Première manche

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Le lendemain à dix heures, je m’assis devant mon ordi, tout fébrile. J’avais une règle : jamais de Tumblr en dehors de la fac, pour éviter de passer des journées entières à trainer sur le réseau. Je ne m’autorisais des pauses que le matin en arrivant, au moment où je buvais mon café, puis à midi, et le soir à dix-huit heures, juste après manger. Bon, la dernière fois, j’avais un peu dépassé.

Je n’avais pas prévu de revenir sur ce profil, et je ne l’avais pas enregistré dans mes favoris. Mais les yeux noirs du type m’avaient hanté toute la nuit, et j’avais rêvé de son histoire de pal, l’imaginant en train de tailler méthodiquement son pieu en santal, de préparer son bouillon de poulet — dont il m’avait d’ailleurs donné la recette. J’étais impatient d’en savoir plus, de lui parler à nouveau. Mes doigts tremblaient presque alors que je tapais le nom « densetsu no koroshiya » dans la barre de recherche.

Il avait posté une nouvelle image : un serpent, noir et luisant, qui s’enroulait sur un crâne humain. Et une réponse à ma question de la veille.

Anonyme asks : Ton profil indique « killer for hire ». Tu prends des contrats de particulier ?

Je m’attendais évidemment à un non. Ce serait logique, car une telle demande aurait pu casser le jeu, briser l’illusion. Aussi, sa réponse me surprit :

Parfois. Ça dépend s’ils sont intéressants ou non.

Anonyme asks : Comment on fait pour t’embaucher ?

Tu proposes, et je dis oui ou non. Si c’est oui, il faudra me faire un mandat cash. Tout est détaillé sur ma première page.

Tiens donc ! Je remontai les archives pour trouver ses premiers posts. Effectivement, il avait posté la photo d’un papier, sur lequel il avait griffonné un numéro de destinataire et un nom en alphabet latin : Lee Intyin. Son écriture, sa façon de tracer les chiffres notamment, était celle d’un type né dans un environnement sinogrammique. Le mec était donc un brouteur, un Chinois un peu malin qui avait mis en place un petit piège à gogos.

Anonyme asks : Et qu’est-ce qui me prouve que tu vas bien effectuer la mission ?

Je l’aurais déjà effectuée. J’envoie toujours une preuve au commanditaire. À la réception, il me paye.

Anonyme asks : Ok mais dans ce cas-là, comment tu peux être sûr, toi, d’être payé ?

Je suis *toujours* payé.

Il avait tapé le toujours en italiques.

Un agréable frisson me descendit le long de la colonne vertébrale. Bien sûr. S’il avait l’adresse du commanditaire... ledit commanditaire, dans le monde qu’il me décrivait, aurait trop peur de devoir payer sa dette de sa vie. Je décidai donc de lui envoyer un message en utilisant les doubles parenthèses utilisées dans le JDR tumblerien pour les interactions « out of character ». Si c’était un brouteur, il ne saurait pas les utiliser.

Anonyme asks : ((T’es vraiment fort. L’immersion est totale !))

Tu es le mec d’hier.

Anonyme asks : Oui ! Et je songe à t’embaucher.

Je doute que tu aies assez d’argent. Mes services sont très chers, car ils sont spéciaux.

Il n’allait pas me dire autre chose : c’était une façon élégante de me garder à distance et rester dans son personnage. Il se méfiait.

Anonyme asks : Ça, j’ai bien compris !

Reste en dehors de ce milieu. Tu m’as l’air d’un bon gars.

Anonyme asks : Toi aussi !

Moi, je suis déjà pourri. Toi, reste comme tu es. Et arrête de t’intéresser à ces sujets-là.

Anonyme asks : Je crois surtout que t’es un brouteur. Un mec qui arnaque des gogos sur internet. Tu n’as pas utilisé les double-parenthèses pour me parler en dehors de ton personnage, ce qui montre que tu es un nouveau dans le monde du JDR sur Tumblr.

Pas de réponse. Soit il était parti, soit je l’avais effectivement démasqué. Je n’étais pas peu fier d’avoir réussi à fermer son clapet à ce mec froid et hautain qui brillait comme un astre luciférien dans la communauté des fans de gore sur la plateforme. Avant moi, personne n’avait réussi : au pire, il envoyait chier les internautes un peu trop intrusifs par une réplique minimaliste et aussi incisive qu’une lame de rasoir, qui faisait mouche à chaque fois et renvoyait l’inopportun dans les tréfonds du net. Ça faisait partie du jeu, et la radicalité de ses réponses était aussi ce qui attirait les ados paumés fascinés par la douleur métallique de la méchanceté gratuite, le sang et le crime. La plupart des utilisateurs qui trainaient dans ce coin noir d’internet le craignaient. J’avais fait partie de ces gens-là : après tout, il m’avait fallu des semaines avant d’oser lui parler. Mais le type n’était qu’un brouteur, ou, encore pire, un mauvais joueur, qui ne connaissait pas les codes. Et en le démasquant, je lui avais fait perdre toute sa crédibilité : comme je n’avais de compte, il était obligé de me répondre en public, ou pas du tout. J’avais gagné. Moi, un obscur anonyme qui ne possédait même pas de profil sur la plateforme.

Je fermai mon macbook, et descendis me griller une clope dans la zone fumeuse du campus de Mita. L’air me parut moins lourd que d’habitude, le ciel, plus lumineux.

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