Renoncer

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— On ne te voit plus, observa Namihira après la dernière commande de bière de la soirée. Tu n’étais pas à la dernière nomikai...

Tous les autres étaient repartis. Il avait attendu ce moment pour me coincer. Que répondre ? C’était vrai. Je ne sortais plus de chez moi. Ma vraie vie, maintenant, se déroulait sur internet, dans cet espace particulier qu’était Tumblr. Je n’avais accepté cette soirée entre étudiants que parce qu’on m’avait coincé à la fac, sans aucune échappatoire.

Mais Namihira était mon senpai. Je savais qu’il allait rendre des comptes à mon directeur de thèse — c’était probablement lui, d’ailleurs, qui l’avait envoyé. J’étais donc obligé de répondre quelque chose. Même n’importe quoi.

— Je... je suis occupé en ce moment.

— Sur ta thèse ? Ça avance ?

La question fatidique. J’avais raison : c’était bien Suzuki qui l’avait envoyé.

— La thèse... je t’avouerai que ça n’avance pas trop.

— Mais il faut soutenir. Si tu te dépêches, tu pourras le faire en septembre prochain.

Six mois pour écrire une thèse en japonais, à partir de rien ? Cela me paraissait difficile. Non : impossible.

Namihira perçut mon désarroi. Il se tourna de façon à occulter la lumière des gros néons du hall de la fac, comme s’il voulait instaurer une ambiance plus intimiste, propice aux confidences.

— Sensei s’inquiète pour toi, tu sais... Nous nous inquiétons tous, à vrai dire.

Je baissai le nez, vaincu. J’avais l’impression que Namihira pouvait lire en moi comme dans un livre, qu’il avait percé mon secret inavouable à jour.

J’entretiens une relation virtuelle avec un inconnu sur internet. Inconnu qui est très probablement un tueur à gages de la mafia chinoise.

— Je...

Namihira se pencha en avant. À contre-jour, ses yeux étaient quasi-invisibles derrière le verre épais de ses binocles rondes.

— Y a-t-il quelque chose que tu voudrais me dire ? Cela restera entre nous.

Il fallait que je lui donne quelque chose. Je n’avais plus le choix.

— Je suis accro à internet, avouai-je alors.

Namihira garda une expression impassible.

— Pari en ligne ? Ou... autre chose ?

— Jeu de rôle en ligne.

Il hocha la tête.

— Mhm.

L’année précédente, un étudiant de master était devenu accro aux idols, ces chanteuses adolescentes qui font payer aux fans les plus assidus des rendez-vous privés, fortement monnayés. Il avait complètement décroché de la fac et avait fini par être renvoyé dans sa région natale complètement dépressif, et avec une dette de près d’un million de yens. Voilà sans doute ce que Suzuki craignait pour moi.

— C’est pas ce que tu crois, lâchai-je d’une voix sourde. Rien de... sexuel.

Non, bien sûr. Si ce n’est qu’hier soir encore, j’avais longuement confié à Intyin mes problèmes avec le sexe opposé, et mon attirance non assumée pour les bad boys bronzés et décolorés qui tiraient les chars la nuit à la fête de Gion de Narita. Depuis que je le connaissais, j’avais même découvert dans quel spectre je me situais : j’étais Intyin-sexuel, c’est-à-dire uniquement attiré sexuellement par des mecs ressemblant de près ou de loin à mon mystérieux correspondant. Half, étudiant médiocre, et pas foutu d’avoir une orientation sexuelle « normale ». Si j’avais été simplement gay, cela aurait été plus simple. Mais avant cette rencontre virtuelle, je n’avais jamais été intéressé par personne.

Namihira balaya mes excuses d’un geste de la main.

— Tu fais ce que tu veux, tu es adulte... tant que cela ne te coûte pas d’argent et ne bazarde pas tes études, tu fais ce que tu veux. Chacun ses hobbies.

Les hobbies : la part essentielle de la composante identitaire d’un individu au Japon. Tout le monde avait son ou ses hobbies, son jardin secret. Je n’allais pas être jugé sur ça, mais seulement sur le coût social que ce hobby pouvait avoir.

— Je vais me reprendre, promis-je. Je vais avancer dans ma thèse. Je suis allé sur le terrain le mois dernier justement.

— J’espère bien... !

Namihira se leva, et alla payer notre dîner.

*

Kaoru asks : Je crois que je suis attiré par toi.

— En quoi est-ce un problème ?

Kaoru asks : Ce n’est pas réel.

— Si. Ça l’est.

Kaoru asks : J’avais déjà peu de vie sociale avant, maintenant, avec ce foutu jeu, c’est encore pire.

— Ce n’est pas un jeu, Kaoru. Je te l’ai déjà dit.

Pas un jeu. Non. C’était facile à dire pour lui.

Intyin asks : Avant de te connaître, je ne parlais à personne non plus.

— Pourquoi ? Je veux dire... T’es tellement beau gosse, et tout. Tu dois trouver facilement.

J’avais tendu cette grosse perche pour forcer Intyin à me parler de sa vie sexuelle, et, surtout, de son orientation. Mais il ne mordit pas à l’hameçon.

Intyin asks : On ne peut pas faire ce métier si on commence à développer des sentiments.

— Des sentiments ? Comment ça ?

Intyin asks : Je t’ai dit que je commençais à me poser des questions dernièrement.

— Mais de quels sentiments tu parles ? Amoureux ?

Comme il ne répondait pas, je lui envoyai une autre question directement sur son profil.

Kaoru asks : Quels sentiments, Intyin ?

J’attendis, mais je n’eus aucune réponse. Intyin avait dû partir : peut-être qu’on l’avait appelé quelque part, qu’un « collègue » était passé. Il y avait encore plein de choses que j’ignorais sur sa vie. Ce qu’il faisait chaque jour, où il habitait, avec qui il trainait. Il me délivrait les infos au compte-gouttes. Ce qui était sans doute normal, au vu de son activité professionnelle...

Je tentai de m’occuper l’esprit en étendant mon linge — que j’avais laissé moisir dans la machine — ou en rangeant quelques affaires. Mais je n’arrivais pas à passer à autre chose. Évidemment, impossible d’ouvrir le dossier « thèse ».

Intyin ne me répondit pas. Je ne sus jamais de quels sentiments il parlait. La question ne lui plaisait pas.

*

— Alors ? C’est quand que tu rentres ? Le réacteur continue à fumer !

J’évitais ces appels skype avec soin depuis des semaines. À tel point que ma grand-mère avait fini par m’appeler directement sur mon portable — fait rarissime.

— J’ai du boulot, mamie.

— Ne reste pas là, Kaoru. À la télé, ils disent que c’est vraiment grave.

— Mais je peux pas quitter Tokyo... et les avions sont trop chers.

— Je te le paye.

La perspective me parut vertigineuse. Quitter Tokyo, la ville dans laquelle respirait Intyin... est-ce que j’allais continuer à lui parler en rentrant en France ? Pour moi, il était devenu comme l’incarnation même de cette ville. Pire : un fantôme qui allait perdre tout son pouvoir une fois que mon mac serait branché sur une prise au voltage différent.

Mais quand ma grand-mère avait une idée dans la pigne... J’avais à peine raccroché qu’elle m’envoyait un mail, avec le billet en pièce jointe.

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