandre habite à Sceaux dans un bel environnement. Une petite ville à taille humaine bourrée de charme avec ses ruelles en pavés dans le centre piétonnier. Ses petits immeubles de style XIXème siècle, proche de l'Eglise Saint-Jean-Baptiste datant du XIII ème siècle. Il me décrit ce lieu avec une précision fine, animé de passion pour le domaine départemental de plus de 180 hectares, non loin du centre ville, garni de monuments, de bassins et de bosquets. Il m'explique, entre autre, comment Jean-Baptiste Colbert, devenu le propriétaire du célèbre château qu'il abrite, construit en 1597, a créé le vaste et célèbre domaine qui fait la renommée de la ville aujourd'hui. Je bois ses paroles, et voyage à travers ses mots, sans quitter son regard.

« C'est vraiment une expérience émouvante d'observer la vue sur les bois, les jardins à la française et les vallons de la Bièvre depuis la terrasse du château » confie-t-il, en poursuivant : « Nous pourrions y aller un jour si tu veux » comme si nous nous connaissions de longue date et qu'il était évident que nous allions nous revoir.

Mon cœur fait un bond en entendant cette invitation cachée. Ce garçon s'intéresse à moi. Je suis très honorée et excitée à l'idée de le revoir. Je lui partage à mon tour mon rêve de devenir infirmière et de m'engager dans le service public. Il me fait part de son admiration sur ce choix de métier, côtoyant souffrance, maladie et mort, possible que par vocation. Je me sens pourtant toute petite face à ses propres ambitions. Je lui parle également de mon goût pour la photographie et de mes rêves de voyage. Je lui raconte mes origines maternelles, mes parents et grands parents portugais, cette culture comme ancrage profond. Nous parlons pendant des heures devant le lycée jusqu'à ce qu'il me raccompagne chez mes parents avec sa Renault Clio II. Du haut de mes dix-sept ans, être raccompagnée en voiture rajoute une certaine magie à cette rencontre inattendue, rendant Alexandre encore un peu plus séduisant. Branché sur la radio NRJ, la chanteuse Cœur de pirate entonne sa chanson du moment dans l'habitacle.

Je me souviens de ce moment précis où heureux d'entendre ces paroles, nous étions restés silencieux quelques instants. « Et on se prend la main, comme des enfants, le bonheur aux lèvres, un peu naïvement, et on marche ensemble d'un pas décidé... il m'aime encore, et toi tu m'aimes un peu plus fort... ». Il est souvent des chansons qui arrivent pile au bon moment.

Mon palpitant s'affole immédiatement. Son regard plonge dans le mien, d'une telle intensité. Il dit vouloir me revoir. L'invitation est claire et directe. Du grand Alexandre ! Je ressens instantanément des papillons dans le ventre et mes mains devenir moites, comme dans un rêve. Jamais je n'ai eu autant de frissons dans mon corps en si peu de temps. Une vague de chaleur envahit mon ventre et s'engouffre dans mon cœur. Je souris bêtement. Je sais à cet instant précis qu'il sera l'homme de ma vie. Évidemment, je veux le revoir aussi, je n'ai d'ailleurs plus envie de le quitter. Assise du côté passager dans sa voiture, je veux que cet instant dure toujours.

Des années plus tard, les battements de mon cœur frappent encore fort contre ma poitrine rien que d'y repenser. Comme s'il pouvait lire en moi, Alexandre s'est penché pour se rapprocher de mon visage. Je ressens encore mes oreilles siffler manquant de m'évanouir. Nos lèvres s'étaient rencontrées pour la première fois provoquant un feu d'artifice émotionnel.

Une voix lointaine me sort malgré moi de ma rêverie. La voix préoccupée d'Alexandre qui m'appelle et s'inquiète de mon silence. Les larmes se mettent silencieusement à couler le long de mon visage lorsque je comprends où je suis. L'hôpital. 2022. J'ai envie de hurler.

« Je repensais à notre rencontre au lycée...

- (silence)

- c'était magique... Qui aurait imaginé qu'on en soit là aujourd'hui ?

- (silence)

- Pour le meilleur et pour le pire tu te souviens ? Je suis là. C'est une étape dont on se serait passé c'est évident, mais je suis là ». Sa main presse la mienne en signe d'encouragement.

Malgré ses mots de soutien, je me retiens de lui répondre de me laisser dans mon rêve. Dans « nos » rêves, nos projets de vie à deux, à trois. Je reste sans voix, dans le même mutisme du début de notre rencontre. Sujet sur lequel Alexandre me taquinait maintes fois et qui nous faisait beaucoup rire. Cette fois ce n'est hélas pas un mutisme d'intimidation, mais de sidération. Difficile d'intégrer cette réalité. J'aimerais qu'il s'agisse d'une mauvaise farce ou d'une erreur médicale.

La perpective de quitter ce monde, de rendre Alexandre veuf et mon fils orphelin de mère me provoque un accès de panique incontrôlable. J'entends déjà les voix autour de moi me dire que tout ira bien, qu'il ne faut pas perdre espoir et qu'il faut se battre.

Foutaise.

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